Hood Heroes
Hood Heroes - épisode 7 : Ford et son histoire, s'émanciper grâce à la danse
9/6/23
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« Ce que je fais, c’est de la danse. Mais cette danse, elle vient d’une culture, et cette culture, elle est importante. » C’est le respect et l’appréciation de la vie culturelle qui a avant tout poussé Ford McKeown Larose à se lancer dans une carrière fondée sur son amour pour cet art. « Je fais partie de ces jeunes qui n’avaient pas grand-chose. Je me suis accroché à la danse. Je ne pouvais pas me payer des cours privés, et la danse, la culture hip-hop et le street dance m’ont dit : “Tu n’as pas besoin de tout ça.” Des écouteurs, ton corps et ton imagination – t’as juste besoin de ça. Et grâce à ça, aujourd’hui, je suis heureux. »

Surnommé « The Mover », Ford s’est établi dans le monde artistique comme une personnalité engagée et motivée. Aujourd’hui, il gère sa propre compagnie de danse et organise fréquemment des séances de danse gratuites dans le quartier qui l’a vu grandir. Se décrivant comme un « gars de Saint-Michel », il espère pouvoir contribuer au développement artistique des jeunes dans les quartiers de Montréal.

Le « struggle » fait partie du processus

Ford confie qu’au début de sa carrière artistique, son quotidien était marqué par des hauts et des bas. Si sa motivation était à son comble lorsqu’il décida de se consacrer entièrement à la danse, il se souvient aussi de la difficile réalité qu’il a dû surmonter. « Je suis passé par énormément d’étapes. Au début, ça allait, beaucoup d’occasions se présentaient. Mais j’ai dû rapidement m’adapter à la vie de travailleur autonome. Je venais d’arrêter l’école, et je me suis retrouvé seul à devoir me gérer sans aucune éducation économique ou financière. »

Perdu dans cette nouvelle réalité qu’il peine à apprivoiser, le jeune danseur plein d’ambition trouve néanmoins le moyen de se débrouiller dans toutes les situations. « Quand j’ai commencé à négocier mes premiers contrats, je me suis souvenu de mes parents qui négociaient tout le temps lorsqu’on allait au marché aux puces. J’ai alors compris pourquoi c’était important pour eux ; et pourquoi je devais savoir me débrouiller, connaître ma valeur et jamais ne laisser les autres me dévaluer », explique-t-il au sujet de l’esprit de débrouillardise qu’il a rapidement développé.

Parti sur une belle lancée, Ford raconte qu’il y a tout de même quelques problèmes qui se sont dressés sur son chemin. « Il y a d’abord eu un clash culturel. Quand j’ai commencé à travailler, on me donnait principalement des contrats d’enseignement. J’enseignais alors surtout en région, comme à Saint-Jean-sur-Richelieu, Chambly, Blainville, etc. Je sortais beaucoup de Montréal. Moi, je suis un gars de Saint-Michel. Je n’étais pas habitué à quitter le quartier, et encore moins la ville », se remémore Ford. À propos des différences culturelles avec lesquelles il doit composer en enseignant loin de la métropole, il ajoute : « Quand je passais de Saint-Michel à Valleyfield, ça me faisait un gros changement. Je me retrouvais au milieu d’une culture purement québécoise, qui n’était pas trop présente à Montréal. »

Son entrée dans le monde professionnel, marquée par son désir d’accomplir ce que peu de jeunes des quartiers avaient réussi, a vite été rattrapée par la réalité. Si les joies d’être indépendant lui ont permis d’assouvir son besoin d’émancipation, le jeune danseur de Saint-Michel a tout de même vécu certains épisodes moins positifs. « Quand j’ai commencé à travailler avec de grandes compagnies et institutions artistiques, j’ai subi beaucoup de micro-agressions. Je l’ai senti tout au long de ma carrière, qu’il s’agisse de petits termes ou de phrases implicites. La plupart des gens qui travaillent dans ce milieu sont blancs ; quand tu es une personne noire, tu ne peux pas adopter une position de mendiant, tu dois toujours faire deux fois plus de travail », affirme-t-il. Menant une carrière motivée par sa passion, Ford se confie : « Vivre de son art, c’est accorder plusieurs éléments ensemble. C’est une réelle prise de conscience, et je l’ai compris très vite. Si j’avais été issu d’un background différent, l’histoire aurait été différente. Mais comme je viens d’une famille modeste, il fallait que je me débrouille. » Il rappelle ainsi que, derrière ses accomplissements, il y a une histoire marquée par la réalité de son vécu.

Être un adolescent ou un jeune adulte et vivre à Saint-Michel au sein d’une famille d’immigrants de première génération, c’est une réalité qui est souvent entrée en conflit avec celle du rêve de pratiquer son art et de pouvoir en vivre. En misant sur son rêve et en s’appuyant sur sa volonté d’accomplir de grandes choses, Ford a réussi à sortir de la réalité à laquelle il pensait être condamné.

L’histoire derrière la passion

C’est vers 15 ans que Ford commence à se remettre en question. Il explique que, entre l’école et l’église, il n’y avait aucune vie culturelle ou artistique dans son univers. Et, en tant qu’adolescent, sa vie familiale était plutôt oppressante. « Souvent, les parents issus de l’immigration n’ont pas accès à des emplois qui permettent de vivre dignement. Ils doivent se limiter, ont très peu de plaisir… Même s’ils veulent autre chose pour leurs enfants, je me suis senti enfermé. » La pression que ressentait Ford l’a alors poussé à se remettre en question. C’est là qu’est né son désir de liberté.

« Mon désir de liberté, c’est ce qui m’a amené vers la danse, continue le danseur. En 2007, je suis tombé sur une vidéo d’un danseur qui m’a inspiré. Son message parlait beaucoup de liberté et de danse ; et à cette époque, c’est de cela que j’avais besoin. » À propos de sa recherche d’émancipation et de liberté, Ford confie que la danse lui a effectivement permis d’être comblé.

Après la découverte de la danse suivent diverses péripéties. « La danse était toujours dans le fond de ma tête. J’étais tout le temps en train de danser. » La danse est donc venue prendre une place prépondérante dans la vie du jeune citoyen de Saint-Michel, jusqu’à le suivre dans ses activités quotidiennes. « Je me retrouvais même à danser en classe. Je voyais mes professeurs se retourner vers moi en se disant que j’étais peut-être fou. Au cégep, les gens me reconnaissaient même et venaient me dire : “C’est toi, le gars qui danse !” »

« Plus le temps passait, plus je me concentrais sur la danse », relate Ford. Alors qu’il grandissait, son esprit se tournait de plus en plus vers un mode de vie centré sur cet art. Son intérêt pour la danse remonte à l’adolescence, mais c’est à la levée des cours de 2012 (alors que survient le printemps érable au Québec) que Ford voit enfin une occasion concrète de commencer à se consacrer plus sérieusement à la danse. « Il n’y a plus eu de cours pendant neuf mois. J’avais enfin une excuse valable pour danser, je pouvais en profiter. Quand la grève a pris fin, c’était clair dans ma tête, il n’y avait pas de retour en arrière. » À la suite de cette révélation, le jeune Montréalais prend son courage à deux mains et confronte sa mère sur le sujet. « Je lui ai annoncé que j’arrêtais l’école. Ç’a été une conversation difficile et violente. Elle n’était pas du tout d’accord, mais avec le temps, je lui ai prouvé que ça pouvait fonctionner », ajoute-t-il.

Redonner pour inspirer

Faire de sa passion son métier a été la principale raison qui a poussé Ford à se lancer dans la danse. Mais pourquoi s’arrêter là ? Désireux d’avoir une réelle incidence sur la société, le jeune homme décide alors d’aller plus loin. « L’objectif était d’obtenir une certaine reconnaissance afin de pouvoir avoir un effet crédible sur les autres », décrit-il. « C’est pour cela que moi et une associée avons décidé de créer notre propre entreprise de danse. En investissant tout ce temps et tout cet argent, on a eu la reconnaissance nécessaire pour aller concrètement aider et redonner aux jeunes qui étaient privés d’une certaine culture artistique », ajoute l’entrepreneur d’origine haïtienne.

Mais pourquoi un tel intérêt pour les jeunes des quartiers ? Que ce soit dans son quartier d’origine – Saint-Michel – ou d’autres quartiers délaissés de Montréal, Ford affirme se voir dans tous ces jeunes à qui la motivation manque. Inspiré par sa propre expérience de jeune racisé, il raconte : « Quand tu sors de chez toi et que tu vois les gens, tu as vraiment l’impression que les gens ne vivent pas, mais qu’ils survivent. Les jeunes ont l’impression que les seules personnalités qui s’en sortent sont les rappeurs ou les sportifs. Ils pensent que c’est l’une des seules manières de s’en sortir pour de vrai. » Ford rappelle alors qu’il existe de nombreux autres métiers, moins « à la mode » que d’autres, que les jeunes ont souvent tendance à oublier ou à délaisser, mais qui sont tout aussi pertinents. « On a des artistes et des musiciens talentueux dans nos cultures, qui sont invisibles. On doit les mettre de l’avant pour que les jeunes puissent être inspirés et motivés. Ils pourront ainsi se voir en eux et se dire qu’ils peuvent aussi réussir s’ils le veulent. »

« Les jeunes peuvent réussir s’ils le veulent, répète celui qu’on surnomme “The Mover”. Quand je parle de redonner, je ne veux pas transformer les intérêts des jeunes. Je veux les aider à consacrer le travail nécessaire à ce qu’ils aiment afin que ça donne quelque chose au final. » Il veut également montrer qu’il y a de la réussite dans les milieux artistiques des quartiers. « Quand il y a des gens qui vivent leur meilleure vie grâce à leur propre travail, les autres peuvent se dire qu’ils vont faire de même. En leur redonnant de ma passion pour la danse, je transmets ce message, quels que soient les intérêts des jeunes », ajoute-t-il. En évoquant sa propre expérience, Ford souligne la nécessité d’initiatives comme la sienne : « En enseignant à des jeunes, j’ai réalisé que j’aurais moi-même voulu avoir accès à ce genre de personne. »

La réalité du milieu artistique chez les jeunes

En revenant sur l’importance de la vie culturelle et artistique pour les jeunes Montréalais, le danseur professionnel insiste sur la nécessité de miser sur le talent local. « Une grande partie des jeunes suivent ou voient sur les réseaux sociaux des danseurs et des artistes de Montréal, mais ne savent pas qu’ils sont d’ici. Pour eux et pour plusieurs, ce qui est bon, ça doit nécessairement venir des États-Unis ou d’ailleurs. » C’est ce manque de reconnaissance de la qualité et du potentiel des jeunes d’ici, spécialement de ceux des quartiers, où la vie artistique est moins vibrante, qui ralentit l’inclusion des jeunes au milieu artistique. « À Montréal, nous n’avons pas beaucoup de plateformes de promotion pour les artistes qui nous ressemblent. C’est aussi pour ça que les jeunes décident d’aller voir ailleurs », regrette-t-il.

Ford estime que, pour changer les choses, il faut intervenir directement auprès des jeunes. « Je travaille beaucoup dans Saint-Michel, parce que c’est de là que je viens, précise-t-il. C’est un quartier qui a des réalités très similaires à celles des quartiers aux États-Unis. Ce sont aussi de ces mêmes quartiers que proviennent ces danses que j’enseigne. Dans les écoles primaires et secondaires de Montréal, les jeunes dansent ce qui est à la mode – ça fait donc partie des réalités des jeunes des quartiers. »

Si elle représente quelque chose de différent pour chacun, la danse a bel et bien un impact sur la vie des jeunes. Elle est même bénéfique pour ceux qui n’ont pas un pied dans le monde artistique et culturel. «The Mover» a su accorder sa passion et sa réalité de jeune issu de l’immigration à Saint-Michel, tout en étant capable de redonner à sa communauté grâce à ses accomplissements personnels.

Sachant, tout au long de son développement, que son identité de jeune de quartier pouvait entrer en rivalité avec sa réalité de danseur, Ford a néanmoins réussi à créer son propre univers et souhaite aider et inspirer la prochaine génération à comprendre qu’il s’agit d’une réelle possibilité. « En fait, je suis juste un gars du quartier qui a cru en un truc, et ç’a marché », conclut le danseur, le sourire au coin des lèvres.

L’actualité à travers le dialogue.
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