La première édition de la Semaine jazz de Saint-Henri a eu lieu du 3 au 8 mai dernier. Photo: Jimmy Karamanis
Culture G
Réunir la communauté au rythme du jazz
20/5/22
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Le mardi 3 mai 2022, à midi, un duo de musiciens inaugure la première édition de la Semaine jazz de Saint-Henri avec un concert en plein air à la place du Bonheur-d’Occasion. Quelques amateurs sont là, et les curieux s’arrêtent, profitant du soleil et de la musique. Jason Magellan, qui a 18 ans, passait par là pour se rendre chez l’optométriste. Il habite le quartier voisin, la Petite-Bourgogne, depuis qu’il a cinq ans. « C’est ma passion », dit-il de la musique.

Jason est un pianiste autodidacte. « Je joue seulement chez moi », dit-il. La COVID rend les choses difficiles. « C’est juste un passe-temps, mais j’aimerais prendre ça plus au sérieux », ajoute le jeune musicien qui aime le stride, le ragtime et le blues. Il aime également le classique et, à l’école secondaire, il a appris à jouer du trombone.

« J’ai appris le piano et à lire la musique par moi-même. J’ai pratiqué et pratiqué, et c’est venu comme ça », raconte Jason. Son amour du jazz lui a été transmis dans la communauté, dans le quartier berceau de cette musique à Montréal.

Jason Megellan, musicien, à la Place du Bonheur-d'Occasion
Photo : Christelle Saint-Julien

« Je n’étais pas au courant ; une chance que je passais par là ! » s’exclame-t-il en parlant du festival de musique. « Je trouve ça vraiment cool qu’ils fassent ça ici ; la dernière fois, j’étais vraiment petit », poursuit Jason en se remémorant la dernière fois qu’il a entendu un concert extérieur dans le coin.

Rendre la musique accessible à tous

« La Petite-Bourgogne, c’est le nom gentrifié de ce quartier », explique Valérie Lacombe, musicienne et cofondatrice de la Société de Jazz de Saint-Henri, l’organisme à but non lucratif qui chapeaute le festival. En 1966, un programme de renouvellement urbain a donné à l’endroit son nouveau nom.

Jusque-là, les limites entre le quartier populaire anglophone, où était concentrée la population noire de la ville, et le quartier populaire francophone qu’était Saint-Henri, étaient floues. En 2019, Valérie et Sam Kirmayer ont fondé la SJSH dans une optique communautaire. « L’idée originale était d’offrir un autre espace que les universités pour bâtir une communauté, échanger, pratiquer une tradition orale », explique Valérie. Le couple de musiciens habite le quartier depuis huit ans. À son arrivée à Saint-Henri, alors fraîchement diplômé en guitare jazz, et à la recherche d’une communauté jazz dans le quartier historique, Sam fréquente les établissements du quartier pour y jouer.

Les jams hebdomadaires, qui ont lieu dans des bars et des restaurants du coin, deviennent des événements appréciés dans le quartier.

« Des gens de différentes générations venaient, ce qui n’arrive pas souvent quand il s’agit de jazz », raconte-t-il. Au fil des ans, ces jams ont eux-mêmes bâti une communauté. Tout le monde pouvait y participer. « Ça nous a juste prouvé que le jazz est une musique qui peut rassembler les gens. C’est une musique puissante qui permet aux gens d’être eux-mêmes, et d’être ensemble », affirme Valérie.

Sam Kirmayer et Valérie Lacombe.
Photo: Pablo Ortiz

Puis, la pandémie frappe, et l’idée de créer un festival mettant à l’honneur le jazz et la communauté – à l’endroit même d’où cette musique est issue – germe. En quatre mois, après avoir obtenu le financement nécessaire, les cinq membres du conseil d’administration se mettent au travail avec détermination pour organiser la Semaine jazz de Saint-Henri. Il fallait d’abord s’assurer d’avoir les ressources financières avant de se lancer. « Nous en avons assez que les artistes et les musiciens, comme les musiciens de jazz, ne soient pas payés décemment », dit Sam.L’organisation, exclusivement bénévole, met tout sur pied en quelques semaines : une vingtaine d’événements, dont des concerts, des séances d’écoute, des classes de maître et des discussions, sont prévus pendant six jours. L’objectif est de renforcer la communauté par le biais du jazz. Les musiciens sont embauchés, tout est planifié.

Est-ce que les gens vont être au rendez-vous ?

Une invitation ouverte

Le dimanche 8 mai à 23 h, le festival tire à sa fin dans une ambiance survoltée. Les cinq membres du conseil d’administration – Valérie Lacombe, Sam Kirmayer, Carolina Guevara, Ariane Perreault et Mark Dawson – prennent un moment pour faire le point. L’équipe vient de passer les six jours précédents à porter tous les chapeaux sur le terrain pour assurer le bon fonctionnement de la Semaine jazz de Saint-Henri, et plusieurs mois à planifier les activités.

Tous les billets de chacun des événements se sont envolés, et les salles ont été remplies au maximum à chaque représentation.« Les gens sont venus », se réjouit Ariane Perreault, la responsable des communications. Personne n’aurait pu prévoir que les concerts se déroulent finalement lieu à guichets fermés. L’OBNL n’a pu compter sur les services d’un agent publicitaire pour le festival : le budget était serré, et les délais l’étaient encore plus. « On travaille depuis longtemps et on ne pouvait voir les résultats, ajoute Ariane.

Maintenant, on peut aussi voir ce que ça peut devenir. Ce qui l’a le plus marquée, ce sont tous les curieux qui sont venus vivre une première expérience du jazz, dit celle qui a déjà résidé à Saint-Henri et qui y travaille. Son amour du quartier est l’une des raisons qui l’ont poussée à se joindre au projet. « Quand j’ai emménagé ici, mon père m’a parlé de l’histoire du quartier, et des communautés noires qui sont arrivées ici ; c’est quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler », se souvient-elle.La dernière fois que Carolina Guevara, coordonnatrice de projet à la SJSH, est allée au Festival International de Jazz de Montréal, elle n’a pas apprécié son expérience. « Le Festival de Jazz d’aujourd’hui est une affaire d’intérêts commerciaux, dit l’urbaniste de métier, qui termine sa maîtrise dans ce domaine.

Ça m’a fait penser à la façon dont la ville a investi dans la transformation de la Place des Arts, principalement pour cet événement. » « Cela signifie-t-il que les musiciens d’une ville font vivre le jazz, ou bien que ce sont les endroits, ou le manque d’endroits, qui dictent où le jazz se vit ? » demande Carolina. Elle pousse la réflexion encore plus loin. « À quel point l’étiquette du jazz est-elle superficielle ? Comment se fait-il, même s’il y a des musiciens fantastiques et des écoles, qu’on n’entende pas plus de jazz, ou parler de jazz ? » Les circonstances ont fait que, plutôt que d’écrire un article universitaire sur le sujet, elle s’est jointe au conseil d’administration de la SJSH et que, aujourd’hui, elle se consacre à l’organisation du festival avec le reste de l’équipe.

Selon elle, ce type d’événement est essentiel dans une ville. « Il est nécessaire d’avoir ce genre d’activité afin de créer des lieux et d’associer ces activités à une communauté de gens qui peuvent y contribuer, et façonner l’imaginaire collectif », affirme la coordonnatrice.

Mark Dawson, directeur artistique de la SJSH, a pu observer de près ces liens qui existent entre la musique et la vie sociale. « Il ne s’agit pas seulement de jazz, de Saint-Henri ou de la communauté, mais de beaucoup plus : de toutes ces choses à la fois, et où elles se rejoignent », décrit-il.

Caroline Guevara et Mark Dawson, à l'organisation du festival.
Photo: Pierre Langlois

Valérie Lacombe, la cofondatrice du festival, croit surtout que les gens ont tissé des liens d’abord par intérêt pour la performance musicale, puis grâce au pouvoir de la musique. « La musique live a le pouvoir de rapprocher les gens », affirme-t-elle.

Le nouveau club en ville

Dans le cadre de la Semaine jazz de Saint-Henri, trois têtes d’affiche new-yorkaises – Jeremy Pelt, la saxophoniste Nicole Glover et le batteur Billy Drummond – se partageront la scène chaque jour dès 19 h. Dans la tradition du jazz, ils seront accompagnés de musiciens locaux et américains jouant au sein de groupes réunis le temps de quelques concerts.

Ces prestations seront suivies d’un second concert présenté par des musiciens locaux, puis d’un jam, ce genre de cercle musical auquel tout le monde peut se joindre. « Vous allez me voir jouer ! » déclare Jason. Depuis quelques semaines, le nouvel établissement Basement se transforme régulièrement en club de jazz de quartier. Durant le festival, l’ambiance est à la fête entre ses murs. On se sent transporté dans une autre époque quand on se trouve dans la salle à l’éclairage tamisé, avec un public attentif et des musiciens qui nourrissent l’ambiance. La file pour les concerts gratuits s’allonge dehors. Le jam continue jusqu’aux petites heures du matin, comme si rien d’autre ne comptait.

À la soirée inaugurale de la Semaine jazz, Jason est dans le public. Le jeune musicien sera l’un des derniers à quitter le festival ce soir-là. Il rencontre les musiciens et l’équipe. Au jam, un musicien venu d’Ottawa lui donne un cours improvisé de théorie. « C’était trop le fun, j’ai adoré, je vais revenir demain », dit-il. « Tout ça, on l’a créé pour lui », déclare Valérie Lacombe avec gratitude. Si le jeune homme s’est trouvé là par hasard, il faudra redoubler d’effort pour que des jeunes du quartier s’y retrouvent, et que les communautés noires s’y réunissent.

L’un des objectifs de la SJSH est de mettre un lieu à la disposition de tous. « Le but est de créer un espace pour que les gens puissent se rencontrer, avoir un espace créatif, mais un endroit où ils puissent aussi simplement venir. Je veux que les gens sentent qu’il y a un espace pour eux », déclare Valérie.

Cette invitation s’adresse tout particulièrement aux jeunes des environs, surtout à ceux qui sont traditionnellement exclus des institutions musicales. « Je veux qu’ils sachent qu’ils peuvent venir et qu’ils peuvent voir les meilleurs musiciens, et voir des gens de leur âge jouer, qu’ils peuvent leur parler. »

Il s’agit de quelque chose à développer à l’avenir, pour rendre le tout réellement accessible à ceux qu’ils veulent servir. Il y a du pain sur la planche ! « Et aussi, [il faut] plus de personnes noires en position de pouvoir », indique-t-elle, nous ramenant aux origines et à l’histoire de cette musique, des questions qui, malheureusement, sont souvent oubliées.

Le bassiste montréalais Leighton Harrel, en concert.
Photo : PIerre Langlois

Un précieux héritage

Au quotidien, Jason sent-il l’esprit du jazz dans son quartier ?« Les gens ne respectent pas assez les idoles du quartier, malgré les murales », estime le jeune homme. « Le parc s’appelle Oscar-Peterson, mais les gens l’appellent encore Campbell. Parfois, les gens demandent qui est sur la photo », dit-il des murales qui ornent les murs du quartier. Si les aînés du quartier connaissent l’histoire, Jason souhaite qu’elle soit davantage transmise à sa génération.« J’ai été introduit au jazz par Michael Farkas.

Grâce à lui j’ai rencontré Oliver Jones », poursuit-il. La légende du jazz, née dans la Petite-Bourgogne, s’est produite dans le quartier à plusieurs reprises tout au long de son enfance. Dans un parc où se trouvait un piano public, il avait partagé le clavier avec le célèbre musicien lors d’un camp d’été. Il avait neuf ans. Il a de nouveau joué avec lui quelques années plus tard.Le visage de Jason s’illumine encore plus lorsqu’il apprend que la légende du jazz, qui a 87 ans, est l’un des invités d’honneur de la table ronde tenue dans le cadre du festival. Une autre légende, Ethel Bruneau, la reine des claquettes, est aujourd’hui âgée de 86 ans.

Au Centre culturel Georges-Vanier, à deux pas de l’endroit où M. Jones a grandi, et dans le quartier où Mme Bruneau a vécu à son arrivée à Montréal, les vétérans racontent à un public attentif leur histoire, ponctuée d’anecdotes inédites, et celle des communautés qui vivaient dans le quartier. Les panélistes Michael Farkas, qui dirige depuis 15 ans l’organisme Youth in Motion, dédié aux jeunes de la Petite-Bourgogne, et le musicien de jazz Modibo Keita, résidant de Siant-Henri, partagent leur point de vue dans une conversation intergénérationnelle.

À la toute fin, Jason souhaite poser une question. Au micro, il explique qui il est. « M. Jones, dans le passé, j’ai joué avec vous deux fois. Vous ne me reconnaissez peut-être pas, mais je suis un grand fan. Je me demandais s’il y avait un moyen de garder l’héritage du jazz vivant ici. » Alors qu’il s’approche, Oliver Jones reconnaît le jeune musicien, qui a beaucoup changé depuis leur rencontre.

Il lui serre la main sous les applaudissements. « Félicitations ! Il ne faut pas lâcher.– Jamais ! répond Jason. – C’est quelque chose de tellement important. J’ai toujours dit à mes élèves de ne jamais arrêter. Il n’y a pas de mauvaise musique. Et je suis certain que tu vas y arriver. »

Jason Magellan, et les légendaires Oliver Jones et Ethel Bruneau.
Photo: Pierre Langlois

Apprendre en communauté

Pour la saxophoniste new-yorkaise Nicole Glover, quelque chose se confirme. « La communauté est vraiment intégrée, que ce soit dans les concerts, les classes de maître, les séances d’écoute, les événements extérieurs. J’ai l’impression d’avoir vraiment vu la communauté au cours des deux derniers jours, et c’est ce que j’apprécie », raconte la musicienne de 30 ans. À cet égard, l’ambiance tranche avec celle qu’on observe parfois ailleurs. « J’ai l’impression que le festival comprend vraiment ce qui est important, c’est-à-dire de la bonne musique et un sens de la communauté. Dans certains festivals, les priorités sont parfois différentes », relève la musicienne, qui s’est produite à l’étranger.

Si cette dernière s’est intéressée au jazz dès son plus jeune âge, c’est néanmoins grâce à des programmes communautaires qu’elle a pu se perfectionner à l’adolescence, avant de prendre la direction de l’université. « J’ai pu rencontrer des gens qui s’intéressent à la musique comme moi ; ce qui a été très formateur.

Avant, je voyais toujours la musique que je jouais comme une chose dépassée qui n’existait plus », raconte Mme Glover, qui a ainsi découvert une scène vivante. « Ç’a renforcé mon désir de continuer à jouer de la musique. »

Nicole Glover, saxophoniste, donne un atelier.  
Photo: Pierre Langlois

Elle ajoute que, aux États-Unis, où elle a grandi, la grande majorité de ces programmes, certains locaux, d’autres nationaux, ne sont pas financés par le gouvernement. « Il s’agit le plus souvent d’une entreprise privée ou à but non lucratif. Ce sont des gens qui sont prêts à enseigner et à organiser, et des étudiants qui sont prêts à venir », dit-elle.

Cependant, il y existe une culture du jazz bien présente, sans doute parce que cette musique est née en sol américain. Le pianiste Taurey Butler vit à Montréal depuis 12 ans. Il accompagnait Nicole Butler au piano lors de ces représentations. « Ce sont des visionnaires », dit-il au sujet de l’organisation. « Il y a deux choses : l’intégration de la communauté, mais aussi ils rassemblent les musiciens. J’ai l’impression que c’est quelque chose qui manquait dans mon domaine », raconte le musicien à l’heure du jam. Il n’existe pas d’endroit où les musiciens peuvent se retrouver.Au New Jersey, où il a grandi, M. Butler a étudié le piano au secondaire.

« Certains d’entre nous se réunissaient pour jouer », se remémore-t-il. « Autrement, j’ai appris par moi-même, en participant à des jams », témoignele musicien, qui a étudié en génie et en langue à l’université. « Je suis la preuve qu’il n’est pas nécessaire d’étudier en musique à l’université. Ça peut aider, mais si on a la passion, on peut la développer soi-même », ajoute-t-il. Il recommande d’avoir des professeurs ou une forme de coaching pour être bien guidé.

Taurey Butler, pianiste, sur scène.
Photo: Chris Maskell

Traditionnellement, c’est de cette façon que les musiciens apprenaient à jouer du jazz : les novices apprenaient auprès de leurs aînés. « Avant, les gens apprenaient en entrant dans un groupe et en faisant un apprentissage », explique Sam Kirmayer, cofondateur de la Société de Jazz de Saint-Henri. Tout a changé dans les années 1990 avec l’arrivée des programmes de jazz dans les universités. « Les gens ont appris en allant à l’école, et les écoles n’ont pas été très proactives pour briser les barrières », précise-t-il. Valérie Lacombe abonde dans le même sens.

Voilà pourquoi elle favorise le mentorat et la pratique communautaire, plutôt que l’environnement scolaire. « On a importé la façon de faire européenne : les programmes sont basés sur la musique classique, alors que le jazz est davantage une traduction orale, transmise, où l’on reçoit les connaissances oralement, par exemple dans un club de jazz », explique-t-elle. « Les institutions sont ces institutions d’hommes blancs, et les programmes ne sont pas conçus de façon à montrer la culture noire dans laquelle le jazz a évolué », déplore la batteuse, qui a étudié à McGill.

C’est dans cette perspective que la SJSH souhaite progresser.

Consultez la programmation de la Société Jazz de Saint-Henri : sainthenrijazz.com
L’actualité à travers le dialogue.
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