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17/12/2020

URACISME: Faire le pied de grue pour des changements structurels

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

Pendant six jours, des étudiants de l’Université d’Ottawa ont campé devant le bureau de leur recteur, Jacques Frémont. De vendredi à mercredi dernier, pendant 120 heures, ils ont fait du piquet pour demander des changements structurels contre le racisme sur leur campus. Ils ont notamment sollicité un dialogue avec le recteur et la vice-rectrice, Jill Scott. Mais la rencontre n’a jamais eu lieu.

À la suite de conversations en boucle pendant toute une année, le Comité consultatif du président pour un campus sans racisme a été dissous, le 23 novembre dernier, quelque temps après la controverse du mot en N. L’Université d’Ottawa propose maintenant un Comité d’action sur l’antiracisme et l’inclusion, dont le conseiller spécial est Boulou Ebanda de B’béri. Ce nouveau comité suscite la grogne chez les étudiants et certains professeurs.

Ceux-ci estiment que le précédent comité avait fait des propositions concrètes qui n’ont pas été mises en œuvre par la direction de l’université. La Converse est allée à la rencontre des manifestants pour comprendre les dessous de cette affaire, révélatrice d’une tendance dans les universités canadiennes.

« Je rate une leçon pour vous en apprendre une »

Installés sur de petits bancs de cuir, portant des masques, ils sont plus d’une trentaine à faire le pied de grue dans une salle. Dans ce bâtiment se trouve le bureau du recteur. Des affiches avec le mot-clic #URACISME sont collées partout. « Je rate une leçon pour vous en apprendre une et je suis tanné d’être réduit au silence », peut-on lire sur une affiche de protestation placée près du bureau du recteur. Non loin de celle-ci on peut voir un portrait peint de M. Frémont sur une gigantesque toile aussi haute que le mur.Judy El-Mohtadi ne s’attendait pas à rester aussi longtemps.

« On pensait que le recteur allait accepter de nous voir au bout de quelques heures ; on demandait juste un dialogue. C’est comme si on n’avait pas assez de légitimité aux yeux de l’université, c’est très condescendant », dit-elle au terme de cette manifestation de six jours. Les étudiants s’opposent à la création du deuxième comité contre le racisme et demandent l’application des recommandations émises par le premier comité. Durant la manifestation pacifique, deux hommes blancs dans la quarantaine sont entrés dans le bâtiment et ont lancé des insultes antisémites et des injures aux étudiants.

L’un deux était vêtu d’un uniforme militaire. « Vous êtes des juifs, vous êtes des communistes, vous voulez nous diviser », ont-ils notamment crié. Une scène qui a bouleversé les jeunes manifestants. « Ce qui m’a marquée, c’est l’habit militaire que portait l’un d’eux », relate Khadija El Hilali, qui est la première à avoir vu les hommes entrer dans le bâtiment par les escaliers du bas.

« Nous avons réussi à calmer la situation sans appeler les services de protection », ajoute l’étudiante. Le soir même, des membres des Gee Gees, les équipes sportives de l’université, sont allés dormir avec les manifestants pour assurer leur sécurité. « Ce genre d’intimidation, ce n’est pas nouveau pour nous ; ça arrive souvent depuis qu’on se prononce sur les questions raciales », explique Khadija. D’après le président du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa, Babacar Faye, aussi présent au sit-in, le climat actuel est très difficile pour les étudiants noirs.

Après le débat entourant l’utilisation du mot en N dans le cadre des cours, il y a eu des graffitis avec le mot en N peints sur la porte d’un membre de la faculté et sur une voiture garée près du campus. Des messages suprémacistes ont été envoyés vers une imprimante, qui les a imprimés jusqu’à ce qu’elle soit débranchée. « On dirait que l’université ne voit pas ce qui se passe et ne comprend pas que la situation est particulièrement difficile pour les étudiants noirs. Je reçois des messages d’étudiants étrangers qui me disent subir des discriminations dès qu’ils arrivent à l’Université, où lorsqu’ils ont besoin d’accompagnement », témoigne-t-il.

« La façon dont l’université a traité le problème, c’est de prétendre qu’il y a des mesures, alors qu’il n’y en a pas. C’est simplement un re-branding. Dans les faits, personne ne consulte les étudiants. On dirait que c’est plus un effort médiatique qu’un effort pour lutter contre le racisme anti-noir », poursuit Babacar. Yanaminah Thullah, co-présidente de l’Association des Leaders Étudiants Noirs, a aussi fait du piquet devant le bureau du recteur. Pour elle, cette histoire va au-delà de ce qui se passe à l’Université d’Ottawa.

« C’est important pour moi d’être ici, car en tant que femme noire, c’est une bataille que je dois mener, que je le veuille ou non. C’est un combat qui va au-delà de moi, et qui ne concerne pas uniquement les étudiants noirs. Je me bats aussi pour les étudiants autochtones et les autres étudiants racisés qui sont traités différemment sur le campus. Bref, c’est une bataille pour la communauté et contre le racisme systémique ».  

«Nous ne voulons pas dire à l’administration quoi faire, nous voulons uniquement que l’université comprenne comment elle nous fait du mal et comment elle peut éviter de nous en faire », ajoute Yanaminah, qui estime que l’université a réagi rapidement en instaurant des mesures pour lutter contre le racisme, mais que celles-ci se sont avérées être sans effet à long terme. « Ça n’arrivera pas en jour, ce sont des petits changements, mais qui peuvent nous amener loin », conclut l’étudiante.

Des incidents récurrents

Tout a commencé avec l’interpellation de Jamal Koulmiye-Boyce. En juin 2019, l’étudiant de 20 ans, qui est alors vice-président de l’Association des étudiants en études en conflits et droits de la personne, se rend à son bureau sur le campus. Un gardien de sécurité l’interpelle et lui  demande sa carte d’identité, que le jeune homme n’a pas sur lui. « On m’a dit que je n’avais pas l’air d’être un étudiant et que ce n’était pas un endroit pour moi. J’ai sorti mon téléphone et j’ai commencé à filmer la scène en expliquant que je ne me sentais pas à l’aise », dit-il. Jamal sera finalement menotté pendant plus de deux heures, entouré de cinq gardiens de sécurité du campus. Des policiers d’Ottawa sont ensuite intervenus.

« J’étais sous le choc, je leur ai demandé pourquoi j’étais menotté et pourquoi on avait appelé la police. Les policiers m’ont mis à l’arrière d’une voiture de patrouille, je leur ai demandé de me retirer les menottes et ils m’ont dit de me taire, qu’ils avaient une arme et que je risquais la prison. Après, ils m’ont enlevé les menottes et m’ont dit : “J’espère que tu as appris ta leçon.” Et ils sont partis. »

Deux ans plus tôt, lors de sa semaine d’orientation, il n’avait pas pu participer à une soirée, parce qu’il n’avait pas son t-shirt. Un policier était intervenu, avait coupé son bracelet et l’avait traîné hors du campus. Jamal avait alors 18 ans.  Pour lui, ces deux incidents révèlent un problème de profilage racial sur le campus, et il veut que ça cesse. Après le deuxième incident, il a publié une série de tweets et la bavure a été couverte par de nombreux médias, ce qui a mis l’université dans l’embarras.

Après de nombreuses pressions exercées par un collectif d’étudiants, le comité du recteur pour un campus sans racisme a été formé. « Au début, ce comité était composé de membres du personnel universitaire, et très peu de personnes racisées y siégeaient. Nous avons préparé une conférence de presse pour dénoncer l’inaction de l’université.

Après cela, quelques heures avant de la première réunion du comité, nous avons été invités à y participer», relate l’étudiant. Présent au sit-in lui aussi, il dit avoir passé une année épuisante.

« J’ai des frères plus jeunes, et quand ils fréquenteront une université, en tant qu’étudiants noirs, ils ne devraient pas avoir à veiller à ce que leur sécurité soit assurée, alors qu’ils viennent pour recevoir une éducation. C’est pourquoi nous organisons ce sit-in, car nous en avons assez de cette succession d’incidents et de comités. »

Les comités : « un cycle dangereux sans changements tangibles »

Pendant plus d’un an, étudiants et professeurs ont travaillé ensemble dans le cadre du premier comité – créé à la suite des discriminations dénoncées par Jamal Koulmiye-Boyce – pour élaborer des recommandations. Ce comité était choisi par le recteur et son mandat était de le conseiller.Jason Seguya, commissaire à l’équité auprès du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa, siégeait au comité dissous. L’étudiant de quatrième année, qui a participé au récent sit-in devant le bureau du recteur, remarque que l’université a tendance à éviter les changements structurels.

« On a fait nos recherches sur ce qui se fait dans d’autres universités, et on a proposé des recommandations concrètes contre le racisme. Rapidement, on a découvert que d’autres collectifs avaient proposé au cours des années précédentes des recommandations qui allaient dans le même sens que les nôtres, mais qu’elles n’étaient jamais appliquées.

Il est donc devenu clair pour nous qu’on s’engageait dans un cycle très dangereux », rapporte-t-il. Pendant un an, avec une dizaine d’étudiants racisés et la collaboration du caucus des professeurs et des bibliothécaires racisés, le comité a proposé au recteur Jacques Frémont des changements structurels contre le racisme.

Magalie Lefèbvre, commissaire à l’équité auprès de l’Association des étudiant.es diplômé.es de l’Université d’Ottawa (GSAÉD), siégeait aussi à ce comité. D’après elle, le recteur venait rarement aux rencontres.

Une information que confirment d’autres membres du comité. Elle estime par ailleurs que les étudiants racisés ont été instrumentalisés dans le premier comité.La professeure Nadia Abu-Zahra, du caucus des professeurs et bibliothécaires racisés, a aussi siégé au comité. « Lorsqu’on s’est rendu compte que le nouveau conseiller en matière de sécurité, Dan Delaney, était un surintendant de la police d’Ottawa qui avait déjà tué un Autochtone en crise, l’université n’a pas voulu en parler », illustre-t-elle.

«Lors de la dernière rencontre du 21 octobre, nous avons émis des réserves face au fait que le comité ne faisait qu’émettre des recommandations. On a dit qu’il nous fallait un comité d’action, qu’on ne pouvait pas simplement conseiller le président» affirme Nadia Abu-Zahra. À la demande du recteur, quelques jours plus tard, le caucus a fait des recommandations pour une université antiraciste dans un rapport intitulé «L’université de demain».

Les mesures proposées par les professeurs et les étudiants étaient très similaires. Six jours après, le comité a été dissous, les recommandations ont été ignorées et le recteur a proposé un nouveau comité.Pour sa part Jacques Frémont a décliné notre demande d’entrevue. Mais d’après le service des communications, il est à l’écoute de la communauté universitaire et agit en consultation avec celle-ci. «Un plan d’action sans un apport adéquat de la part de la communauté est voué à l’échec. Depuis plus d’un an, nous écoutons ces étudiants, de même que plusieurs autres personnes noires, autochtones et racisées, membres de la communauté étudiante, du corps professoral ou du personnel – et nous continuerons de le faire. […] Le recteur est d’avis qu’il faut agir rapidement.

Nous respectons le droit des étudiants d’exprimer leurs points de vue sur un enjeu aussi crucial et nous dénonçons le racisme sous toutes ses formes.», s’est contenté de nous répondre Isabelle Mailloux-Pulkinghorn, gestionnaire des relations avec les médias à l’Université d’Ottawa.

Jason Seguya, commissaire à l’équité auprès du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa, siégeait au comité dissous. Photo: Lela Savic

Un établissement d’enseignement anti-raciste ?

Mais comment créer une université anti-raciste ? « Nos revendications sont déjà mises en œuvre dans d’autres universités », fait remarquer l’étudiant Jason Seguya. Les étudiants et professeurs recommandent notamment l’enseignement obligatoire d’un cours sur l’antiracisme. Khadija El Hilali a d’ailleurs lancé une pétition en faveur de ce cours pour tous les étudiants de l’Université de Carleton et d’Ottawa.

« Du côté de Carleton, l’université est favorable à cette initiative […] mais à l’Université d’Ottawa, ç’a pris plus de deux mois avant d’avoir une réponse du recteur », explique la fondatrice du collectif anti-raciste du campus.  Le rapport de recommandations L’Université de demain propose aussi la création d’un bureau de lutte contre le racisme, comme à l’Université de Toronto.

Ce bureau serait doté de ressources adéquates qui aideraient à résoudre les plaintes, à élaborer un programme éducatif sur l’antiracisme, à guider les initiatives stratégiques pour l’éducation antiraciste et décoloniale et à assurer la sensibilisation et l’engagement de la communauté. Il serait aussi indépendant du recteur. Les étudiants proposent également un meilleur financement des organisations étudiantes et un centre d’expériences autochtones et noires.

« On ne devrait pas avoir à faire ce travail durant nos examens, et en pleine pandémie, s’indigne Jamal Koulmiye-Boyce. C’est une tâche qui devrait être rémunérée avec des ressources adéquates. » Allant dans le même sens que les services de mieux-être de l’Université Queen’s, le rapport L’université de demain propose d’embaucher des cliniciens en santé mentale spécialisés dans les traumatismes causés par des expériences de racialisation. Les thérapeutes devraient être suffisamment diversifiés pour que les clients puissent choisir quelqu’un de leur propre groupe ethnique.

Ils devraient également être en mesure de démontrer leur expérience et leurs succès en matière d’aide aux personnes racisées qui doivent composer avec le stress et les traumatismes causés par le racisme, le colonialisme et la discrimination.

Des échos bien au-delà de l’Université d’Ottawa

Mais cette affaire va au-delà de l’Université d’Ottawa. On peut en fait la faire remonter jusqu’à la sénatrice du Canada à la retraite Anne Cools et à un incident qu’elle a vécu dans les années 1960. « Cette situation me rappelle beaucoup ce que nous avons vécu en 1969 à Concordia, qui s’appelait à l’époque l’Université Sir George Williams », dit Mme Cools.

Un groupe d’étudiants de Concordia avait organisé un sit-in de 10 jours au neuvième étage du bâtiment, après une controverse avec un professeur de biologie, Peter Anderson. Ce dernier aurait mal noté des étudiants noirs des Caraïbes par rapport aux étudiants blancs et, de façon générale, les traitaient différemment.

Après des manifestations, le professeur avait cessé d’enseigner, et l’université avait proposé de créer un comité pour enquêter sur les plaintes des étudiants. Une proposition que ces derniers avaient qualifiée de « tribunal kangourou ».

« C’était absurde. Nous étions diffamés, l’université ne comprenait pas ce que les étudiants noirs vivaient », relate la sénatrice, qui était parmi les protestataires. Mme Cools fut arrêtée et emprisonnée pendant quelques mois. Plusieurs étudiants furent même déportés.

Aujourd’hui, elle estime que les comités peuvent être utiles si on travaille avec des personnes honnêtes. « Mais il faut sans cesse les accompagner », précise l’ancienne sénatrice.

« Une fois qu’on rentre dans le langage des comités, on est dans des lois très graves. Car ils créent des circonstances qui nous excluent, mais sans qu’on pense être exclu. C’est absurde. Donc, si on peut les éviter et se fonder sur la morale et les principes, je pense qu’on a plus de chances d’y arriver », tranche-t-elle.

Pour ce qui est de la situation qui prévaut à l’Université d’Ottawa, Mme Cools dit qu’elle aimerait avoir une conversation avec le recteur Jacques Frémont. « Il serait un peu plus conscient de sa position et plus soucieux de ses actions. »

Quant aux étudiants, elle leur suggère d’apprendre ce que les gens peuvent faire pour protéger leurs intérêts. « Il est mieux d’apprendre comment le pouvoir opère lorsqu’on est jeune plutôt que de le découvrir plus tard et d’être horriblement déçu en vieillissant. »

Pour aller plus loin….

L’Université de demainNinth Floor: un film sur le sit-in de Concordia en 1969Intégrer une culture autochtone à l’université, Moira Macdonald, Affaires UniversitairesRésilience, résistances et solidarités, Elaine Coburn, Nouveaux Cahiers du socialismeBehind Diversity and Inclusive Politics: A Reading from a Francophone Scholar at the Margin of the Canadian Academy, Mianda, Gertrude, Revue canadienne de sociologie
L’actualité à travers le dialogue.
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