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10/7/2020

Sauver le Kanien’keha

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

La langue de la communauté de Kahnawà:ke – le kanien’kéha – est en voie de disparition. Et, pandémie ou pas, la communauté kanien’kehá:ka (mohawk) fait tout pour en assurer la survie.

En parlant à Steve Bonspiel, Mohawk rédacteur en chef du journal anglophone The Eastern Door de Kahnawà:ke, on comprend vite que la situation de la langue de sa communauté ne s’améliore pas. Bien au contraire, le kanien’kéha est plutôt en voie d’extinction. Tout comme une grande partie des 70 autres langues autochtones parlées au Canada, les deux tiers pour être exact. Depuis 1992, le journal The Eastern Door sert la communauté en anglais, et parfois en kanien’kéha. Mais la rareté des personnes qui parlent encore cette langue ainsi que sa coûteuse traduction compliquent la tâche.

« Dans le monde, il y a à peu près 3 500 personnes qui parlent kanien’kéha. Ici, à Kahnawà:ke, seule une fraction des gens le comprend bien : on parle de moins de 10 % des habitants, et ça ne va pas en s’améliorant », dit-il en entrevue.

En voyant la situation se dégrader de façon inquiétante, Steve et son équipe ont pris la décision de « s’en mêler ». Ils s’apprêtent maintenant à consacrer une page par semaine dans leur publication, disponible sur papier et en ligne, à des mots courants et des conversations usuelles en kanien’kéha. « L’idée est qu’en proposant ces leçons, les lecteurs se les approprient et les intègrent dans leur vie, soit en les collectionnant, soit en les imprimant. On sait bien que le truc, pour apprendre une langue, c’est l’immersion. »

Si la collecte de fonds liée à cette initiative est un succès – l’objectif est d’amasser 30 000 $ –, le journal pourra imprimer les leçons jusqu’à la fin de l’année, mais le but reste évidemment que celles-ci se poursuivent au-delà de cette date.

Bien que ce genre d’activité immersive soit un pas vers la revitalisation de sa langue, Steve est tout à fait conscient qu’un énorme rattrapage est nécessaire. « Les ravages causés par les pensionnats, le Sixties Scoop et, dans l’ensemble, le colonialisme, se font encore sentir aujourd’hui. On s’est fait punir pour avoir parlé notre langue, et on nous a dit que, pour réussir dans la vie, on devait parler l’anglais ou le français », rappelle-t-il.

La réserve de Kahnawà:ke et ses entrepreneurs promeuvent déjà la langue de la communauté kanien’kehá:ka de diverses façons, que ce soit par le biais des signes d’arrêt, qui ont été traduits – Testan –, ou tout simplement par l’affichage d’étiquettes traduites dans les commerces. Toutefois, Steve pense que davantage d’initiatives comme l’apprentissage constant du vocabulaire sont nécessaires pour assurer sa pérennité.

Les Kanien’kéha:ka tiennent bon

Malgré l’omniprésence de signes et de symboles en langue kanien’kéha sur l’ensemble du territoire de Kahnawà:ke, les organismes de la réserve en demandent plus. « La communauté devrait avoir accès à un programme de radio ou de télé en direct dans sa langue », propose Lisa Phillips, directrice générale du Kanien’kehá:ka Onkwawén:na Raotitióhkwa Language and Cultural Center (KORLCC). La plupart, pour ne pas dire la totalité, des émissions diffusées par les stations locales CKER-FM et CKER-TV sont en anglais.

Cependant, il existe des exceptions. En plus d’une émission hebdomadaire à la radio locale, le centre produit une émission télévisée de marionnettes destinée aux enfants en kanien’kéha : Tóta tánon Ohkwá:ri. « C’est un moyen efficace de rassembler les tout-petits avec leurs parents et leurs grands-parents, et qu’ils s’éduquent tous ensemble », explique la directrice artistique mohawk du projet, Marion Delalonde. D’une part, les petits sont captivés par les scènes cocasses et colorées, d’autre part, les sujets abordés interpellent un public bien plus vaste.

Pour sensibiliser les téléspectateurs aux défis auxquels fait face la réserve autochtone, les épisodes portent sur des sujets comme la santé mentale, la toxicomanie, le diabète ainsi que l’obésité. Cette année, Marion et son équipe ont fait appel à un technicien en environnement afin qu’il participe à la conception d’un personnage qui en sait long sur la justice climatique. « Non seulement on s’assure d’offrir un contenu qui soit pertinent pour les gens d’ici, mais on leur demande aussi de nous envoyer des idées qui pourraient être le sujet d’un épisode, et parfois même, de participer en tant qu’interprète-marionnettiste », se réjouit Marion en insistant sur le caractère rassembleur de l’émission.

L’apprentissage de la langue est aussi une façon pour certains de se réunir, de partager et d’apprendre les uns des autres. Toujours au KORLCC, Karonhiióstha Shea Sky, agente de développement culturel, élabore actuellement un programme de mentorat dans le cadre duquel une personne de la communauté qui maîtrise bien la langue traditionnelle serait jumelée avec un apprenti.

Karonhiióstha Shea Sky a participé au programme d’immersion en kanien’kéha du KORLCC. L’apprentissage de sa langue lui a permis de rencontrer des gens qu’elle n’aurait probablement pas rencontrés autrement, nous confie-t-elle. Avec son projet de mentorat, elle espère renforcer ce type de liens entre les différentes générations de sa communauté et, ultimement, contribuer à la résurgence d’une fière identité autochtone. La diplômée en criminologie estime en outre que ces programmes permettent de prévenir plusieurs problèmes sociaux qu’on retrouve dans les réserves autochtones.

« L’apprentissage du kanien’kéha m’a permis de revisiter les façons de voir et de penser de mes ancêtres. Cela va bien au-delà de la simple traduction mot pour mot », ajoute-t-elle. Par exemple, quand un Mohawk dit Akhwá:tsire, il parle de sa famille, mais littéralement, cela signifie « mon feu ».

Au-delà des initiatives

Les efforts déployés à l’échelle communautaire gardent les langues autochtones en vie. Mais que peuvent faire les gouvernements ? Le gouvernement canadien a adopté l’automne dernier le projet de loi C-91, qui vise à assurer la pérennité des langues autochtones. Pour appuyer cette résolution, le Bureau du commissaire aux langues autochtones a été créé. Le fédéral a également alloué une somme de 333,7 M$ sur cinq ans pour la conservation de plus de 70 langues parlées par les Premières Nations, les Inuits et les Métis du Canada.  

Alors pourquoi les initiatives comme celle du journal The Eastern Door dépendent-elles de collectes de fonds ?

Interrogé à ce sujet, le bureau de Marc Miller, ministre des Services aux Autochtones, n’a pas voulu nous accorder d’entrevue. Au moment de publier ces lignes, nous n’avions pas non plus reçu de réponses aux questions que nous lui avions adressées par courriel.

À l’échelon provincial, les initiatives du milieu autochtone québécois peuvent obtenir un certain financement en vertu du programme Projets ponctuels autochtones, rappelle l’attachée de presse de Sylvie D’Amours, la ministre responsable des Affaires autochtones. Elle souligne que les initiatives portées par les organismes sans but lucratif peuvent être admissibles au programme.

« Le hic, avec le modèle actuel, c’est que les fonds sont versés après le dépôt d’un projet et non pas par financement de base », dit Lisa Phillips, du KORLCC. « De un, ça demande beaucoup de temps de préparation, mais aussi ça demande de la patience. Et bien que le montant semble impressionnant, c’est l’ensemble des réserves canadiennes qui veulent leur part. C’est très compétitif », souligne-t-elle.

Malgré le financement accordé à la préservation des langues autochtones, la co-porte-parole de Québec solidaire (QS) Manon Massé pense que la Coalition avenir Québec (CAQ) est déconnectée quant aux façons de s’y prendre.

« Les actions de la CAQ ne sont pas cohérentes avec la Déclaration des Nations unies, ni celle du projet de loi C-91 », dit-elle en dénonçant le « rapport colonial » que le chef du parti François Legault maintient avec les peuples autochtones – que ce soit par son approbation du système canadien de protection des enfants autochtones, jugé inefficace et dommageable, par l’injonction de la CAQ remise aux manifestants du blocus de Saint-Lambert en appui aux barricades érigées sur les sites d’extraction pétrolière à Wet’suwet’en, par son financement de l’industrie forestière et, surtout, par son absence à une rencontre entre le Québec et les Premières Nations l’automne dernier (Mme D’Amours représentait le gouvernement à cette occasion).

Questionné à ce sujet, le cabinet de M. Legault a répondu qu’il s’est engagé à répondre aux appels à l’action et à la justice depuis le dépôt des rapports de la commissions Viens et de l’ENFFADA. «Le gouvernement du Québec s’est doté d’un plan d’action pour le développement social et culturel des Premières Nations et des Inuits, en vigueur jusqu’en 2022, lequel comprend un volet qui vise à promouvoir les langues autochtones. Plusieurs ministères ont mis en oeuvre différentes mesures du plan qui visent à valoriser les langues autochtones. Le travail se poursuit», a indiqué l’attaché de presse du premier ministre, Ewan Sauvé.

Alisha Tukkiapik, membre de la Commission nationale autochtone de Québec solidaire – aux côtés de Xavier Watso et de Goulemine Cadoret –, tient à dire que « ce n’est qu’un début » et qu’il y a « du pain sur la planche ». Sa langue, l’inuktitut, n’est toujours pas reconnue comme langue fondatrice du Nunavut, le territoire d’où elle vient, illustre-t-elle. Sa survie repose donc, comme presque partout ailleurs, uniquement sur la volonté de sa communauté. Alisha pense que les communautés disposent déjà des solutions au maintien de leurs langues. « Il faut simplement qu’il nous écoute », dit-elle en parlant de son gouvernement.

En attendant, le succès des initiatives comme celle du journal The Eastern Door dépend du public. « Nous aimerions évidemment recevoir du financement », dit Steve, soulignant qu’un membre de son équipe y travaille. « Mais à ce jour, ce projet repose uniquement sur l’aide reçue de la collecte de fonds ».

« Chaque petite contribution compte, rappelle-t-il. On n’y arrivera pas seuls. »

L’actualité à travers le dialogue.
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