Si la scène hip-hop montréalaise n’a cessé de se développer au fil des années, la place des femmes dans ce milieu n’a commencé à prendre une certaine envergure que depuis une dizaine d’années. Des pionnières du rap local et national ont su paver le chemin pour des artistes émergentes comme SteinZ ou Guessmi mais, selon les principales intéressées, il reste encore beaucoup à faire.
Être une rappeuse dans un monde d’hommes, l’histoire de Guessmi
Si on traverse l’un des ponts dans le nord de Montréal, on atterrit à Laval, une ville qui disparaît des cartes postales. Une municipalité qui concentre parfois les mêmes inégalités sociales que Montréal-Nord : davantage de chômage que la moyenne provinciale et plus de précarité, notamment. La scène hip-hop lavalloise est de ce fait souvent associée à celle de la ville voisine, certaines artistes y dépeignant des problématiques similaires.
Guessmi est une jeune rappeuse lavalloise d’origine tunisienne. Âgée de 23 ans, elle est née et a grandi au Québec. Ayant fréquenté une école musulmane durant l’essentiel de sa scolarité, elle affirme « ne pas avoir été mélangée avec les autres (cultures) de Montréal ». C’est donc depuis son entrée dans l’âge adulte qu’elle s’imprègne du melting-pot montréalais.
Faire de la musique pour que le vent tourne
Pour Guessmi, c’est une évidence : d’aussi loin qu’elle se souvienne, chanter et rapper lui permettent d’aller mieux. « Au début, j’écrivais des textes dans ma chambre. C’était très personnel. Je ne laissais personne les voir, pas même mes amis ; j’étais trop gênée, se souvient-elle, un timide sourire en coin. Puis, un jour, je me suis retrouvée dans un studio d’enregistrement par hasard, en accompagnant un ami. J’ai pris un micro et je me suis essayée. J’ai été surprise par le résultat ; en rentrant chez moi, je savais que je devais faire quelque chose avec ça. »
Les textes de l’artiste lavalloise traitent beaucoup de ses expériences personnelles. « Pour moi, ma musique, c’est comme une manière de me dire que, même quand les choses vont mal, la vie continue et le vent tourne », résume-t-elle.
La séparation de ses parents alors qu’elle était très jeune et l’adaptation à une vie familiale monoparentale l’ont marquée. Écrire est donc devenu plus qu’un passe-temps pour Guessmi ; c’est devenu une nécessité.
« Parfois, on ne me prend pas au sérieux »
« Quand on est une femme dans un monde d’hommes, on a un quotidien difficile », commence l’artiste. Les sourcils froncés, elle prend un temps pour réfléchir, semble convoquer certains souvenirs, puis poursuit. « Tous les jours, c’est un combat. Je sais que je ne devrais pas me victimiser ou me focaliser sur ça, mais c’est la réalité. » Dans une arène majoritairement dominée par les hommes, être une rappeuse constitue un grand défi, mais – précise-t-elle – jamais au point de lui faire douter de sa carrière. « Je ne veux pas qu’on m’associe à quelque chose que je ne suis pas. Je veux simplement avoir une place qu’on respecte, au même titre que si j’étais un homme, car si j’étais un homme, je sais que je ne ferais pas face à la même réalité », continue-t-elle, avant de préciser : « Lorsque je propose des idées, lorsque je demande conseil, lorsque je parle même, parfois, on ne me prend pas au sérieux. »
Guessmi ne mâche pas ses mots pour dénoncer le sexisme qui sévit dans la profession. « Ça ne se limite pas aux artistes. Il n’y a presque pas de femmes dans l’industrie tout court. Des vidéastes, des productrices, des relationnistes de presse, des photographes, des journalistes, etc. Quand je rencontre une femme dans la même industrie que moi, je me dis automatiquement qu’il faut qu’on se serre les coudes, car on vit les mêmes réalités négatives », ajoute-t-elle.
Culture du viol
En tant qu’artiste hip-hop, Guessmi s’inquiète de la place importante qu’occupe la culture du viol dans son industrie. « On a tellement normalisé certaines paroles sexistes et problématiques dans le hip-hop. C’est rendu partout, s’exclame-t-elle. Comme ce sont principalement des hommes qui participent à la production de ces morceaux-là, il est facile de banaliser une réalité qu’ils ne subissent pas. » Visiblement frustrée, elle lève les yeux au ciel avant de poursuivre : « Je vois même des femmes banaliser des paroles qui dégradent les femmes et ne les respectent pas. Je ne comprends pas. C’est tellement imbibé dans nos têtes, et c’est très grave. Des jeunes vont grandir en étant entourés de ce genre de message et ne verront pas le problème lorsqu’un incident sexiste, ou pire, se produira devant eux. Si des propos comme ça sont jugés normaux, on ne doit pas s’étonner ensuite de tous les problèmes que ça entraîne », s’insurge-t-elle.
Dans une optique plus positive, la rappeuse affirme que ce phénomène est de plus en plus pris au sérieux. Elle cite en exemple un morceau du rappeur français Tayc : Quand tu dors. Accusé de vouloir rendre romantique une relation sexuelle non consentie, il a été retiré des plateformes d’écoute au printemps dernier. « Les mentalités changent, le monde de la musique évolue. Il n’est toujours pas comme on voudrait qu’il soit, mais ça s’améliore, c’est mieux que rien », se réjouit-elle.
L’une des solutions au sexisme dans le rap passe, pour elle, par le fait de redonner à sa communauté. « Si je sais qu’une personne m’écoute et qu’elle se sent mieux, c’est plus important que si mille autres m’écoutaient, mais ne ressentaient rien. Je sais que c’est très dur d’être un jeune à Montréal et dans les alentours, encore plus si on est une femme – et encore plus si on est racisée. Je veux que, lorsque les jeunes me voient, ils voient de l’espoir et qu’ils s’amusent sur ma musique ! » conclut l’artiste, un sourire revenu sur les lèvres.
Le rap pour s’exprimer, le cas de SteinZ
Issue du quartier Saint-Laurent, SteinZ est née de parents haïtien et gambien. Se frayant peu à peu un chemin dans l’industrie montréalaise du hip-hop, cette adepte de science-fiction et d’horreur tire son nom de scène de celui de Frankenstein, de l’auteur R.L. Stine et d’Albert Einstein, une personnalité qui la fascine.
Le rap comme purgatoire personnel
Si SteinZ s’est lancée dans le monde du rap, c’est pour qu’un vaste public puisse se reconnaître dans son récit. « Je cherchais toujours une façon plus “officielle” de m’exprimer, de partager ma vie d’une manière qui pourrait avoir un impact », décrit-elle.
Ses influences, ce sont principalement deux rappeuses américaines. « D’abord Doja Cat, car elle m’a permis de découvrir le genre alternatif de rap que je fais. C’est une idole pour moi. Vous pouvez même entendre un peu de Doja Cat dans mon style », explique-t-elle, sourire aux lèvres. « Elle m’a beaucoup inspirée. C’est en l’écoutant que je me suis demandé si je pouvais faire quelque chose de similaire. Elle a gardé son authenticité, même si beaucoup l’ont critiquée. » Autre idole : « Nicki Minaj, une pionnière du rap féminin, évidemment. C’est l’une des premières de notre génération qui aient su se mettre à la même table que les autres rappeurs masculins. » Selon elle, cette dernière l’a influencée « inconsciemment », car elle l’écoute depuis son jeune âge et s’est imbibée de sa présence musicale.
Sur une note plus personnelle, la jeune rappeuse estime que son entourage est aussi l’une de ses grandes sources d’inspiration. « Depuis longtemps, je suis une approche simple : “Toujours s’entourer de gens qui ont un talent similaire au mien et qui réussissent.” C’est une pensée qui peut paraître un peu négative, mais j’ai appris que c’est comme ça qu’on se motive à atteindre sa destination. » Cette maxime, SteinZ l’a apprivoisée en fréquentant le Studio NBS (NotBadSound). C’est d’ailleurs dans cet espace communautaire qu’elle a pu mettre un pied dans l’industrie musicale montréalaise, et qu’elle a rencontré son mentor, Jai Nitai. Au studio qui l’a vue naître en quelque sorte, elle affirme que cette expression prend tout son sens.
La vie est un jeu de cartes
« Un problème qui me tient à cœur, c’est celui des familles brisées. Surtout les familles qui souffrent de l’absence du père », commence-t-elle. « Si vous voyez les statistiques, les familles où le père est absent constituent environ 25 % de la population blanche. Pour les familles hispaniques, ce chiffre monte à 50, 52 %. Et puis, pour les familles noires, ça atteint les 72 % »*, explique-t-elle. « C’est absolument ridicule. C’est sûr qu’il y a des facteurs historiques qui jouent un rôle important dans tout ça », continue-t-elle.
Avec le rap comme exutoire, elle espère, dit-elle, « couper ce cycle qui est toxique ». Pour changer les choses, SteinZ considère que « ne pas désespérer et continuer à bouger, même si les temps semblent durs » contribue à faire face aux conséquences de la monoparentalité. « La manière dont je vois le monde, c’est comme une partie de cartes. Même si j’ai les pires cartes dans mes mains, le jeu n’est pas terminé. C’est terminé lorsque je le décide, et je ne vais pas abandonner. Il y a toujours une manière de bien jouer ses cartes, et c’est ce que je veux faire. »
« Écrire et rapper, c’est une forme de résistance », conclut l’artiste.
Les récits de SteinZ et de Guessmi diffèrent face aux problèmes qui les touchent. Toutefois, ils se rejoignent dans leur désir de révolutionner progressivement leur industrie. Si les problèmes personnels de ces deux femmes se retrouvent au cœur de leurs écrits dans leurs performances, il s’agit, dans les deux cas, d’une forme de résistance.
*Les chiffres au sujet des familles monoparentales sont quasiment similaires aux États-Unis, selon la fondation Annie E. Casey.