Alors que s’amorce une enquête publique concernant les décès survenus dans les CHSLD durant la pandémie de COVID-19, une dame de 80 ans atteinte d’Alzheimer vient d’être transférée dans une chambre comparable «au trou» en prison, dénoncent ses proches. Micheline Baril habite au CHSLD Saint-Lambert-sur-le Golf, situé en Montérégie, depuis cinq ans. «Tu m’as parquée là», reproche-t-elle encore parfois à son mari. Elle a souvent eu l’idée de sauter en bas du deuxième étage et a parfois arraché le moustiquaire. «Si tu sautes, tu vas te blesser et rester en chaise roulante toute ta vie», l’a avertie son conjoint, Paul Ménard, qui ne pouvait plus s’occuper d’elle à la maison.Depuis le mois de mars, la vie de Micheline a pris un autre tournant. Testée positive à la COVID-19, elle a été mise en isolement dans l’aile D de son CHSLD. L’établissement a fait les manchettes ce printemps pour son manque de personnel et le nombre de cas de COVID-19 en forte augmentation. En juin, Mme Baril a été placée dans une salle vide sans accès à de l’eau (sauf celle de son plateau aux heures des repas) et sans papier de toilette. «On l’a déplacée sans en parler à mon père. Elle n’avait aucun vêtement de rechange ni accessoire de toilette, comme un peigne ou une brosse à cheveux», s’indigne sa fille Sylvie.
« Ma mère a été traitée comme un animal. Sans téléphone ni télévision, elle pleurait et était en train de mourir à petit feu.»
-Sylvie Ménard
Les visites de son conjoint ont toutefois été maintenues. Les règles en temps de pandémie sont rigides. Le port d’un masque, d’une visière et d’une blouse d’hôpital sont obligatoires, et il est interdit de faire entrer quoi que ce soit de l’extérieur. M.Ménard a donc clandestinement dissimulé dans ses sous-vêtements, un étui contenant un tube de dentifrice et une brosse à dents destinés à sa conjointe. «Ma mère est dans sa chambre depuis mars. Personne ne la sort dehors pour sentir le vent ou le soleil. C’est comme si elle était en prison», déplore sa fille Sylvie Ménard.
Mesures de guerre
Pour les personnes souffrant d’Alzheimer, les conditions dans les CHSLD ont été particulièrement pénibles, déplore de son côté la Fédération québécoise des Sociétés Alzheimer. Du jour au lendemain, les visites des proches aidants et des membres de la famille ont été interrompues. «Cela a créé énormément d’anxiété, car ces patients ne reconnaissaient plus le visage de ceux qui entraient dans la chambre. Cela les a perturbés, et ils se sont donc repliés sur eux-mêmes», évalue la directrice générale de la Fédération des Sociétés d’Alzheimer, Sylvie Grenier. L’anxiété générée par cette situation a fait en sorte que certains ont arrêté de se nourrir.
«On a entendu toutes sortes d’histoires d’horreur», ajoute Mme Grenier, qui ne veut cependant blâmer personne. Certains patients voulaient s’enfuir. En conséquence, plusieurs ont reçu une plus forte dose de médicaments.
«On a augmenté la médication afin que les gens dans les CHSLD restent tranquilles. Plusieurs dormaient davantage. C’était le seul moyen, précise Mme Grenier. Car pour éviter la médication, il faut les animer, organiser des activités, s’occuper d’eux, les faire sortir, les faire marcher…»
En l’absence de la famille et des proches aidants, tout cela était impossible. Dans les CHSLD, des patients ont été transférés dans une zone rouge ou jaune. Souvent, les proches ignoraient l’endroit où l’on avait déplacé leur maman ou leur papa. Mme Grenier s’est entretenue avec plusieurs directeurs de CHSLD. Certains lui ont confié qu’ils ne sont pas fiers d’eux. «C’était des mesures de guerre, image-t-elle, face à une pandémie que personne n’avait prévue.»
En mode régression
Cette réclusion, qui a duré environ un mois et demi, a entraîné des séquelles chez les résidents des CHSLD du Québec, dont 80 % souffrent de troubles cognitifs. Ce long isolement, croit Mme Grenier, a favorisé la progression de la maladie de l’Alzheimer et l’accroissement de l’état de confusion chez plusieurs d’entre eux.C’est ce qui s’est passé pour Micheline Baril, selon ses proches. Après son séjour «au trou», la dame était plus confuse à son retour dans sa chambre, a constaté son conjoint. Le Dr Judes Poirier, chercheur, professeur et directeur au centre de recherche Douglas, abonde dans le même sens et explique que la stimulation est vitale pour les patients atteints de cette maladie incurable.
«On sous-estime l’importance de l’interaction avec les gens. Si on ne fait pas d’effort pour s’activer et bouger, la maladie va progresser plus rapidement», observe-t-il. En temps de pandémie, les balades dans les couloirs ont été interdites aux résidents des CHSLD et des centres pour aînés. «Pour leur bien, on les a privés de socialisation, d’activités physiques et de stimulation de la mémoire. C’était la pire chose à faire. C’est comme une balloune dégonflée. Une fois que l’air s’est échappé, on ne peut pas en remettre. C’est irrécupérable. C’est ça, le problème.»
Formations en ligne
Du jour au lendemain, au pic de la COVID-19, des membres de la Croix-Rouge et de l’Armée canadienne sont intervenus auprès des gens atteints d’Alzheimer. Certains n’avaient jamais été en contact avec une personne âgée. «Quand on intervient auprès d’eux, il faut savoir comprendre et interpréter leur comportement. C’est pourquoi on offre une dizaine de formations vidéo», mentionne Sylvie Grenier. Le but est d’outiller toute personne œuvrant dans un milieu d’hébergement public ou privé qui doit accompagner une personne souffrant d’un trouble neurocognitif du type de la maladie d’Alzheimer. Pour les proches des personnes atteintes, ces vidéos représentent une mine d’or d’information. On y décortique notamment les causes, les symptômes, les facteurs de risque et les stratégies de stimulation.
Crainte et franchise
Quant à Paul Ménard, le conjoint de Mme Baril, il ne tient pas à faire de vagues sur sa situation, par crainte de représailles. «J’ai parlé à la directrice et à la travailleuse sociale du centre et je leur ai donné une chance de se virer de bord. Je ne veux pas les blaster», indique M. Ménard, un ancien responsable de l’entretien des centrales électriques chez Hydro-Québec.Entre-temps, La Converse a joint Judith Lecours, la directrice des soins infirmiers du CHLSD Saint-Lambert-sur-le Golf. Nous lui avons demandé s’il était normal que, lors d’un déplacement dans une zone rouge, un patient se retrouve sans accessoires de toilette ni vêtements de rechange.
«Cela se peut qu’il y ait des ratés quand on se dépêche de transférer un patient qui a reçu un test positif à la COVID-19. Il ne faut pas dramatiser», a dit Mme Lecours, qui souligne que la situation est en train de s’améliorer. «Je n’ai rien à cacher, ajoute-t-elle. Nous suivons les directives ministérielles. Les proches aidants et les visiteurs sont encore limités à une personne à la fois. Il faut avoir des règles strictes afin de ne pas revenir en arrière en ce qui concerne le nombre de cas.»
Raz-de-marée
Enfin, le Dr Poirier rappelle que le Québec doit s’attendre à une explosion du nombre de cas d’Alzheimer. «Rendus à un stade avancé ou sévère de la maladie, les patients atteints d’Alzheimer n’écoutent pas. Ils vont ignorer le personnel et aller d’une chambre à l’autre. Dans certains endroits, on isole les unités à l’aide de portes électroniques.» «De plus, les médicaments ont peu d’effet, ajoute-t-il. Le seul moyen de ralentir la progression de la maladie reste la stimulation cognitive, incluant l’interaction sociale, qui maintient les activités cérébrales. Selon le Dr Poirier, les gouvernements ont compris qu’advenant une deuxième vague de COVID-19, il faudra s’occuper de ces personnes vulnérables en premier. «Les autorités savent que le fait de restreindre l’accès de la famille, ce n’est la meilleure idée au monde. Il faudra que les visiteurs continuent de porter un masque et une visière, mais c’est tout de même 10 fois mieux que de ne voir personne.» Le Dr Poirier a récemment pris part à une vidéoconférence avec des experts de l’Italie, du Danemark, de la Suède et de l’Angleterre. «Tous ont fait le même constat: on a oublié les vieux dans les CHSLD pour se concentrer sur les hôpitaux. Ils les ont échappés de la même façon que nous.
Il y a juste l’Allemagne qui a été un peu plus épargnée.»
La raison? «Les Allemands ont mis en place des protocoles stricts afin d’éviter les risques de propagation des virus. Un médecin œuvrant dans un CHSLD ne peut se retrouver dans une clinique où il y a de jeunes enfants aux prises avec la rougeole, par exemple. Ce n’est pas le cas ici, au Québec.» Advenant une deuxième vague, les autorités savent comment gérer la crise et, surtout, comment la contrôler.
«On connaît maintenant les conséquences pour cette population vulnérable que sont les gens atteints d’Alzheimer. On est tous plus sensibles à leur sort, et je souhaite que la deuxième vague soit plus petite», conclut le chercheur.