Raccoon dans le studio d'enregistrement K-Status Photo: Ahmed El Moudden
Hood Heroes
Hood Heroes - épisode 5 : Raccoon, le raton qui longe le Mont-Royal
3/3/23
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Avec un parcours jalonné d’obstacles et de défis, Raccoon a habilement transformé ses expériences en une source d’inspiration pour son jeune public. Un samedi soir, tout près de la station Crémazie, La Converse va à la rencontre de Raccoon au Studio Forge pour entamer un dialogue enrichissant sur l’identité de ce rappeur et la façon dont celle-ci le pousse à contribuer à la vie de sa communauté.

Après sa séance d’enregistrement, l’artiste nous invite dans le studio, où une brume pourpre nous enveloppe. Un rythme profond et pulsant remplit la pièce, nous transportant dans le monde du hip-hop. Avec des paroles comme « Tu peux être dope, même si tu n’as rien à vendre », le rappeur dit aux jeunes qu’ils peuvent être respectés, comme de « vrais gars du hood », dans la légalité et sans tomber dans la délinquance. L’artiste redéfinit la réussite et invite les auditeurs à ne pas se fier aux conventions sociales et à chercher leur propre voie. « J’incarne le succès en étant un jeune homme noir des quartiers qui vit de son lyrisme », nous confie-t-il.

Franz Fanon, Noir Désir, Shamyr

Racoon, de son vrai nom, Shamyr Daléus-Louis, a grandi dans le nord-est de la ville, entre les quartiers de Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies et Pointe-aux-Trembles. Sa passion pour la musique et les mots a été cultivée dès sa plus tendre enfance. « Je suis tombé dans la musique parce que je viens d’une famille profondément musicienne. Mon grand frère fait du rap, et ma sœur nous importait les meilleurs sons des États-Unis. Nous sommes de grands fans de la culture hip-hop américaine d’aussi loin que je me souvienne. » De fil en aiguille, le rap français a suscité l’intérêt de ce jeune artiste. « J’ai surtout commencé à m’intéresser au rap quand j’ai découvert le rap engagé de Kery James et de Youssoupha », nous dit-il.

À l’âge de 15 ans, Shamyr s’est procuré l’album Noir Désir de Youssoupha, une œuvre qui l’a profondément marqué. « C’est le premier album que j’aie acheté avec mon argent de poche, j’y étais très attaché, confie-t-il. Youssoupha citait des auteurs comme Frantz Fanon dans ses entrevues. Des auteurs, ainsi que des concepts dont mon père m’avait parlé auparavant. L’album abordait des sujets comme la conscience noire, l’histoire noire, le parcours de l’homme noir, et tout cela était au centre de son processus créatif. Je me suis inspiré de ses combats et de sa manière d’écrire et de percevoir le rap. J’ai également été éduqué sur le hip-hop de cette façon. Plus tard, je me suis intéressé au rap québécois. »

« Entendre des rappeurs français citer des écrivains que mon père m’avait fait lire quand j’étais jeune a créé des liens avec mes parents. J’aime beaucoup écrire, et mes parents sont très littéraires ; donc, c’était une manière de leur présenter le rap en passant par la case du rap engagé », ajoute le rappeur.

« Mes deux parents sont quand même très intégrés ici », dit-il en faisant allusion à leur arrivée d’Haïti à un jeune âge. « Ils m’ont montré la culture d’ici, la culture de mon pays d’origine aussi. Ils m’ont surtout montré comment bouger ici, au Québec. Ils m’ont préparé for le white man, mais en même temps, ils m’ont aussi appris à aimer l’endroit où je suis et à me l’approprier, en me disant : “Tu as droit à ta place ; on n’a pas payé de taxes pour rien », élabore Shamyr sur son éducation.

C’est donc en se fondant sur son enfance et son éducation, et grâce à son intérêt pour la littérature et à quelques ateliers d’écriture qu’il a suivis dans son HLM et au parascolaire que Raccoon a commencé à forger son identité artistique.

« Figui raton laveur »

Le nom de scène de Shamyr, Raccoon, est lié à des habitudes de son adolescence, marquée par le manque de sommeil. « Cela vient de mes années de secondaire. Quand j’arrivais à l’école, j’avais de gros cernes. Donc, mes amis me disaient : “Figui raton laveur”, tu as une face de raton laveur. C’était dû à mon intérêt pour l’écriture, car je passais des nuits à écrire, mais aussi à jouer à des jeux vidéo comme Resident Evil, où il y a une ville fictive, Raccoon City. C’est donc un lien entre tous ces univers », explique le rappeur, autrefois connu sous le nom de Raccity, toujours en référence à Resident Evil et à ses nuits blanches.

Aujourd’hui âgé de 26 ans, Raccoon nous explique que ce nom de scène représente toujours aussi bien son âme rebelle. « Il est considéré comme inoffensif, mais il peut faire ce qu’il veut. C’est l’un des seuls animaux dont l’intelligence n’a pas été mise au service de l’homme », ajoute-t-il avec un sourire en coin.

« Le but, c’est de faire bouger les esprits et les têtes avant le fessier »

Si plusieurs rappeurs Montréalais se spécialisent dans le street rap, où les femmes, les armes et l’argent occupent leur écriture, Raccoon questionne plutôt la société, ses valeurs, ses injustices. « Le rap engagé est un rap qui se veut revendicateur, avec un message à faire passer. Il a pour but de convaincre ou d’approcher un débat, poser une question, pousser les gens à réfléchir », explique l’artiste. En reprenant les mots de Kery James, il approfondit son propos : « Le but, c’est de faire bouger les esprits et les têtes avant le fessier. »

Le Montréalais aborde la dure réalité des quartiers touchés par la violence armée. « Ces temps-ci ça shoot shoot, bang bang/J’peux plus marcher dans l’aile », scande-t-il dans une de ses chansons. « Quand les rappeurs street chantent qu’ils tirent sur les gens, ils dansent quand même. Shoot est la perspective de Raccoon, de l’autre côté du canon. On danse aussi », explique-t-il en commentant la chorégraphie qui accompagne le refrain, symbolique de la résilience de sa communauté.

« L’excellence nous appartient à nous »

Raccoon en train d’enregistrer une chanson dans le studio d’enregistrement de K-Status.   Photo : Ahmed El Moudden

Pour l’immigrant de deuxième génération, la question identitaire est centrale. L’artiste aborde la question dans son dernier album, intitulé C00N : La prophétie. « On m’a déjà dit que je mettais trop de syllabes, que je rappe comme un Blanc », déclare Raccoon, évoquant les paroles de sa chanson C00N.

Il explique que le terme « C00N », qui donne son titre à la chanson et à l’album, « c’est le mot en N que les personnes noires utilisent pour d’autres personnes noires pour dire qu’elles se comportent comme des Blancs, qu’elles sont des white people pleaser ». Historiquement, ce terme, qui vient du mot raton laveur en anglais (raccoon), a été utilisé par des personnes blanches pour désigner péjorativement les personnes noires. Ce mot a été par la suite employé par les Noirs pour désigner un intrus parmi eux.

« Dans les groupes de jeunes, quand un jeune homme noir ou une jeune femme noire se met à “bien parler”, on le destitue de son identité, et la personne devient “white”, “blanche” », élabore Shamyr. Cette réalité le désole. « J’aimerais qu’on enlève cette espèce d’étiquette-là : que ce que je fais s’adresse aux Blancs parce que j’ai un style d’écriture un peu plus soigné… On a de la difficulté à s’aimer, à s’apprécier pour autre chose que la négativité », déplore le Nord-Montréalais.

En abordant cette question, le rappeur engagé insiste sur le fait que « l’excellence n’appartient pas à la blancheur ». « L’excellence nous appartient à nous, souligne le rappeur, la main sur le cœur. On a eu de grands orateurs. On a eu des paroliers. Le lyrisme dans le rap vient de la culture noire à la base. » Pour lui, son album est une campagne pour convaincre la communauté de marcher avec lui.

« Tout comme je veux critiquer les membres de ma communauté pour les cases dans lesquelles nous essayons de nous insérer, il est également important pour moi de leur rappeler que je les aime, que je viens du même endroit et que nous partageons un lien commun », dit-il. Son nouveau collaborateur Jackson ajoute à ce sujet que la chanson Mon Flag de Raccoon, réalisée en collaboration avec le rappeur Izzy-S, a résonné chez de nombreux jeunes Haïtiens.

« Parle à un patnè »

Pendant plus d’un an, Raccoon a travaillé en tant qu’intervenant dans une maison de jeunes. Cette expérience a été une révélation pour lui en ce qui concerne la santé mentale. « Au départ, je voulais me libérer de mes propres complexes et apprendre à parler de choses difficiles, mais plus j’ai travaillé avec les jeunes, plus je les ai côtoyés, plus j’ai animé des ateliers, et plus j’ai compris l’importance de ces discussions. » C’est pour eux qu’il aborde ces questions dans ses textes.

Les pièces de Raccoon sont empreintes d’honnêteté, même lorsqu’elles traitent de sujets difficiles comme la santé mentale. Il nous parle ouvertement de sa propre expérience. « Ma vie n’a pas toujours été facile. Ma famille et moi avons connu des hauts et des bas, y compris une agression armée. Il m’est arrivé de sombrer dans la dépression, comme beaucoup d’autres », confie Raccoon. « Ce n’est pas vrai que seuls les Blancs souffrent de problèmes de santé mentale, ajoute-t-il avec force. Beaucoup de gens que je connaissais souffraient de troubles psychologiques sans que je le sache à l’époque. Certains d’entre eux étaient actifs dans la rue et souffraient de dépression, voire d’un début de schizophrénie. »

Raccoon a une vision claire de son travail. « Je parle de mes propres épreuves pour aider les jeunes Noirs à en parler aussi. Je veux normaliser ces conversations autant que possible, pour briser le tabou qui entoure la santé mentale dans notre communauté. » L’artiste encourage les autres à se confier et à demander de l’aide, car garder tout pour soi ne peut que mener à la détresse.

« Tu peux être beau gosse, talentueux et parfois avoir envie de mourir ; c’est normal, affirme-t-il avec conviction. Mais ne garde pas ça pour toi. Parle à un patnè, consulte un professionnel, ne laisse pas ces pensées toxiques te submerger. Parce que c’est lorsque tu gardes tout à l’intérieur que ça commence à prendre de l’ampleur et à devenir dangereux. »

« Si tu aimes faire du ballet, fais du ballet ! »

Shamyr Daléus-Louis qui contemple son portrait en tant que Raccoon.  Photo : Ahmed El Moudden

Pour conclure, le rappeur remet son chapeau d’intervenant pour transmettre un message inspirant à la jeunesse montréalaise : « DO YOU ! », dit-il avec passion. Il encourage les jeunes à ne pas suivre la foule, mais à suivre leur propre chemin, peu importe ce que cela peut être. « Si tu aimes faire du ballet, fais du ballet ! », insiste-t-il

« Le plus beau cadeau que l’homme noir ou la femme noire peut se faire, c’est l’indépendance d’esprit. C’est très difficile dans un monde occidental majoritairement blanc, où le pouvoir leur appartient », reconnaît Shamyr. « Votre expérience en tant qu’individu est importante, car je sais que lorsqu’un Blanc se réveille, il ne pense pas à la manière dont les autres Blancs le percevront ».

« Si vous voulez rapper, rappez ! L’enregistrement en studio n’est que l’étape finale… Étant jeune, je suivais des ateliers d’écriture de slam, de poésie. » C’est en donnant des ateliers d’écriture de rap qu’il redonne aux jeunes des quartiers. « Je veux rendre les fondamentaux du rap accessibles aux autres, comme ils l’ont été pour moi… J’ai envie de recréer les moments que je vivais quand j’étais plus jeune, quand j’allais à mes cours d’écriture. J’essaie de redonner la piqûre pour l’écriture et, Dieu merci, ça fonctionne encore », dit-il avec un sourire.

L’actualité à travers le dialogue.
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