Alors qu’une invasion terrestre sur la ville frontalière de Rafah est imminente, selon le gouvernement israélien, les quelque 1,7 million de personnes réfugiées au point de passage entre la Palestine et l’Égypte vivent dans un état d’horreur permanent, rapporte Ibrahim Isbitah. Ce journaliste et réalisateur de films ne dort presque plus et n’a qu’une chose en tête : sauver sa famille et montrer la réalité quotidienne des Palestiniens assiégés.
« Priez pour nous ! » s’exclame Ibrahim, assis devant son téléphone cellulaire dans une tente qui lui sert d’abri dans la ville de Rafah.
Avant les bombardements actuels sur la bande de Gaza, Ibrahim était fixeur, c’est-à-dire un journaliste pour les journalistes étrangers qui viennent couvrir les histoires de l’enclave, et réalisateur de films. Depuis le 7 octobre, il renseigne le monde au sujet du quotidien de Gaza sur ses réseaux sociaux.
« Ce qui nous rend heureux, lorsque nous avons la chance de retrouver une connexion Internet, c’est de voir que les gens manifestent, parlent de ce qui se passe à Gaza. On se sent compris », avance-t-il, même s’il est globalement déçu de la couverture médiatique internationale.
« J’ai fait un live avec des médias qui ne me croyaient pas, raconte-t-il. Parfois, nous avons l’impression de ne pas vivre dans le même monde ou sur la même planète. »
Un besoin de montrer la réalité
« Ce sont vraiment les réseaux sociaux qui nous sauvent », croit Ibrahim. Dès qu’il retrouve Internet, il témoigne, rapportant principalement que tout ce que les gens font consiste à partager des vidéos ou des informations sur la situation à leurs proches ou sur leur compte.
Les besoins de base sont impossibles à satisfaire. Depuis quelque temps, il reçoit des nouvelles d’amis qui sont restés dans le nord de Gaza et qui se nourrissent avec des croquettes pour animaux moulues.
« Ce qui me rend triste, c’est de penser à ma maison, à la vie d’avant, et de la comparer à maintenant », explique Ibrahim, les larmes aux yeux. Un article publié dans le quotidien israélien Haaretz a d’ailleurs provoqué une controverse : deux réservistes expliquent qu’ils cuisinent, photos à l’appui, des plats dans des cuisines abandonnées de maisons évacuées à Gaza avec « un sentiment mitigé ».
Plus d’un demi-million de Gazaouis, soit 25 % des ménages de l’enclave, vivent dans une « situation de faim catastrophique », rapporte le Programme alimentaire mondial (PAM).
« Croyez-moi, si nous sommes chanceux, nous pouvons dormir quatre ou cinq heures par nuit. Des avions nous survolent toute la nuit, les bombardements n’arrêtent pas, et tu te dis que d’une minute à l’autre quelque chose va arriver, relate le réalisateur. Nous n’avons pas d’oreiller, de toute manière, ce n’est pas du tout confortable. »
Occupé toute la journée à filmer, il se dit qu’il réussira bien à dormir. Impossible de fermer l’œil, cependant. « Mes amis m’ont vu en ligne, et je leur ai dit : “Je suis traumatisé, j’ai entendu aux nouvelles qu’il risque d’y avoir une invasion sur Rafah, et je me demande où je dois aller, comment je vais protéger ma famille…” Ma mère a besoin d’une dialyse trois fois par semaine… Que vais-je faire ? », raconte-t-il.
La situation actuelle n’a rien à voir avec ce qu’il a déjà vu, bien que l’enclave palestinienne de 365 km2 – plus petite que l’île de Montréal – ait connu son lot de bombardements depuis 2006. Ibrahim n’a jamais vu cela : « Si vous demandez aux gens ici, tout le monde veut partir. [...] Normalement, aucun Palestinien ne veut quitter sa terre, mais après ce que nous avons vu, personne ne veut plus rester ici. »
L’ONG Human Rights Watch qualifie de « catastrophique et illégale » l’évacuation de Rafah. Dans un communiqué, une chercheuse de l’organisme, Nadia Hardman, avance qu’« il n’y a aucun lieu sûr à Gaza ; la communauté internationale devrait prendre des mesures pour prévenir de nouvelles atrocités ».
Des enfants traumatisés
Ibrahim documente souvent le sort des enfants dans la bande de Gaza. Il est le père de quatre enfants, et leur sort collectif le touche et le préoccupe. Il s’inquiète énormément, surtout lorsqu’il voit des jeunes complètement traumatisés par la situation. C’est le cas d’une fillette amputée d’une jambe à qui il a voulu parler et qui refusait d’adresser la parole à quiconque.
« Cela fait deux mois qu’elle refuse de parler. Nous avons essayé de lui donner des jouets, de la nourriture, elle ne parle pas », désespère-t-il.
Dans une vidéo publiée le 15 février 2024, il partage l’histoire du petit Elias. Ce garçon du nord de Gaza a dû être amputé à l’hôpital américain de Gaza. Plusieurs personnes s’organisent pour qu’il puisse être évacué en priorité de la bande de Gaza afin qu’on lui fabrique une prothèse. « On lui promet qu’il aura la jambe de Spiderman, qu’il sera le prochain Spiderman », lance Ibrahim en faisant allusion au super-héros aux pouvoirs de l’araignée.
En entrevue, il raconte qu’en jouant avec son fils de sept ans, il a remarqué que ce dernier avait des cheveux blancs.
« La situation est difficile pour les enfants [...] ils ont peur d’être dehors, ils sont profondément tristes. Ceux qui sont blessés sont traumatisés. » La suite l’inquiète aussi : après la fin de cette campagne de bombardements, il faudra une thérapie collective pour tous les habitants de l’enclave.
Ibrahim partage aussi une vidéo dans laquelle des jeunes sautent sur un trampoline au milieu des tentes, le lendemain. Il demande : « Pouvez-vous imaginer que cela fait quatre mois que ces enfants sont pris au milieu de cette guerre et qu’ils font face à la famine et ne vont plus à l’école ? »
Dans une publication sur Facebook qui date du 31 décembre 2023, Ibrahim s’exprime avec amertume : « Si vous venez de Gaza, votre vie est construite autour des évacuations [...] Petit, je dormais avec mes espadrilles juste à côté de mon oreiller », écrivait-il après 92 jours de bombardements sur Gaza.
Sa fille de quatre ans a déjà vécu deux guerres. « Quel genre d’avenir je lui donne si on reste à Gaza ? lâche-t-il lors d’un entretien avec La Converse. Il n’y a pas d’école, pas de mosquée, pas d’espoir. »
Le prix de la guerre
Pour les citoyens déplacés, il manque de tout.
« Riches et pauvres, nous sommes dans la même situation : même si vous avez de l’argent, il n’y a rien à acheter dans les marchés », explique Ibrahim, qui dit que ce qui est disponible est très cher. Les choses se vendent 10 fois le prix. Il rappelle aussi que personne ne travaille en ce moment. Il n’y a donc aucune entrée d’argent possible.
« Nous empruntons de l’argent à gauche et à droite, et les gens commencent à se transformer en voleurs. Ils n’ont pas le choix, ils sont affamés, raconte-t-il. Si nous ne mourons pas de la guerre, nous allons mourir de faim. »
Une campagne de sociofinancement pour venir au Canada
Il faudra de nombreuses années pour reconstruire les immeubles, les écoles, les bibliothèques, les universités, les lieux de culte qui ont été complètement démolis par les attaques de l’Armée de défense d’Israël. « J’ai le temps de mourir deux fois », s’indigne Ibrahim.
Entre-temps, comme deux de ses frères résident au Canada, il a décidé que c’est ici qu’il souhaitait s’établir. Mais il n’a pas encore eu de nouvelles à la suite de la demande qu’ils ont soumise quelques jours à peine après l’ouverture du programme de visa spécial annoncé par Ottawa.
Ibrahim ne comprend pas la lenteur des procédures, considérant la guerre qui fait rage. « Nous avons fait une demande dès l’ouverture du programme, nous avons payé pour faire cette demande, nous avons payé pour les traductions, mais depuis ce temps, nous n’avons rien entendu [de la part du gouvernement canadien]. »
« On parle d’une situation de guerre, pas d’un moment normal où il est compréhensible de prendre son temps à savoir si je peux venir ou pas. [...] Si vous voulez nous aider, pourquoi prendre autant de temps ? » Il pense que ce programme, qui vise à offrir 1 000 visas de résidence temporaire à des Palestiniens de Gaza et qui a été annoncé par le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté le 9 janvier dernier, sert peut-être à calmer l’ardeur des manifestants canadiens.
Malgré tout, il garde espoir : « Quand j’aide les autres, cela me donne de l’espoir. »
« Nous n’avons pas toujours l’électricité, nous pouvons mourir à tout moment : n’arrêtez pas de parler de nous », implore-t-il.