Le bébé est minuscule, aussi petit qu’une poupée. Sa mère, Kadiatou Bah, porte sa fille avec fierté dans le salon du centre d’hébergement La Traverse. « Elle est née il y a neuf jours ! » lance Kisha Estimée, la responsable du centre. « Elle l’a vue naître », de renchérir la nouvelle maman, demandeuse d’asile de Guinée et résidente depuis des mois dans la maison de transition située à Montréal-Nord.
Alors que l’itinérance guette les demandeurs d’asile, des initiatives de citoyens voient le jour pour éviter que le prix exorbitant des logements ne précarise encore plus une population fragilisée. Selon un rapport publié en septembre 2023 à Montréal, une personne sur 10 est en situation d’itinérance et demandeuse d’asile.
Le visage radieux, mais fatigué de la jeune mère cache une réalité plus ardue. « J’ai failli me suicider après mon arrivée au Canada », explique sans détour Kadiatou. Elle a dû laisser derrière elle sa première fille, alors âgée de deux ans, qu’elle a dû cacher avant de partir, en raison de menaces.
Pour Kadiatou, la maison d’hébergement La Traverse a été une bouée de sauvetage. À Montréal, elle ne connaissait personne. Songer au dur chemin qui l’a conduite au Canada et penser à sa première enfant et aux difficultés de la réunification familiale, sans oublier la réalité économique et le spectre de se retrouver à la rue, la déboussolent complètement.
« C’est Mme Estimée qui m’a dit de ne pas perdre espoir. Maintenant que je suis ici, je suis à l’aise parce qu’elle m’a soutenue dans les moments les plus difficiles », avance Kadiatou avant de s’interrompre. Elle n’entrera pas dans les détails de ce passé douloureux.
Kadiatou est bien tombée : au centre d’hébergement La Traverse, où elle loge depuis quatre mois, elle a sa propre chambre, car elle a un nourrisson. Ici, c’est Kisha Estimée qui décide. Si les résidents ont en général trois mois pour se trouver un logement permanent, elle y va au cas par cas.
« C’est une très bonne personne et elle mérite vraiment beaucoup d’aide, vu sa force et son courage », estime celle qui a accompagné la maman au cours de son accouchement.
Les centres d’hébergement gérés par Québec ou Ottawa ont une date limite où les personnes qui demandent l’asile peuvent rester. Le délai est en général de deux à trois semaines. Ensuite, les demandeurs d’asile doivent se débrouiller.
Aider, une passion
La cuisine sent bon l’odeur riche de la soupe joumou, un classique de la cuisine haïtienne. Une dame jette un œil au plat tout en faisant la vaisselle. Ici, les 27 personnes qui vivent au centre deviennent colocataires et sont responsables de la bonne tenue des lieux.
« Je demande que tout le monde mette la main à la pâte. Nettoyer pour garder les affaires propres et ne pas briser les choses, parce que c’est moi qui les achète, ou sinon, il faut attendre des dons », explique Kisha Estimée en précisant que les gens font des efforts.
Au moment de notre visite, les résidents de la maison La Traverse sont originaires du Mexique, du Sénégal, du Congo (RDC), d’Haïti, du Brésil, du Kenya, du Burkina Faso et de la Guinée.
Cette vie en collectivité n’est pas sans heurts, et Mme Estimée peut aussi compter sur les services de Yannick Ndayimirije, un jeune demandeur d’asile qu’elle a d’abord hébergé. Ce jeune colosse de 32 ans rêvait de travailler comme garde du corps et a suivi une formation en sécurité.
Mme Estimée lui a donné sa première chance en lui offrant de travailler comme gardien de sécurité pour la maison d’hébergement. C’est parce qu’elle gère entièrement son projet et qu’elle est libre d’ouvrir sa porte à certaines personnes qu’elle a pu le faire.
« Aider, c’est ma passion. Je suis née ici, je suis Canadienne d’origine haïtienne », explique celle dont les parents sont arrivés d’Haïti en 1961, l’année où François Duvalier est devenu « président à vie » en imposant sa dictature.
Les parents de Kisha Estimée s’impliquent dès leur arrivée au Québec, et son père amène même sa fille en Haïti pour faire du travail humanitaire. Elle croit que son éducation a eu une grande influence sur la création du centre.
Financement recherché
Malgré toutes les bonnes volontés, la difficulté de trouver du financement pour ce type de projet est un enjeu. Alors que Québec exige depuis quelques jours un remboursement de 1 G$ à Ottawa pour amortir les dépenses réalisées pour servir les personnes demandeuses d’asile, les petites structures souffrent d’un sous-financement chronique.
« Ce n’est pas parce que les grands organismes reçoivent de l’argent que ça se rend à nous et qu’on va être capables de survivre. Il faut venir nous donner [le financement] directement », lâche Kisha Estimée en ramassant quelques jouets dans le salon du centre de transition La Traverse, qu’elle a fondé seule il y a presque quatre ans. En plus de sa maison, il existe deux autres centres du même type à Montréal : Le Pont et Foyer du Monde. Ensemble, ces trois organismes forment un regroupement ad hoc appelé le Regroupement des organismes en hébergement pour personnes migrantes (ROHMI).
Cependant, le ministère de l’Immigration du Québec « ne finance aucune initiative personnelle pour de l’hébergement pour personnes immigrantes ou demandeuses d’asile », précise un porte-parole du ministère.
Au Québec, c’est le Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA), relevant du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), qui finance l’offre d’hébergement temporaire destinée aux demandeurs d’asile.
Depuis le début de ses opérations, Mme Estimée fonctionne avec des dons. Une aide récente de la Fondation du Grand Montréal lui a octroyé une subvention de 195 000 $ sur trois ans pour payer le loyer.
« Mais ce n’est pas gratuit, parce que moi, j’ai bâti ça sans subvention. Ça veut dire que, quand les gens ont l’aide sociale, ils sont capables de me payer un petit montant », explique Mme Estimée. Une famille débourse ainsi 590 $ par mois si elle touche l’aide sociale.
Elle doit cependant assumer les frais si quelqu’un est dans le besoin. « Si la personne ne peut pas payer, je vais essayer de trouver une solution. Je vais la garder ici parce que je ne peux pas la laisser dans la rue. »
Kadiatou corrobore ses dires, elle qui a pu voir durant les quatre derniers mois le travail et les efforts déployés à la maison La Traverse. « Je la vois, Kisha ; elle paye parfois de sa poche pour nous faire plaisir. »
Elle sait qu’elle bénéficie d’une exception, car sa situation est complexe. La jeune mère souhaite faire venir sa fille aînée, restée au pays, et voudrait trouver un emploi dans une ONG, elle qui est titulaire d’un diplôme en sociologie des organisations.
D’un océan à l’autre, une même mobilisation
Située dans le quartier populaire et branché d’East Vancouver, en Colombie-Britannique, la maison d’hébergement Kinbrace passe inaperçue. Son fondateur est assis dans le salon lumineux lorsqu’il nous accueille, entouré de jouets. Dans la grande cuisine, c’est le va-et-vient.
« À l’époque, nous voulions répondre aux besoins pressants de notre communauté. Le modèle que nous avons choisi était de mieux comprendre et d’accompagner les gens en vivant avec eux », raconte Loren Balisky. Le cofondateur de la maison Kinbrace, qui compte maintenant neuf unités de logement, a vécu 19 ans dans un des logements avec son épouse et leurs enfants, entourés de demandeurs d’asile.
Ils ont d’abord acquis une grande maison avec sept unités autonomes dans le bâtiment. Celle-ci avait été réaménagée à la fin des années 1980. Après plusieurs années, ils ont acheté la maison voisine.
L’idée est simple : deux familles canadiennes vivent dans le même complexe d’appartements avec six familles de demandeurs d’asile. « C’est une façon très transformatrice d’être ensemble et de cheminer aux côtés de personnes qui subissent un déplacement forcé », explique celui qui a démarré ce projet en collaboration avec son église en 1998.
Aujourd’hui, Kinbrace bénéficie du soutien financier d’une multitude d’organismes à but non lucratif et d’organismes de bienfaisance. La maison d’hébergement touche aussi des dons de la caisse populaire de Vancouver et de particuliers, en plus des produits de plusieurs collectes de fonds. Il n’existe pas beaucoup d’initiatives de la sorte dans la province de l’Ouest.
Des milliers de kilomètres les séparent, mais les projets de Loren Balisky et de Kisha Estimée résultent du même type d’initiative personnelle.
Les réalités sont peut-être différentes – la Colombie-Britannique a accueilli l’an dernier 7 695 demandeurs d’asile, alors que le Québec en a reçu 65 570 au cours de la même période –, mais pour les deux fondateurs, c’est l’humain qui est au cœur de leurs démarches.
« J’ai toujours aimé aider les gens », raconte Kisha Estimée à Montréal, alors que M. Balisky se réjouit qu’en 25 ans, Kinbrace soit devenue « comme un petit village ».
« Quand il s’agit de relations et que ce n’est pas seulement un service, vous ne pouvez plus enfermer les gens ou une population dans des stéréotypes », estime-t-il.
Une situation qui est loin d’être rose
Les difficultés sont nombreuses, et le constat apparaît peu à peu : les gens ont besoin de suivis psychologiques, l’argent pour faire tourner le centre suffit à peine et la demande, elle, ne cesse de grandir.
« Il y a toujours une file devant ma porte. Il y a trois semaines, c’était une file interminable, parce que le PRAIDA les envoie chez moi. Le délai est expiré là-bas, alors ils tentent de trouver un hébergement ici. Nous, on est obligés de faire une liste d’attente, et d’attendre qu’une place se libère pour prendre une nouvelle personne », explique Mme Estimée.
Les délais d’attente sont variables, car elle considère aussi le besoin de la personne, sa situation et sa capacité d’intégration au reste de la maisonnée. Kisha Estimée voit par ailleurs passer de plus en plus de personnes qui ont besoin de soutien psychologique… et même psychiatrique.
« Les gens n’ont pas été suivis par un médecin, ou bien n’ont pas pu parler de leur situation. Une mère monoparentale, par exemple, elle rentre ici au Canada et son conjoint n’est pas là. Ou alors, ses enfants ne sont pas là. Il y a tellement d’histoires et de manière dont ils peuvent souffrir de choc traumatique. Une personne qui est passée par les États-Unis, qui s’est fait violer ou qui s’est fait torturer en chemin. Ces gens-là, ils souffrent », affirme Mme Estimée, qui est habituée aux récits difficiles des personnes qu’elle héberge à Montréal.
Déplacement
Avec la difficulté de trouver un logement abordable, une tendance se dessine : les demandeurs d’asile qui, il y a quelques années, déménageaient dans le quartier vancouvérois doivent maintenant se loger beaucoup plus loin en banlieue. Auparavant, un appartement d’une chambre à coucher dans le quartier coûtait 600 $ par mois. Aujourd’hui, il est à 2 500 $ mensuellement.
Une situation que déplore M. Balisky, puisque cela vient affaiblir le modèle qu’il a mis sur pied et l’importance de garder à proximité de leur premier lieu d’accueil les demandeurs d’asile. « Nous sommes devenus un point d’ancrage où les gens qui restaient chez nous pendant quelques mois déménageaient ensuite dans le quartier. On se voyait dans les rues et ils venaient de temps en temps souper lors du repas hebdomadaire que nous prenons en commun. »
Chez Kinbrace, le fondateur croit qu’il faut construire des logements temporaires de transition pour les demandeurs d’asile, car ceux-ci sont vulnérables. « Je n’ai pas fait de recherches approfondies, mais le succès des demandeurs d’asile qui passent par ici semble directement lié au temps qu’ils ont pu demeurer [dans notre établissement] pour se remettre sur pied. »
Complicité et famille improvisée
Kadiatou change la couche de sa petite dans une chambre qu’elle occupe depuis septembre. Kisha Estimée a fait une exception en considérant la situation que Kadiatou traversait. Quand on lui demande le nom de la petite, tout le monde a le même sourire complice.
« Je l’ai appelée Kisha, nous dit Kadiatou. La manière dont Mme Estimé m’a considérée comme sa propre fille m’a touchée. Je la considère aussi comme ma propre maman, ma deuxième maman. Elle est tout pour moi. »
Ces moments donnent à celle qu’on surnomme la « Mère Teresa de Montréal-Nord » la force de continuer à diriger son centre.
« C’est juste des étoiles dans les yeux, des merveilles depuis quatre ans. J’ai vu des familles grandir ici, j’ai eu une maman avec des triplés. Écoute, il y a beaucoup de choses qui me marquent ici », raconte-t-elle en prenant dans ses bras la petite qui porte son prénom.
À Vancouver, Loren Balisky nous fait faire le tour du propriétaire. Dans la cuisine, un jeune garçon court parmi les employées. Des poules s’échappent de leur enclos dans la cour arrière, et il éclate de rire. La maison, qui a vu passer des centaines de familles, est une place forte où des liens se tissent, parfois pour la vie.
« Nous n’avons pas de limites pour que les gens quittent l’endroit », explique-t-il, conscient du soutien que les résidents reçoivent au fil des semaines.
Aux portes de la rue
« Nous aidons de 40 à 50 personnes par an à passer de l’état de sans-abri à une situation où elles ont un logement permanent. Le profil des demandeurs d’asile est varié. Nous hébergeons des familles, des personnes seules, des mères célibataires et des personnes âgées », explique M. Balisky.
Mais les refuges, autant à Montréal qu’à Vancouver, voient le nombre de demandeurs d’asile augmenter.
Cette tendance inquiète M. Balisky, qui craint pour la santé mentale des demandeurs d’asile qui fréquentent ce type de lieu.
« Je l’entends dire par les demandeurs d’asile qui ont été dans ces refuges – c’est très traumatisant pour eux. Ils sont souvent à Vancouver dans le quartier Downtown Eastside. Ils voient et interagissent avec des personnes qui sont elles-mêmes traumatisées. Ici, à Kinbrace, ils vivent beaucoup de moments de vulnérabilité, mais on les accompagne », estime celui qui croit que le gouvernement manque de vision.
« Le Canada adhère à des accords internationaux assurant une protection [aux réfugiés], ce qui est bien. J’appuie évidemment tout cela, mais personne ne prévoit de ce qui s’en vient. C’est comme fermer les yeux, deviner combien de personnes vont arriver et puis répondre dans l’empressement », soutient-il.
Dans la salle commune de Kinbrace, qui donne sur la cour arrière, un couple afghan échange de manière laborieuse avec un employé de la maison d’hébergement. Le couple se présente à nous en hochant la tête.
M. Balisky secoue la sienne, avant d’expliquer, avec une pointe de détresse, que leur cas, pour leur demande de statut de réfugié, est complexe. Il ajoute qu’ils ont néanmoins le soutien de certains employés pendant la journée : « Je me demande toujours combien de personnes seules se font refuser le statut de réfugié pour de simples erreurs dans ce parcours bureaucratique. »
« Si nous étions vraiment progressistes en tant que pays [...] nous abolirions les barrières et ferions en sorte que les demandeurs d’asile puissent rapidement s’intégrer », déplore-t-il, habitué depuis 25 ans à constater la complexité du système d’immigration.
Des ressources pour aller plus loin :
Centres d’hébergement d’urgence à Montréal