Abjad Howse – à Montréal, ce collectif est connu pour ses soirées de jeux, de comédie de stand-up et ses événements en arabe. Derrière ce nom-puzzle se cache une communauté d’artistes arabophones, mais aussi des amis réunis par leur amour de l’être humain.
Parmi eux, il y a la clown, dramathérapeute, artiste et humoriste Sandy El Bitar. Nous profitons du fait qu’elle se trouve actuellement en visite au Liban pour la rencontrer dans sa ville natale, Beyrouth. Voici le portrait d’une artiste engagée qui, chaque jour, milite en faveur de l’équité.
Il est 17 h 30, la nuit est tombée aussi vite que la pluie sur la capitale libanaise. Sandy nous attend au sous-sol d’un bar-café huppé de Mar Mikhael, un quartier de Beyrouth qui a été défiguré par l’explosion du 4 août 2020. L’atmosphère tamisée, les murs colorés, les sofas et le piano correspondent à merveille à la nature de cette artiste touche-à-tout, curieuse, altruiste.« J’aime me présenter comme une bonne partenaire de jeu », dit-elle d’un ton taquin. Sur le point de terminer sa maîtrise en dramathérapie, elle virevolte entre les projets et les créations. « J’ai trop de passions », affirme-t-elle, souriante, les yeux curieux.
Plusieurs de ces passions sont nées ici, au Liban, où elle a étudié le théâtre. Sandy a à peine 18 ans quand elle devient l’un des six clown doctors (clowns thérapeutiques) du pays à travailler dans des hôpitaux de Beyrouth, en 2008. « Cela m’a façonnée et a beaucoup influencé mes décisions par la suite », explique-t-elle. « Je n’étais pas là juste pour donner une performance, mais aussi pour aider. Oui, ils sont malades, mais ils sont toujours humains et ils peuvent jouer ! » ajoute Sandy, qui a égayé le quotidien de nombreuses personnes hospitalisées.
Une histoire d’immigration
Un an plus tard, en 2010, Sandy arrive au Canada avec sa famille, qui fuit le contexte sociopolitique du Liban. « Je sais que c’est pire maintenant, mais à l’époque, on estimait qu’on ne pouvait pas avoir de sécurité financière. J’avais 12 ans quand j’ai commencé à entendre mes parents parler d’immigration. On y est arrivés après mes 19 ans », poursuit l’artiste. Son père étant décédé avant le départ, elle part avec sa mère, ses deux sœurs et son frère pour rejoindre sa famille maternelle. « Je pense que ma mère voulait surtout nous donner de meilleures chances dans ce monde », confie-t-elle.Comment a-t-elle vécu son intégration au Québec ? Sandy s’esclaffe en cachant son visage derrière ses mains pour signifier à quel point ç’a été difficile. « Les deux premières années, une partie de moi est morte », déclare la thérapeute.
En plus de la perte d’identité, de la difficulté de se faire des amis, de la barrière de la langue et des valeurs d’une famille qui la presse de poursuivre ses études, elle apprend que ses « expériences au Liban ne valent rien », lentre autres parce que les quivalences professionnelles n’étant pas reconnues. Pour celle qui était si fière de son travail à l'hôpital, le choc est immense.« Je suis une femme libanaise issue d’une minorité religieuse et je travaille en humour », résume-t-elle pour expliquer ses difficultés. Au fil de cette perte de repères, Sandy est allée jusqu’à gommer son accent libanais en anglais. « Je parlais comme les gens d’Ottawa ! Mais plus tard, en arrivant à Montréal, je me suis dit que je parlerais avec mon accent et mes mots arabes », se remémore-t-elle avec fierté.
Touche-à-tout
C’est ainsi qu’à l’aube de la vingtaine, Sandy s’installe à Aylmer, un secteur de la ville de Gatineau. Après une première expérience d’emploi en sol canadien au Tim Hortons du coin, elle enchaîne les boulots et les passe-temps. « J’ai fait de la réparation de bijoux, du travail du bois, de la coiffure, de la peinture sur toile et sur vêtement, etc. » énumère cette touche-à-tout. Tout pour mettre ses mains, son corps et sa créativité à contribution.Nostalgique de son travail dans les hôpitaux, elle se joint à un établissement de soins de longue durée et à une résidence pour personnes âgées. En prenant soin des résidents, dont plusieurs sont en soins palliatifs, elle découvre un univers brut, décomplexé. « J’ai adoré montrer à ces personnes que, même si elles sont proches de la mort, elles peuvent avoir de bons moments », rapporte-t-elle de cette expérience, qui lui a inspiré un numéro de stand-up sur la fin de vie. Elle s'implique ensuite auprès de L’Abri d’espoir, un refuge pour femmes itinérantes de Montréal, jusqu’en 2019.
Parallèlement aux emplois qu’elle occupe, Sandy entreprend un programme de techniques de services de loisirs au Collège algonquin, à Ottawa, puis elle étudie la psychologie à l’Université d’Ottawa. Aujourd’hui, l’artiste se dédie énormément à la communauté. Elle est membre d’Abjad Howse, avec qui elle anime des soirées et présente des numéros de stand-up, en plus de faire de la création de contenu et du graphisme. Le collectif est né il y a trois ans, en 2019. « Nous étions seuls, sans nos familles près de nous. Nous avions besoin d’un moment, d’un espace pour nous exprimer et pratiquer notre art. Nous nous réunissions une fois par semaine, et les idées sont venues », se souvient-elle. Tout simplement, comme si le collectif avait toujours existé.
La thérapie partout
Maintenant, il ne lui reste qu’à remettre son travail de recherche pour achever sa maîtrise en dramathérapie à l’Université Concordia. Au printemps 2022, elle rentrera du Liban, où elle a passé plusieurs mois. Elle prévoit poursuivre ses activités auprès de la communauté dans un petit espace du vieux port de Montréal. « Je compte aussi pratiquer la thérapie dans ce lieu. Il y aura de quoi explorer différents médiums : le papier, des objets, bouger, créer », poursuit l’artiste.
Spécialisée en dramathérapie, Sandy utilise le théâtre, le corps et le jeu pour soigner les esprits : « Grâce au jeu, les mécanismes de défense glissent et s’effacent. On peut aller plus loin sans provoquer de traumatismes. » Au-delà de sa pratique, elle a consacré sa thèse à l’humour dans la thérapie : « Je pense que l’humour a le pouvoir de favoriser la résilience et de rendre plus créatif. » Une approche qu’elle applique aussi à elle-même dans ses numéros de stand-up.Ce parcours n’a pas été sans embûche. « Je suis traumatisée ! » affirme-t-elle sans détour. Issue d’une famille « très conservatrice », Sandy a dû se construire dans un environnement où elle était muselée. C’est la thérapie et l’humour qui lui ont permis d’en guérir. Seulement, elle n’a d’autre choix que de cacher cette partie d’elle à sa famille : « Elle me renierait si elle découvrait certains aspects de moi. C’est être moi-même ou perdre ma famille », explique l’artiste. « Quand vas-tu arrêter de faire la clown et commencer ta vraie vie ? », lui demande-t-on sans cesse.
Un long combat
Ce séjour au Liban est l’occasion de renouer avec ses proches et son pays d’origine, après une dizaine d’années d’absence, mais aussi de mettre ses expériences en perspective. L’artiste continue de naviguer dans des milieux inégalitaires, à commencer par celui de l’humour. Elle décrit en détail le préjugé tenace selon lequel « la femme n’est pas drôle ». S’il y a davantage de femmes dans le milieu de l’humour au Québec, Sandy estime qu’elles sont moins d’une dizaine au Liban. Au cours de ses études là-bas, les remarques inappropriées ont été nombreuses.
Au-delà de l’humour, elle décrit plusieurs aspects de sa vie comme relevant de la lutte. « Je ne veux pas dire que je me bats chaque jour, mais il est vrai que je dois parler plus fort pour réussir. C’est un long combat », déclare Sandy en évoquant l’adversité qui est liée à son expérience de femme, ici comme ailleurs : les attouchements à l’université, la sexualisation, les prises de parole masculines intermittentes et la sous-représentation des femmes dans les médias.Se gardant de comparer ce qui n’est pas comparable, elle estime néanmoins qu’au Liban, la société est plus inégalitaire pour les femmes. « Être une femme, accepter son corps et sa sexualité, c’est difficile. Il y a beaucoup de peur, de harcèlement, et peu de soutien offert aux victimes de ces comportements », regrette l’artiste.« À Montréal, le fait d’être une femme ne m’oblige pas à lutter autant. Mais les inégalités, les stéréotypes sexistes et les micro-agressions demeurent. Quand je réagis intensément à quelque chose, on me dit que ce sont les hormones », donne-t-elle comme exemple, avec beaucoup de nuance cependant, car les systèmes sont très différents. Elle croit qu’il s’agit d'un problème de société. « Beaucoup de place leur est accordée », dit-elle des hommes. « Ce que font les femmes est peu représenté, et on se contente de parler de leur apparence, de leur régime ou de leur physique, alors qu’il y a tant à dire ! » Elle souhaite qu’on puisse montrer davantage ce que font les femmes, mais aussi leur offrir plus de soutien. « Il faudrait créer plus d’équité avant de parler d’égalité », affirme-t-elle.
L’ironie de la vie
Alors que la conversation se poursuit dans ce petit café, les propos de Sandy prennent vie comme par magie. À quelques minutes d’intervalle, deux hommes se permettent d’envahir notre conversation, chacun interrompant la discussion avec politesse pour « ajouter quelque chose ». Ils poursuivent leur monologue et retournent à leurs occupations sans saisir la teneur de notre échange.
Quelques jours plus tard, Sandy me fait part de ses impressions par message vocal : « L’ironie de la vie. Y3ani [je veux dire], on a eu un exemple concret de la place que prennent les hommes. Ils ne savaient pas de quoi on parlait, mais ils se croyaient en droit de partager leurs expériences. L’un d’eux, affirmant soutenir la cause, l’a fait d’une manière qui prend de la place. J’ai trouvé ça tellement drôle ! » Ce soir-là, ces interventions semblaient tout droit sorties d’un sketch que Sandy aurait pu écrire pour parler de sa vie et de la réalité des femmes.