Il y a deux ans, en plein mois d’août, Mentor Avdiu, alors âgé de 42 ans, s’affairait à réparer le four d’un restaurant de la rue Bernard, dans le Mile End, à Montréal. Au cours de ses pauses, il observait le quartier. De l’autre côté de la rue, on peut voir la façade emblématique, parée de cages à oiseaux, de Tammy, une fleuriste originaire de Hong Kong qui exploitait plusieurs commerces du coin lorsque les loyers étaient abordables et que les enfants étaient jeunes.
La boutique de Drawn and Quarterly, le mythique éditeur de bandes dessinées alternatives, se trouve à une minute de là à peine. Et plus loin, il y a le Dépanneur Café, avec ses concerts matinaux fantaisistes, et le restaurant brésilien, jadis un incontournable, qui a récemment fermé ses portes.
Comme les quelques autres rues qui relient le Mile End à l’arrondissement cossu d’Outremont, ce tronçon d’à peine deux kilomètres comporte deux sections ayant chacune leur caractère propre. Du côté d’Outremont, on observe une avenue plus large, bordée d’immeubles résidentiels, de boutiques haut de gamme et de restaurants donnant sur des trottoirs spacieux.
De ce côté, la rue Bernard mène à la voie ferrée qui a desservi les usines locales pendant une grande partie du XXe siècle. Pendant plusieurs générations, les immeubles résidentiels avoisinants ont logé la population ouvrière immigrée, avant que celle-ci ne se dirige vers les banlieues. Il y avait les catholiques irlandais, les juifs traditionnels venus de l’empire russe au début du XXe siècle et, plus loin, là où les deux rues Bernard se croisent, les hassidim, les Italiens du sud et les Grecs qui sont arrivés ici après la Seconde Guerre mondiale.
« Cette partie de la ville illustre parfaitement sa diversité », déclare Justin Bur, un historien du quartier. À partir des années 1980, les familles de jeunes professionnels et les entreprises de haute technologie ont lentement remplacé les communautés immigrées vieillissantes et les usines abandonnées.
Il y a 10 ans, cet embourgeoisement est devenu si visible qu’il a attiré l’attention d’Allemands de la génération X et du New York Times, ce qui a davantage contribué à la hausse des prix de l’immobilier.
Cependant, ce n’est pas ce que M. Avdiu remarquait lorsqu’il parcourait la rue au cours de l’été 2020. Ce qu’il voyait surtout, c’était le point culminant des efforts de toute une vie, lui qui, adolescent, avait quitté son Albanie natale à pied en direction de la Grèce pour ensuite lancer une entreprise florissante de réparation d’appareils électroménagers à Montréal. Il avait réussi. Il voulait célébrer le fait qu’il avait réussi et, surtout, convaincre son fils de revenir vivre avec lui.
C’est ainsi que les choses se sont passées, aux dires de M. Avdiu. « Tu sais, je pourrais ouvrir un café ici », a-t-il dit au gérant du restaurant dont il venait de réparer le four. Ce dernier l’a tiré vers la porte d’à côté. « Va parler à ces gars-là », lui a-t-il suggéré.
Le café Lori
Deux anciens petits commerces, un cordonnier et un barbier, sont alors attenants au restaurant. Ils appartiennent à la même famille grecque qui s’est installée dans le quartier dans les années 1960 et qui envisage maintenant de déménager en banlieue. M.Avdiu, qui parle grec, conclut rapidement un accord.
Pendant les mois qui suivent, il entreprend de transformer l’espace avec l’aide de sa famille. Il abat le mur qui sépare les deux commerces et remplace les portes de la façade par des vitres. Il recouvre les murs de briques et les habille d’étagères en bois laqué. Des poutres en bois traversent le plafond peint en blanc. Sur un côté, il met un comptoir, où il place une machine à espresso, et installe un tableau, qui indique le menu. Sur les étagères, il dispose des paquets du mélange de café maison, des cafetières, des photos en noir et blanc du Vieux Continent. Des tables et des chaises de bistro meublent l’espace, où l’on retrouve également un canapé orné d’un châle aux couleurs du drapeau albanais.
Durant les Fêtes, on peut y voir un qeleshe, le couvre-chef traditionnel albanais, et une boîte de pandoro, un gâteau de Noël italien. De l’autre côté de la pièce se trouvent un petit comptoir vide et une grande table rectangulaire. Les propriétaires verront plus tard ce qu’ils pourront bien en faire. Et tout ça, ils l’ont accompli de leurs propres mains. L’endroit est si joli qu’une amie de M.Avdiu, designer d’intérieur, ne cache pas son étonnement. Il baptise le café « Lori », du nom d’une marque de café bien connue en Albanie, qui est également le nom de sa propre entreprise de torréfaction. Le café ouvre ses portes en décembre 2020, en pleine pandémie, et Dimitri, son fils, quitte la Grèce pour venir en assurer la gestion.
Le long voyage
C’est en janvier 2013 que Mentor Avdiu débarque à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau avec l’intention de demander l’asile politique. « Mais qu’est-ce que je fais ici ? », se demande-t-il en voyant l’hiver. En un mois, il décroche un emploi de réparateur d’électroménagers dans un atelier appartenant à des Grecs. Il s’y rend à vélo jusqu’à ce qu’il comprenne comment se déplacer en bus. Son frère et son fils le rejoignent à la fin de l’année et, en 2015, il régularise sa situation. Ce n’est pas la première fois qu’il entreprend un tel voyage.
L’Albanie, un pays des Balkans situé au sud-est de l’Europe, compte trois millions d’habitants.
Il est bordé par la Grèce et l’ancienne Yougoslavie, et se trouve en face de l’Italie, de l’autre côté de la mer Adriatique. Depuis l’effondrement du communisme en 1989, des centaines de milliers de personnes, voire plus d’un million, ont fui une économie en déclin et se sont réfugiées en Grèce et en Italie pour occuper des emplois précaires. Aujourd’hui encore, les Albanais représentent une part importante des communautés immigrantes de ces pays.
Mentor se souvient qu’à l’automne 1995, à peine âgé de 13 ans, il s’est rendu dans une petite ville de Grèce centrale, à six jours de marche, avec son père. Il y a récolté des olives.
Plus tard, il a de nouveau pris le chemin de la Grèce à pied, cette fois pour ne plus revenir. Il est devenu apprenti dans un atelier de réparation d’électroménagers. Il est si doué que deux ans plus tard, il se déplace à travers toute la Grèce et se rend même jusqu’en Italie pour réparer des machines à espresso. Après un bref passage au sein de la filiale grecque de Danesi, le fabricant italien de machines à café, M. Avdiu part à son compte.Plus que tout, il souhaite alors honorer les conseils que son père lui a prodigués depuis l’enfance. Il tient à occuper un emploi convenable, à posséder sa propre entreprise.
« Tu dois aller en Amérique du Nord », l’a souvent exhorté son père. C’est la terre des possibilités. « Aux États-Unis, si tu peux. Mais le Canada, c’est bien aussi », lui a-t-il dit. M.Avdiu essaie par tous les moyens d’atteindre l’Amérique, mais il est particulièrement difficile pour les Albanais d’obtenir un visa. Il ne possède aucune documentation grecque qui lui permettrait d’entrer au Canada sans avoir à fournir de raison. Il finit par se procurer un faux passeport grec au marché noir et par tenter sa chance à l’aéroport. C’est ainsi qu’il entre au pays.
En l’espace de cinq ans, M. Avdiu met sur pied son entreprise de réparation à Saint-Laurent, puis il étend ses activités au transport de grains de café torréfiés entre les distributeurs et les commerces.
À son entrepôt de Saint-Laurent, les affaires vont bien, et l’entreprise emploie une douzaine de personnes. Son frère possède également sa propre entreprise de construction. Cependant, son fils, Dimitri, ne supporte pas les hivers. Et surtout, il a laissé derrière lui l’amour. En 2016, âgé de 21 ans, il reprend le chemin de la Grèce et devient videur dans des boîtes de nuit de Patras, une ville portuaire où il élira domicile pendant près de 10 ans. S’il est préoccupé de voir son fils loin de lui, M. Avdiu continue à se bâtir une vie au Québec.
En raison de la proximité de l’Italie, la population albanaise est peu à peu devenue une grande amatrice d’espresso, la blague étant que l’Albanie produit le meilleur espresso à l’extérieur de l’Italie. En se spécialisant dans la réparation de machines à espresso, une expertise qui l’a amené à se rendre en Italie, M. Avdiu est devenu un véritable passionné d’espresso.
Et il n’a pas réussi à se satisfaire des produits offerts ici. C’est ainsi qu’avec l’aide d’un ami, il a commencé à torréfier son propre mélange de grains de café. Il s’est mis à préparer un mélange à la fois amer et dense, proche de celui auquel il était habitué en Europe. Quelques cafés de la métropole l’ont adopté. Mais qui aurait pu dire qu’un jour, Mentor Avdiu aurait son propre café ?
Dimitri s’est marié en Grèce, et son travail de videur de boîte de nuit a fini par lui peser. « Il faut que tu le ramènes ici », lui a conseillé un ami qui venait de rendre visite à son fils à Patras.
M.Avdiu m’a raconté avoir eu une longue conversation avec son fils au téléphone lorsqu’il a signé le bail sur la rue Bernard. « Je lui ai dit : “Es-tu prêt à gérer l’entreprise ? Tu ne peux pas me décevoir.” [Dimitri] a hésité un peu, mais il s’est finalement décidé et a accepté. » C’est ainsi qu’il est revenu à Montréal.Les deux hommes ont commencé en servant des muffins et des bureks, ces pâtisseries salées enrobées de pâte filo que les Grecs appellent pitas, et de l’espresso amer apprécié par les membres de la communauté albanaise. Ces derniers ne sont pas nécessairement des habitués du quartier.
La population, estimée à quelques milliers de personnes, est majoritairement dispersée dans les banlieues et les quartiers où les nouveaux arrivants sont plus présents, soit Saint-Laurent, LaSalle, Côte-des-Neiges et, plus loin, Laval, Longueuil et même Terrebonne.
Sont d’abord arrivés les étudiants francophones ou ceux qui avaient étudié en France et qui connaissaient déjà la langue. La crise grecque de 2010 en a amené des centaines d’autres, dont plusieurs se sont mis en quête d’un emploi dans les commerces grecs de l’avenue du Parc. Puis sont arrivés les ouvriers du bâtiment.
Le café rom
En mars dernier, Dimitri a expulsé un client albanais du café. Son père et lui ont déployé le drapeau rom sur le comptoir, dans la partie inoccupée du local. Ce client s’est plaint : « Vous gâchez tout avec ça », a-t-il déclaré. Dimitri, qui peut avoir la mèche courte, lui a dit : « Tu sors d’ici tout de suite ou je te mets dehors. Je n’ai pas besoin de ton argent sale. »
Les Avdiu sont des Roms d’Albanie. Le pays compte des dizaines de milliers de Roms, un nombre parfois estimé à près de 100 000. Mentor Avdiu fait partie des Mechkars, un peuple rom qui, dans la région centrale de l’Albanie, se spécialise dans les travaux agricoles.
Si de nombreux Roms ont émigré, les Roms albanais sont peu nombreux à Montréal.À Levan, le village où M. Avdiu a grandi en Albanie, 24 personnes ont été tuées en 1997 lors d’un conflit entre gangs albanais roms et non roms. Et même s’il n’y était pas – il vivait en Grèce à ce moment-là –, il n’a plus voulu subir ce racisme. En 2015, il a même obtenu ses documents de demande d’asile politique en invoquant le racisme endémique dont il a fait l’objet toute sa vie. Néanmoins, il sait naviguer parmi les Roms et les non-Roms, et un grand nombre de ses amis sont Albanais.La télévision placée dans le coin de la pièce diffuse une musique albanaise en sourdine et, dans les haut-parleurs, on entend également une autre chaîne de musique albanaise.
Soixante-dix pour cent de la clientèle du café Lori est albanaise et compte notamment des gens qui se déplacent le dimanche depuis les banlieues, des ouvriers du bâtiment qui vont y prendre leur pause-café et un interprète de français qui conseille les demandeurs d’asile dans leurs démarches administratives. Le café goûte « comme celui que nous avons à la maison », disent-ils. Des Grecs fréquentent également l’endroit, notamment les amis de Dimitri qui viennent de s’installer à Montréal.
L’entrepreneur entame sa journée de travail en téléphonant à sa mère en Albanie, à sa fille, restée en Grèce, et à sa conjointe, également en Albanie.
Il espère pouvoir les faire venir ici un jour. Puis, il se rend à Saint-Laurent, dans son atelier de réparation d’électroménagers. Il passe ensuite ici, rue Bernard, au café Lori.Il ne s’attend pas à ce que son secteur d’activité se redresse de si tôt. C’est difficile de trouver du personnel permanent. La pâtissière qui confectionnait des bureks a dû cesser de travailler en raison de problèmes familiaux, et chez Lori, on sert maintenant des spanakopitas et des tiropitas préparés par un fournisseur grec.
Le café vient d’obtenir un permis qui lui permettra d’aménager une terrasse sur le trottoir pendant l’été. Les choses finiront bien par se placer. Le plus important, pour lui, c’est que sa famille demeure près de lui. L’année dernière, M. Avdiu est devenu grand-père d’un petit garçon prénommé Hysni, dont il s’occupe le week-end alors que la famille se réunit sur le canapé du café. Mentor Avdiu explique que, si le drapeau rom est affiché dans son café depuis février dernier, c’est par fierté. Être Rom, c’est une identité qui a déterminé sa vie, celle d’un travailleur acharné, doté d’un bon sens des affaires et issu d’une famille très unie, qui, peu importe son parcours, va s’en sortir.
Ce qu’il souhaite, c’est organiser une fête rom et que toute la communauté puisse venir au café Lori. Et ils commencent à affluer – lentement, mais sûrement. Nik, un étudiant en génie chimique de 23 ans, est un Rom de Grèce. Il est attablé au café. Dehors, le va-et-vient des jeunes professionnels, des étudiants, des aînés immigrants qui habitent toujours le quartier et des hassidim rythme la vie du quartier. « Vous appelez peut-être cet endroit un café albanais », dit Nik en sirotant un espresso.
« On y entend parler albanais, c’est vrai. Mais pour moi, ce sera toujours le café rom, l’endroit où je peux parler ma langue, où les gens me comprennent et me répondent dans cette langue. »