“I stole the white man’s suit cuz he stole my land” (« J’ai volé le complet de l’homme blanc, car il m’a volé ma terre »), lance Janelle Niles, vêtue d’un costume-cravate violet dans un restaurant de Kahnawà:ke devant un public majoritairement autochtone. L’humoriste afro-autochtone se produit dans un spectacle intitulé Got Land?.
Accompagnée de plusieurs comédiens autochtones et d’un comédien allochtone, la troupe propose des sketches et des numéros sur la loi 96, le colonialisme, le racisme, les faux Autochtones, les terres volées et les réalités bispirituelles et queer. Assis autour d’une table avant de reprendre la route pour aller visiter d’autres nations de l’Île de la Tortue (expression utilisée par certains peuples autochtones pour désigner l’Amérique du Nord), les comédiens nous expliquent la nécessité des initiatives positives et humoristiques comme Got Land?.
La singularité de l’humour autochtone
« L’humour autochtone est unique, drôle et informatif. Mais eh, certains d’entre nous disent juste que des blagues », peut-on lire sur le site internet du collectif. Ancré dans la culture et les mœurs autochtones depuis des décennies, l’humour est souvent un moyen de dénoncer des injustices ou de donner des leçons de vie. La Converse en discute avec le groupe d’humoristes. « L’humour fait partie de notre culture, il est tellement unique ! Dans nos communautés, on se taquine tout le temps, c’est comme si on était tous des comédiens. On rigole toujours et c’est très amusant », explique Janelle Niles, attablée avec La Converse après son spectacle.
Son collègue Randy Schmucker, le plus jeune de la troupe, renchérit. « C’est quelque chose que j’ai étudié et dont j’ai discuté avec plusieurs personnes. L’humour fait partie de notre tradition et il se retrouve dans notre histoire. On a des blagues sur la société ; il y a des gens qui sont là pour faire des blagues ou tout simplement pour faire du trouble », rapporte le comédien anishnabe. Dans un contexte allochtone, cet humour n’est pas toujours compris. Ne soyez donc pas étonnés si vos amis autochtones vous taquinent souvent.
Changer l’image des Autochtones grâce à l’humour
En passant par l’humour, Got Land? souhaite changer l’image des communautés autochtones sur l’ensemble de l’île de la Tortue. La fondatrice du collectif, Janelle Niles, en a eu l’idée en 2019. Originaire de la Nouvelle-Écosse, elle vit aujourd’hui à Ottawa. Lors de son premier spectacle à micro ouvert à Ottawa, la comédienne s’est vite rendu compte du manque de diversité sur les scènes de la capitale canadienne.
« J’ai réalisé qu’il n’y avait qu’un humoriste noir ou autochtone dans tout le spectacle. Je me suis dit : “Ça ne se peut pas, il doit y avoir plus de personnes autochtones ici !” » confie l’humoriste mi’kmaq. Inspirée par l’humoriste torontois Kenny Robinson, qui a créé un collectif d’humour avec un collectif de comédiens noirs, The Nubian Disciples All-Black Comedy Revue, Janelle décide de créer sa propre troupe. Au début de sa carrière, lorsqu’elle se présentait sur scène dans des espaces blancs, le public ne l’écoutait pas. « Lorsqu’on faisait ce genre de comédie autochtone dans les soirées à micro ouvert et que je m’habillais normalement, les gens ne riaient pas, ne me prêtaient aucune attention, rapporte Janelle. Je me suis dit : “Les gens écoutent des humoristes noirs tout le temps, ils partagent les mêmes histoires que moi, mais je ne reçois pas le même accueil.” Alors, j’ai commencé à porter un veston-cravate et boum ! j’ai commencé à recevoir les rires que je méritais. Parce que, maintenant que je suis assez intelligente pour être écoutée, je ne suis plus menaçante. »
Sur scène, Janelle parle de son rapport au français, de son éducation, de sa relation avec ses parents et de son identité en tant que femme noire et autochtone. Ses sketches sont politiques. « Je suis née noire et autochtone, donc je suis née politique. Chaque jour, chaque seconde, je dois me battre. Je dois dire ce que nous vivons, car c’est comme ça que j’ai grandi », explique la comédienne, ajoutant que sa mère lui parlait souvent de Malcolm X et de Martin Luther King.
« Lorsque je reprends le contrôle de mon identité autochtone, ça devient plus important pour moi de pouvoir faire ce genre d’humour, car nous avons essayé d’être humbles et silencieux pendant trop longtemps, mais plus maintenant !» martèle Janelle avec le sourire. Ses collègues acquiescent.
Une troupe inclusive
Dans le spectacle, on entend des comédiens de plusieurs nations : Janelle Niles qui est Mi’kmaq, Jenn Hayward qui est Métisse, Randy Schmucker qui est Anishinabe, et Mike Bombay qui est Ojibwe.
On y trouve aussi Trevor Thompson, un homme blanc anglophone. Dans son numéro, le comédien parle de racisme, de conspirations et des médias. « Le Canada est-il raciste ? Nous avons posé la question à 25 personnes blanches », lance-t-il au sujet des sondages dans les grands médias canadiens, devant une foule accueillante. À chacun de ses spectacles, le groupe invite un comédien allochtone sur scène. La créatrice Janelle Niles nous explique cette démarche. « Lors de notre premier spectacle, nous avons eu un invité spécial qui n’était pas autochtone. Le public l’a tellement aimé que nous avons décidé d’inviter un comédien non autochtone à chacun de nos spectacles. Ce ne sont pas toujours les mêmes personnes », dit-elle. Et cette décision n’est pas banale, insiste la troupe. « Étant donné la montée de l’extrême droite, faire un spectacle comme le nôtre avec une troupe qui est uniquement autochtone peut être perçu comme du racisme inversé. Ce que nous ne faisons pas », tient à préciser Janelle.
« C’est notre façon d’embaucher la diversité, lance-t-elle à la blague. Je veux m’assurer que mon spectacle soit le plus inclusif possible dans les communautés autochtones. »Le jeune humoriste Randy Schmucker est Anishnabe et européen. « Je suis autochtone, mais je suis aussi gai et vegan. Cela fait aussi de moi une menace pour ma famille traditionnelle blanche », dit-il dans l’introduction de son numéro. Il continue en parlant des « pretendians » (les usurpateurs d’identité autochtone) et de son identité queer. « J’ai découvert que j’étais gai en regardant Pocahontas. Il y avait quelque chose avec John Smith », dit l’humoriste devant un public hilare. « Toute ma vie, j’ai essayé de trouver la réponse à une vieille question : qu’est-ce qui rend l’homme rouge rouge ? Et j’ai réalisé que, lorsque j’ai une date avec un homme blanc et qu’il me corrige sur mes connaissances de l’histoire et de la culture des Premières Nations, c’est ça qui rend l’homme rouge rouge. Et j’imagine que c’est un peu ce que je ressens quand je suis à une date avec mon professeur », continue Randy dans son numéro. Pour les comédiens de la troupe, avec son humour cru et sa répartie, Randy représente l’avenir de l’humour autochtone et de la décolonisation. « Je dirais que je représente un visage de l’intersection, pas nécessairement celui de la décolonisation », nuance le principal intéressé.
« J’ai beaucoup d’expériences uniques en tant que personne queer autochtone ayant grandi dans un milieu urbain. » Dans Got Land?, le comédien dit se sentir apprécié pour ce qu’il est. « Je n’ai à prouver mon identité autochtone et queer à personne », nous confie-t-il. Jenn Hayward est la « auntie », la tante, la mentore du groupe. Dans son numéro, la comédienne métisse de la Saskatchewan parle de sa relation avec ses enfants et son mari, ainsi que de ses privilèges et du français. « Je suis une femme métisse de la Saskatchewan, j’ai grandi dans une ville et il y a des privilèges que j’ai que les autres non pas.
Alors, je ne monte pas sur scène pour représenter quelque chose que je ne suis pas, surtout avec le courant des pretendians », explique la comédienne. « Je connais plusieurs choses liées à la culture de par ma formation, mais cela ne fait pas de moi une personne des Premières Nations, je reste toujours une Métisse. Et je pense que c’est une distinction importante, surtout au Québec », nous dit-elle. La mentore de la troupe pratique l’humour depuis plusieurs années. Pour elle, être humoriste est une manière de porter sa voix. « Une partie de cette voix est celle qui est fâchée, mais je ne suis plus à ce stade. J’ai été victime de tellement de choses dans ma vie.
Je suis à un stade où je veux juste faire des blagues, et c’est là que je me suis rendue dans ma carrière d’humoriste », explique-t-elle avec candeur. La mère de trois enfants estime qu’il est important de montrer la diversité des voix dans le spectacle. Avec chacune de leurs prestations, les comédiens représentent une partie de leur communauté, d’où l’importance de la diversité de leur vécu et des nations dont ils font partie.
La langue
Tout au long du spectacle, les comédiens, qui viennent du reste du Canada, ont parlé du projet de loi 96 et évoqué la manière dont ils le perçoivent en tant qu’Autochtones. Sur scène, Janelle Niles explique qu’elle a grandi en Nouvelle-Écosse, où le français n’était pas enseigné avant la quatrième année. Une fois arrivée à Ottawa, où il était enseigné plus tôt, elle ne comprenait pas la langue. Elle a donc terminé ses études secondaires sans obtenir le moindre crédit en français. La comédienne a résisté et a en effet appris le japonais pendant trois ans, ce qui lui a permis de finir ses études.
« Nous devons résister. Nous ne connaissons même pas notre propre langue, le mi’kmaq est en train de mourir », lance-t-elle devant le public en exprimant sa solidarité envers la nation mohawk, qui est en désaccord avec la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. En entrevue, la comédienne nous explique sa position. « Les francophones ont immigré ici et ils ne sont pas sur leur terre, ils sont des invités sur notre terre. Pourquoi est-ce qu’ils nous incluent dans cet enjeu ? Nous avons d’autres enjeux à régler, comme le trauma intergénérationnel et la perte de nos langues à nous. [...] Je comprends qu’ils souhaitent protéger leur culture, mais ils doivent se rappeler qu’ils sont des invités sur notre terre et ça veut dire nous écouter en premier », déclare-t-elle. Jenn Hayward explique pourquoi la loi 96 fait partie du spectacle.
« Nous n’avions pas entendu parler de la loi avant de faire le spectacle au Québec, il y a un mois. Les gens d’ici nous ont dit que c’était important d’en parler, alors nous nous sommes informés. Nous ne sommes pas ici pour offenser les gens ; nous ne venons pas d’ici. Mais c’est correct de rire de la loi 96, c’est de l’humour. » Arrivant de l’Ouest canadien, Jenn Hayward dit comprendre l’objectif de la loi 96. « On n’apprend rien de l’histoire du Québec, et je viens d’un endroit où on n’apprend pas beaucoup de choses sur le Québec », avoue-t-elle. Mais la langue demeure un aspect important de la Commission de vérité et réconciliation du Canada et, d’après elle, la loi 96 en fait fi.
« Tu peux protéger tes droits, mais tu n’as pas à effacer ceux des autres, et c’est ce que fait cette loi. Pourtant, si nous, les comédiens, allions sur scène et disions qu’on emmerde les personnes blanches, ça ne serait plus drôle. Ils réagiraient de façon négative. Si tu ne fais rien avec gentillesse et amour, tu ne peux rien faire », souligne Jenn Hayward.
Faire de la place pour les autres
Avec Got Land?, le collectif souhaite ouvrir la voie aux comédiens autochtones et changer la perception des nations de l’île de la Tortue. L’aînée de la troupe, Jenn, fait l’éloge de Janelle, sans qui ce projet n’aurait pas été possible. Que conseille la troupe aux aspirants humoristes autochtones ?
« Ça n’a pas été facile pour moi et plusieurs d’entre nous de faire ce travail, et c’est pour cela qu’on existe.
Aujourd’hui, nous sommes là pour nous entraider. Contactez-nous, on veut entendre vos voix, je vais tout faire pour vous aider », conclut Janelle Niles.