C’est le 1er juillet, et une foule de personnes se réunit autour du Monument Georges-Étienne Cartier en solidarité avec les peuples autochtones du Canada. Depuis que les restes d’au moins 1505 enfants ont été retrouvés sur le site d’anciens pensionnats, des voix s’élèvent pour annuler la fête du Canada. Des milliers d’autochtones et d’allochtones défilent dans les rues de Montréal en solidarité avec les victimes et les survivants des pensionnats. La couleur de ce 1er juillet n’est pas le blanc ni le rouge, mais bien l’orange.
L’atmosphère, lourde de deuil et de colère, n’est pas du tout aux festivités habituelles du 1er juillet. « Pourquoi on est en orange aujourd’hui? On est en train d’allumer le feu sacré qu’il y a en chacun de nous », affirme Kevin Deer, le chef spirituel de Kahnawake dans son discours d’ouverture.
Plusieurs intervenants adressent leurs propos aux allochtones : « Si vous n’avez pas ce courage que nous, on nous demande tous les jours, à chaque seconde d’avoir, on va aller nulle part », lance la chanteuse inuite Elisapie Isaac. « On va aller nulle part si on ne sent pas que vous aussi, vous avez le courage d’ouvrir les yeux, les oreilles et de commencer à vous conscientiser vous-mêmes. Ça nous donnerait un immense répit! ». Beaucoup d’autochtones présents en ont assez de toujours devoir remettre de l’avant leurs revendications.
La marche du 1er juillet est une occasion pour eux d’alléger un
peu le poids des traumatismes. « Laissez-nous tranquilles, arrêtez de nous poser des questions », nous ont dit certains membres des communautés autochtones. Beaucoup ont aussi exprimé des craintes concernant la couverture de la marche par les médias sur les réseaux sociaux quelques heures avant l’événement. Depuis les nouvelles du pensionnat de Kamloops, les communautés à travers le pays ont été sursollicitées par les médias. Pour beaucoup d’entre elles, ces entrevues constituent un travail émotionnel difficile, voire traumatisant.
Ce n’était pas le moment de poser des questions, mais plutôt de prendre du recul et d’écouter.
Ocean Lewis, une étudiante ojibwé de McGill, donne le dernier témoignage de la journée devant un feu sacré allumé sous l’ancien emplacement de la statue de John A. MacDonald. Devant le plus grand public qu’elle n’ait jamais eu, la jeune femme de Tkaronto, ville aussi appelée Toronto, partage avec émotion son histoire d’abus dans le système d’éducation. L’étudiante de 18 ans en histoire, psychologie et études autochtones reçoit plusieurs acclamations des tambours durant son discours. Elle nous partage aujourd’hui son histoire.
« Je ne m’étais pas sentie autochtone depuis sept ans. Mais un jour, j’ai mis mes habits traditionnels et j’ai dansé avec mon tambour toute seule dans ma chambre. Ce que j’ai ressenti à ce moment-là était indescriptible. »
On s’imagine qu’aujourd’hui a été une journée extrêmement éprouvante émotionnellement. J’apprécie énormément que tu acceptes de me partager ton histoire.
Je suis partante pour des entrevues, même si la journée a été éreintante. Je vois toujours des gens célébrer la fête du Canada et ça me motive à prendre la parole. Je suis aussi extrêmement déçue de la manière dont les grands médias ont couvert l’événement d’aujourd’hui. Plusieurs ont essayé de filmer, même s’il a été clairement indiqué de ne pas le faire. Pour beaucoup de gens qui ont pris la parole aujourd’hui, c’était une journée de deuil collectif.
Tu es une survivante de troisième génération des pensionnats. Ton père est autochtone, et ta mère est pendjabie. Comment ces sujets ont été abordés dans ta famille?
Ma famille a des traumatismes intergénérationnels. Mon père n’est pas en mesure d’avoir ces conversations. Il a beaucoup de problèmes d’identité et de confusion spirituelle à cause de ses expériences dans les externats et les églises catholiques. J’aurais aimé avoir des conversations détaillées avec lui. Il a ses propres problèmes de santé mentale. Je le respecte et je l’aime énormément.
Mon grand-père est allé à la guerre pour défendre le Canada. Mes arrière-grands-parents se sont rencontrés dans les pensionnats et ils se sont affranchis pour devenir des citoyens canadiens. Ils ont dû tout abandonner : leur statut d’autochtone, leur terre, leurs droits à la terre. Ils ne pouvaient plus retourner chez eux dans la réserve. Je veux éduquer les gens sur les enjeux d’affranchissement, comme celui qu’a vécu ma famille.
Ma grand-mère était mon seul vrai lien à notre lignée familiale, avant son décès il y a plusieurs années. En prenant la parole aujourd’hui, je voulais vraiment honorer mon père, ma grand-mère et tous ceux qui m’ont aidée à renouer avec mon identité. J’ai parlé de mes expériences d’abus par des allochtones blancs qui veulent contrôler notre espace et jouer les sauveurs. Et ça, c’est inacceptable car ça a un impact durable.Ma mère n’a pas traité de ces sujets de la manière la plus sensible, elle n’a jamais vraiment compris nos luttes.
Elle a ses propres problèmes d’identité. Elle est née au Koweït, loin de son pays, et elle a dû surmonter les préjugés contre les femmes pendjabies pour devenir avocate. Comme elle, j’ai internalisé le désir d’être blanche. Mais en grandissant, je me suis aperçue que ça ne fonctionnait pas.
Tu as dit dans ton témoignage aujourd’hui que c’est la première fois en sept ans que tu te sens pleinement autochtone. Qu’est-ce qui s’est passé durant cette période?
Je me sentais pleinement autochtone à l’époque où j’allais à l’école autochtone. J’apprenais ma culture et ma langue tous les jours. Je jouais du tambour et je chantais. Même si on m’intimidait, je sentais que ces gens étaient ma famille.J’ai quitté mon école autochtone et j’ai pensé que j’étais la méchante, la traîtresse. Ça m’a affectée pendant des années. J’ai détesté être autochtone pendant longtemps. J’avais une haine profonde envers celle que j’étais plus jeune. Je n’ai pas chanté ou dansé pendant six ans.
Maintenant que je suis plus vieille, je comprends que je suis fièrement autochtone et qu’aucun allochtone ne peut décider de l’amour que je porte à ma culture.La mentalité des bons autochtones et des mauvais autochtones vient de la colonisation. Elle a été utilisée dans les pensionnats et dans le Sixties Scoop. Les autochtones ont été divisés par cette binarité coloniale. C’est tellement difficile de sentir que mon mode de vie n’est pas colonial. La langue ojibwé n’est même pas sur Google Translate! Il n’y a pas de langues autochtones sur Google, donc c’est vraiment difficile pour moi de renouer avec ma culture sans une communauté. C’est une blessure profonde. Mais à Montréal, j’ai trouvé une grande diversité d’autochtones – des Inuits, des Cris, des Algonquins, des Mohawks. J’espère vraiment que ça va me donner une deuxième chance de renouer avec ma culture, parce que je le mérite. Ma lignée familiale mérite de guérir.
Enfant, j’ai été victime d’abus aux mains d’un enseignant blanc qui a essayé d’infiltrer notre communauté. Mon agresseur était un enseignant britannique blanc qui s’était joint à l’école 20 ans plus tôt et qui y est resté. La communauté l’a adopté, il avait une influence énorme sur des élèves très jeunes. Il a entravé nos tentatives de revitalisation et de renouement avec notre culture. Il pensait qu’il pouvait contribuer avec ses mœurs britanniques militaires, mais ce n’était pas ce dont on avait besoin.
Mon agresseur a utilisé ma culture contre moi et a utilisé nos enseignements contre moi. Il m’a accusé de mentir et m’a dit que j’était une menace pour la société parce que je ne voulais pas me conformer. J’étais une enfant traumatisée, j’avais des problèmes à la maison et j’étais très sensible. Il a exploité ces traits contre moi. Si je faisais une erreur, il le prenait très personnellement.Cet homme parlait la langue, il menait les groupes de tambours pour garçons. Il avait un grand rôle dans les cérémonies, il tenait les plumes sacrées, il parlait de nos enseignements culturels. Je comprends qu’on adopte parfois des gens dans nos communautés et qu’on puisse vouloir désespérément des alliés, mais on doit scrupuleusement examiner les allochtones qui nous rejoignent. Il devrait y avoir des vérifications des antécédents dans les écoles.Pendant des années, j’ai cru être la seule. Quand j’ai entendu les témoignages des élèves actuels de mon agresseur, j’ai pleuré. J’espère qu’il y aura justice.
Il est entré dans la communauté à un moment où elle était très vulnérable. Malheureusement, son influence a nui à beaucoup de gens. Les gens qui m’ont intimidée étaient très proches de lui. Je ne peux même pas les blâmer. Son influence sur eux était néfaste et profonde. Sa misogynie et ses autres façons de penser étaient tellement horribles. Mon agresseur a demandé à beaucoup de gens de m’éviter. Il a retourné ses élèves contre moi. J’espère qu’ils vont pouvoir entreprendre sur leur propre guérison maintenant qu’il a été démasqué.
Comment est-ce que renouer avec la communauté autochtone à Montréal a été bénéfique pour toi?
Ça a été très thérapeutique. Dans mon témoignage, j’ai beaucoup parlé de la manière dont je me sens comme une invitée dans ma propre maison quand je joue du tambour, chante, danse, crie et parle ma langue. C’est ma peur d’enfant, avec ses sentiments de culpabilité et de honte, qui me dit que je ne le mérite pas, que je suis une mauvaise autochtone.C’est très thérapeutique de voir que même après toutes ces années, il existe des autochtones qui connaissent mon histoire et qui m’accueillent tout de même à bras ouverts.
Être capable de danser dans mes habits traditionnels, de jouer du tambour, de chanter m’a fait sentir que le lien qui a été rompu il y a plusieurs années est en train de se reconstruire. Il y a eu tellement d’amour et de soutien inconditionnels aujourd’hui. J’ai été émue de voir des milliers de personnes se rassembler, car nos vies sont toujours à risque. Même si j’ai eu des expériences négatives à Montréal, mon déménagement m’a donné une nouvelle perspective. Ça m’a réveillée à toute la haine et la peur internalisées que j’avais en moi.
J’ai appris aujourd’hui que je pouvais utiliser ma voix pour apporter un changement positif et combattre mes démons intérieurs.
Qu’est-ce que tu as fait pour prendre soin de toi et guérir depuis que les nouvelles des pensionnats sont sorties?
Mon dossier d’abus m’a pris énormément de temps durant le mois de juin. Je n’ai rien pu faire pendant une semaine : je ne mangeais presque pas, je n’ai pas quitté ma maison. C’était très dur. J’ai eu des nouvelles qu’on enquêtait sur mon agresseur et ça m’a soulagée d’un gros poids.Récemment, j’ai débuté un nouvel emploi avec Squash Canada. J’étais athlète professionnelle en grandissant, et mon travail porte désormais sur la diversité et l’inclusion dans le squash. Je travaille avec les personnes racisées, les personnes handicapées, les nouveaux arrivants.
On vise à promouvoir le sport et le bien-être auprès de ces populations. J’adore ce sport, j’adore la communauté qui y joue, même si elle a ses problèmes. Une partie de mon travail consiste à faire de la recherche sur les réserves du Canada et de déterminer à quelle distance des terrains de sport et des gymnases elles se situent. Plusieurs communautés sont très éloignées et souffrent de gros problèmes de financement et de sensibilisation. Je n’aurais pas accepté ce poste si mes collègues n’étaient pas déterminés à s’éduquer. J’ai dû discuter avec eux car il y avait des choses qu’ils ne saisissaient pas.
Bien que j’aurais aimé occuper un emploi dans la communauté autochtone, cela n’a pas été possible. Mon emploi actuel d’ambassadrice pour la diversité et l’inclusion est une chance pour moi de montrer aux allochtones que ces enjeux sont vraiment importants. Il ne s’agit pas d’opinions, mais bien de l’histoire et de la situation à laquelle on doit présentement faire face. S’ils souhaitent que je travaille pour eux, ils doivent me laisser revendiquer ces enjeux.
Je participe à beaucoup d’événements. J’en ai fait récemment contre le pipeline Trans Mountain. Je suis une militante pour l’Alliance des étudiants autochtones de McGill, Justice climatique McGill et mon propre groupe de justice raciale. Cet été, je prévois continuer mon emploi, mon militantisme et mon bénévolat.
Durant l’année scolaire, je remets en question les politiques universitaires. En ce moment, les endroits où j’ai le plus l’occasion de changer les choses, ce sont les mondes de l’éducation et du sport.
Comment prévois-tu utiliser ta place dans le système d’éducation et le monde du sport pour guérir la communauté autochtone dont tu fais partie?
J’ai grandi entre deux cultures. D’une part, je suis allée à une école autochtone qui mettait l’accent sur la revitalisation, les traditions, les cérémonies culturelles, et la réclamation de la terre. D’autre part, j’ai grandi dans un monde colonial et moderne. J’ai passé ma vie à trouver l’équilibre entre les deux et à les tenir responsables lorsqu’ils commettent des erreurs. Il y a beaucoup de divisions dans les communautés et de colonialisme internalisé à cause des traumatismes. Je le sens dans le système d’éducation.
Là où les deux mondes se rencontrent, il y a des savoirs universels. Il y a un gros préjugé qui favorise les savoirs européens. Et même si j’aime apprendre et que je parle anglais, les autochtones ont été exclus de ce savoir pendant longtemps. Je me rappelle avoir pris un cours sur les génocides au secondaire et j’ai demandé à l’enseignant pourquoi le génocide des autochtones n’était pas enseigné.
On a parlé de l’Holocauste, du génocide arménien, du génocide rwandais, mais pas du génocide autochtone. J’espère que les enfants retrouvés aujourd’hui réveillent les gens au fait que l’extermination des peuples autochtones était délibérée. Le système d’éducation a été utilisé contre nous.
On a vraiment besoin de reconstruire notre système d’éducation, car l’éducation est pour tous et a besoin d’être diversifiée.
Quelles sont les solutions à cet héritage de colonisation contre les peuples autochtones, et comment tu te vois aller de l’avant?
Le mouvement Land Back est répandu à travers le pays. Même si beaucoup pensent qu’on va juste tout prendre, ce n’est pas vraiment ça l’objectif. C’est plutôt un mouvement dans lequel nous affirmons la place que nous avons toujours eue ici. Les allochtones doivent comprendre qu’aimer le Canada en tant que pays nous blesse. Ce pays a des problèmes de génocide, de colonisation, de racisme, de suprématie blanche et de patriarcat qu’on doit résoudre.
Je pense que la Commission de vérité et réconciliation du Canada et le mouvement Meurtres et disparitions de femmes autochtones sont indispensables. On doit en parler durant les rencontres de travail. On doit avoir des modules anti-racistes obligatoires pour tous les élèves. Tous les Canadiens doivent lire la Commission de vérité et réconciliation et donner des fonds à la Indian Residential School Survivors Society afin de nous donner de la visibilité.
Beaucoup d’autochtones se sentent aliénés. On ne sait pas où est notre place dans la société. On n’a pas de souveraineté. On ne contrôle pas notre propre représentation dans les médias et dans le système d’éducation. Nos histoires sont ignorées en Amérique du Nord.
Nous avons besoin d’être recentrés et d’être à la table de décision dans la Chambre des communes, au Parlement, dans les commissions scolaires. Nous devons être mis de l’avant au sein de ces institutions et pas seulement être consultés. Parce que c’est comme ça que les traités et les pensionnats ont été créés – avec des mensonges, de la tromperie, du manque de respect, du manque de consultation et des barrières linguistiques. Ce déséquilibre de pouvoir n’est pas une opinion car il y a trop de preuves. On nous doit des réparations et la seule façon dont elles peuvent être faites, c’est en tenant les institutions de notre société responsables.
On doit démonter les systèmes racistes dans l’éducation, le monde du sport, le monde des affaires. Mon histoire – changer d’école, être une survivante de troisième génération des pensionnats, me sentir perdue – est la preuve que ces systèmes font du mal.
Qu’est-ce qui te motive à partager ton histoire aujourd’hui?
J’ai eu de la difficulté à gérer les nouvelles de tous ces enfants. Depuis le mois de juin, je suis occupée avec mon propre dossier d’abus. C’était arrivé en même temps que les nouvelles des pensionnats, donc j’étais surchargée émotionnellement. J’étais traumatisée et je me blâmais moi-même pour mes traumatismes. Un traumatisme majeur pour moi, c’est d’avoir été rejetée de ma communauté suite à l’abus que j’ai vécu.
Je veux profiter de mon déménagement à Montréal pour avoir l’occasion de reconnecter avec ma communauté. Et je suis soulagée de voir à quel point différents organismes et différentes personnes sont solidaires.
Quand je suis allée à une vigile pour les enfants il y a un mois, je n’ai pas trouvé la force de parler. Mais depuis, beaucoup de choses se sont passées et j’ai éprouvé le besoin de dire quelque chose, car j’en avais assez de douter de moi-même.