Justice sociale
Un cimetière musulman à Québec pour vivre et mourir en paix
29/1/21
Journaliste:
Illustrator:
Initiative de journalisme local
COURRIEL
Soutenez ce travail
temps de lecture:
5 Minutes

Quatre ans après les attentats à la grande mosquée de Québec, c’est loin des projecteurs que les Québécois de confession musulmane de la Vieille Capitale ont finalement pu obtenir leur cimetière musulman. Après plus de 22 ans d’attente, le cimetière tant espéré a ouvert le 11 juin 2020.

« Toute la communauté musulmane de Québec sait que le cimetière existe, et toute la ville de Québec le sait aussi. Ce qu’on a évité, c’est la presse – parce qu’un cimetière, ça ne se publicise pas comme ça, c’est dans la simplicité que ça se fait », nous confie Boufeldja Benabdallah, président du Centre culturel islamique de Québec (CCIQ) et cofondateur du cimetière.  

Sur les lieux, près de l’autoroute à Sainte-Foy, il fait une prière devant les modestes tombes couvertes de neige, marquées de numéros gravés sur de petites plaques vertes. « Cet été, nous ajouterons des pierres tombales et des arbres », indique-t-il à l’entrée du cimetière, délimité par une clôture verte.

Cela fait plus de sept mois que le cimetière musulman de Québec a ouvert ses portes, sans bruit. Sa construction a pourtant été l’objet de divisions, notamment à la suite de l’attentat de la mosquée de Québec.

En témoignent les réactions au projet de cimetière qui devait initialement être aménagé à Saint-Apollinaire. Le 16 juillet 2017, la population a exprimé son refus par référendum. Se sont ensuite succédé de nombreux actes haineux contre le CCIQ, dont l’incendie d’une voiture et l’envoi de colis contenant des propos racistes.

Un peu moins de six mois auparavant, le 29 janvier 2017, le terroriste était entré au Centre culturel islamique de Québec et y avait assassiné six hommes, en plus d’en blesser huit autres. Ce dimanche-là, Ibrahima Barry, Mamadou Tanou Barry, Khaled Belkacemi, Aboubaker Thabti, Abdelkrim Hassane et Azzedine Soufiane ne sont jamais rentrés à la maison après la prière du soir. Ce dimanche-là, ils sont tombés sous les balles de la haine.

Tristement, l’attentat perpétré au CCIQ a été un déclencheur. « On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de lieu où les victimes pouvaient reposer », relate Nader, un jeune fonctionnaire de confession musulmane qui a préféré taire son nom de famille. Les familles ont toutes dû faire rapatrier les dépouilles, sauf pour un défunt, qui a été transféré au cimetière musulman de Montréal, situé à Laval.

À l’époque, l’idée d’un cimetière n’était pas nouvelle, mais les tragiques circonstances de l’attentat en révèlent la nécessité à la province. Plus de trois ans plus tard, lorsque le cimetière ouvre enfin, la communauté ne souhaite pas attirer l’attention. L’heure est à la sobriété, au recueillement, à la spiritualité.

« Dès le premier jour, on a enterré deux hommes. Leur dernier souhait était de reposer dans la ville où ils avaient vécu, élevé leurs enfants et vieilli. Ils étaient des fidèles de la grande mosquée », raconte le cofondateur du cimetière.

Le premier a perdu la vie à 60 ans, un mois et demi avant l’ouverture du cimetière. Sa dernière volonté était d’y être inhumé. Enterré temporairement sur le terrain d’une maison funéraire, il a été transféré un mois et demi plus tard pour devenir le premier fidèle inhumé au cimetière musulman de Québec. L’autre est un ami proche de Boufeldja, « comme un frère ». Âgé de 80 ans, il est décédé deux jours avant l’inauguration. « Le jour de l’ouverture, on s’est donc retrouvés avec deux enterrements. On a amené les deux, mais le premier qui avait fait le souhait auprès de sa famille a été mis au tombeau une minute avant l’autre. »

Depuis, neuf adultes et quatre bébés ont été enterrés dans ces lieux.

Un désir de discrétion

Après l’ouverture, plusieurs décès ont frappé la communauté musulmane de Québec. L’essentiel était de répondre à la demande des gens qui voulaient se faire enterrer à Québec, indique Jihad*, qui préfère taire son nom de famille.

« Il y avait une volonté de vivre ça entre nous, de garder ça dans l’intime. La mort est très intime en soi. Et chez les musulmans, c’est aussi très pudique », ajoute la travailleuse autonome de 28 ans.

« Pour nous, la mort est une demeure éternelle. Tout le monde pense à la maison où il vit. Eh bien, nous, on pense aussi à notre chez-nous éternel. C’est pour ça que c’est important », explique Jihad, qui estime qu’il y a eu un acharnement inutile contre cette demande, pourtant « si simple ». Pour la jeune femme, avoir un lieu où ses défunts peuvent reposer en paix relève de l’essentiel. Elle estime qu’il est « fou » qu’une demande aussi simple ait non seulement pris autant de temps, mais aussi fait autant de bruit.

« La génération de mes parents est venue ici pour mieux vivre, pas pour convertir tout le monde ! C’est déjà beaucoup de travail, s’occuper de soi et de sa communauté », ironise Jihad face aux accusations de prosélytisme qui visent les musulmans du Québec. « On souhaite voir ouvrir ce cimetière depuis toujours », raconte-t-elle.

Une attente de 22 ans

Boufeldja Benabdallah, président du Centre culturel islamique de Québec (CCIQ) et cofondateur du cimetière musulman de Québec
Photo: Lela Savic

Les démarches pour construire ce cimetière ont commencé en 1998, nous confie M. Benabdallah. Pourquoi a-t-il fallu attendre autant de temps ? Au-delà de la méfiance de l’opinion publique, de longues démarches administratives expliquent ces délais, notamment pour le terrain, estime le cofondateur du cimetière. « On a commencé à faire des demandes, mais on butait toujours sur la question du zonage », relate-t-il.

Tout projet de cimetière implique en effet plusieurs étapes administratives. D’importantes sommes d’argent doivent aussi être réunies au cours du processus, qui requiert rigueur et connaissances bureaucratiques.

Un autre élément est en outre venu compliquer les choses : il était nécessaire que le terrain puisse appartenir à la communauté à perpétuité. « Dans notre religion, le sol où quelqu’un est enterré lui appartient jusqu’à la fin des temps », explique M. Benabdallah.

C’est la raison pour laquelle il souhaitait absolument faire l’achat d’un terrain et ne pas avoir à dépendre d’une entreprise funéraire, qui aurait pu le revendre.

« Dans ce grand malheur, il y a eu une compréhension »

C’est après l’attentat, en 2017, que ce long processus a pris de la vitesse. « Cela a accéléré [sa] création. Dans ce grand malheur, il y a eu une compréhension [de notre situation] », raconte M. Benabdallah.

Ainsi, Régis Labeaume, le maire de Québec, a finalement décidé de jouer de son influence pour aider la communauté après l’attentat. Discrètement, il a mobilisé ses employés pour trouver un terrain municipal à prix coûtant. Son but était d’éviter d’alimenter les polémiques et les débats.

Nous avons communiqué avec le bureau du maire de Québec pour obtenir les réactions de M. Labeaume, mais ce dernier ne donne aucune entrevue jusqu’au 8 février. En décembre 2017, lors de la vente du terrain, il s’exprimait à ce sujet : « J’ai délibérément fait vite parce que je n’avais pas envie qu’on ait un débat là-dessus. »  

Une quête de dignité

Avant le 11 juin 2020, les musulmans de Québec et de sa périphérie n’avaient pas de lieu où enterrer leurs morts. « C’était un casse-tête supplémentaire de ne pas pouvoir les inhumer ici », raconte Nader. Le jeune homme vit aujourd’hui à Ottawa, mais il a grandi à Québec, où réside encore sa famille.

Avant l’ouverture du cimetière de Québec, la famille d’un défunt avait plusieurs choix : expatrier le corps pour la modique somme de 15 000 à 20 000 $, le transporter jusqu’à Montréal pour l’enterrer dans le seul cimetière musulman du Québec ou encore l’inhumer dans un cimetière catholique et voir les rites musulmans être adaptés à la tradition catholique. Au-delà des ajustements qu’elles impliquent, ces possibilités sont coûteuses. Transporter une dépouille peut être problématique pour plusieurs raisons.

D’abord, certains ménages modestes ne disposent pas des sommes nécessaires et doivent faire appel à leurs proches ou à la communauté pour y parvenir, quelques-uns lançant même parfois des campagnes de sociofinancement. Ensuite, suivant les rites musulmans, le corps doit être enterré le plus rapidement possible. « Selon l’islam, c’est bien d’être enterré là où on meurt. Près de 90 % des gens se font inhumer au Québec », explique Jihad.

Depuis l’inauguration du cimetière de Québec, les musulmans de la ville peuvent inhumer leurs défunts au plus proche de leurs traditions, mais aussi à proximité de la famille et des proches. « Si on enterrait un membre de ma famille dans mon pays d’origine, le Liban, je ne pourrais pas aller visiter la tombe régulièrement. Je ne vivrais pas mon deuil de la même façon.

On veut pouvoir enterrer nos morts à côté de l’endroit où on vit », résume Nader. Le fait que ses parents commencent à vieillir oblige la famille à réfléchir à leur décès, et donc au lieu de leur sépulture. Il est pour lui logique et naturel qu’ils soient inhumés à Québec. « Vivre la majeure partie de sa vie dans un endroit et ne pas pouvoir y être enterré, c’est bizarre », estime-t-il.

Fermer la boucle

Plus qu’un lieu de vie éternelle, ce cimetière représente donc l’aboutissement d’une quête, le symbole d’une intégration. « Je suis content qu’on ait fermé la boucle. Car nous sommes des citoyens à part entière. Nous sommes des citoyens musulmans québécois. Nous aimons tellement le Québec que nous souhaitons être enterrés ici ! », s’exclame Boufeldja Benabdallah avec ferveur.

« Pour certains, c’était une consécration. On fait vraiment partie du tissu de la ville de Québec », dit Nader, qui se montre cependant plus critique face à l’obtention du cimetière. Pour lui comme pour d’autres, le cimetière n’est en effet qu’une étape vers l’égalité, et les mêmes problèmes de racisme et d’islamophobie persistent au Québec.

« La tragédie de 2017 n’est pas sortie de nulle part. Un certain contexte explique ce qui s’est passé. Le climat de haine est toujours là. Quand on se promène à Québec, et même ailleurs, l’inquiétude demeure », regrette Nader. On ne compte plus les insultes criées dans les rues ; les voiles arrachés ; les remarques curieuses, déplacées, bienveillantes ou non ; les préjugés et les discriminations.

« L’histoire du cimetière musulman de Québec est un exemple frappant de racisme systémique », affirme le jeune homme. Comme lui, beaucoup dénoncent la course d’obstacles de 22 ans qu’ils ont dû endurer pour une demande toute simple.

« Vivre dans la tranquillité, c’est tout ce que la communauté demande depuis qu’elle existe », déclare Nader. Vivre et mourir dans la tranquillité, tout simplement.

*Pour respecter l’anonymat de cette personne, seul son prénom a été divulgué.

Pour aller plus loin:
  • Selon Statistique Canada, 300 000 citoyens de confession musulmane vivent au Québec. Au cimetière musulman de Québec, on peut enterrer 850 personnes. Au cimetière musulman Hamza, à Laval, il y a près de 500 places occupées, et près de 3 500 vacantes. Au cimetière de Laval, le carré musulman compte 400 places en développement, et 300 occupées. Quelques autres carrés existent au sein de cimetières catholiques et multiconfessionnels, mais ces derniers ne sont pas adaptés à tous les rites de sépulture musulmans. À Sherbrooke, si un projet de cimetière musulman se réalise, on pourrait enterrer près de 400 personnes.
  • À Sherbrooke, on attend aussi un cimetière musulman depuis plus de 20 ans. L’acte d’achat du terrain a été signé en novembre 2020. Près de 120 000 $ doivent encore être amassés afin de terminer des travaux avant que le cimetière ne puisse ouvrir. « Ce n’est pas un processus accessible. Il nécessite beaucoup de ressources et d’expertise que notre communauté n’avait pas », explique Mohamed Golli, le porte-parole de l’Association culturelle islamique de l’Estrie (ACIE), qui est responsable du projet.
  • L’Association de la sépulture musulmane au Québec peut être d’un précieux secours pour les familles endeuillées. Elle propose de l’aide pour l’organisation et les démarches administratives, mais aussi pour la récolte des fonds nécessaires au paiement des coûts.
L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.