C’est à l’angle des rues Saint-Michel et Émile-Journault que l’on trouve le salon Pretty Little Thing. À cet endroit, où on propose des services de coiffure et de manucure, travaillent Miriam, Maria Magdalena et Diego. Tous trois font partie de la même famille.
Nous nous retrouvons un vendredi en début d’après-midi au salon. Il fait beau. Alors que les rayons du soleil illuminent le ciel, Diego commence à coiffer l’une de ses clientes. Pendant ce temps, Miram et Maria Magdalena, la tante et la mère de Diego, s’occupent d’autres clientes.
Le quotidien de ces trois membres de la famille Sarmiento-Rojas s’organise autour du salon et des services que chacun offre. Mine de rien, le chemin parcouru par cette famille a été sinueux, et les accomplissements de chacun d’entre eux sont le résultat d’un combat remontant à une époque qui précède leur arrivée au Canada. C’est à travers le récit des Sarmiento-Rojas qu’une histoire inspirante apparaît : celle de réfugiés d’origine colombienne qui deviennent un modèle de famille qui réussit dans le quartier qui les a vus grandir.
Des coups durs, de nombreuses chutes
Miriam a toujours été styliste. Elle était styliste dans son pays d’origine, la Colombie, et bien qu’elle ait exercé divers métiers au Canada, ayant notamment été cuisinière et masseuse, c’est le stylisme qui la passionne. Elle vit au Canada depuis 16 ans. Comme Diego et sa famille, Miriam a dû quitter la Colombie parce que sa famille a été victime de la violence militaire. « J’aime beaucoup mon pays, mais pourquoi l’ai-je quitté ? Il y a eu plusieurs morts. Il y a eu beaucoup de guerres. Malheureusement, nous avons dû quitter notre pays », a-t-elle déclaré à La Converse.
Elle a été l’une des premières à venir comme réfugiée, il y a 16 ans, et a vécu dans plusieurs villes. D’abord installée à Joliette, où la communauté colombienne est importante, elle a ensuite déménagé à Montréal. Elle vit aujourd’hui à Saint-Michel, où elle dit se sentir bien, mais comme de nombreux membres de cette famille colombienne, la vie lui a réservé des coups durs, même ici au Canada.
« En 2010, j’ai perdu mon fils aîné dans un accident de la route. Il avait 22 ans. Ç’a été très dramatique, très dur. » Miriam a traversé ce deuil avec des hauts et des bas, comme elle l’a fait dans le passé pour d’autres membres de sa famille. Elle est tombée plusieurs fois et a dû poursuivre sa propre histoire de dépassement.
Le deuil a également affecté sa sœur, Maria Magdalena. Toutes deux ont perdu leur père dans les violences qui, dans les années 2000, ont frappé les Llanos orientaux, une région de Colombie où l’élevage et l’activité paysanne sont importants. Maria Magdalena a pris la décision de partir pour le Canada quelques années plus tard. Cela fait bientôt 10 ans qu’elle, son mari et leur fils, Diego, sont établis au pays.
« Nous avons dû vivre le déplacement et la mort de mon père et de trois de mes frères. Ils travaillaient dans les champs. Ils devaient payer des vacunas [NDLR : extorsion pratiquée par les groupes de la guérilla dans les zones où ces derniers sont établis] et ils étaient pourchassés. La mort de papa a été déclarée “crime contre l’humanité” », explique-t-elle, dévastée. À l’époque, poursuit-elle, des groupes comme les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée de libération nationale (ELN) étaient présents dans cette région de Colombie.
Plus de duels
Maria Magdalena est arrivée au Canada en tant que réfugiée en traversant la frontière américano-canadienne. Si les cinq premières années ont été difficiles, comme pour beaucoup de migrants qui s’installent au Québec, elle a choisi de retenir les points positifs. « Ces premières années ont d’abord été celles de l’attente. Lorsque nous sommes arrivés, Dieu merci, nous avons été accueillis par des gens très sympathiques qui nous ont aidés », raconte-t-elle.
Elle reconnaît qu’il y a quand même eu des difficultés. Elle avait 52 ans lorsqu’elle a vécu un type particulier de deuil, celui de la migration, par lequel presque tous les migrants passent. « La chose la plus difficile a été le changement : j’étais directrice et je gérais de 300 à 400 personnes. J’ai dû venir ici pour faire le ménage. Parfois, les gens ne vous considèrent pas comme une personne qui a étudié. »
Maria Magdalena étudiait le français le jour et travaillait la nuit. Avec Diego, elle faisait le ménage dans des magasins et des centres commerciaux. Souvent, ses heures de travail se prolongeaient jusqu’aux petites heures du matin. Tous deux devaient sortir dans la neige et le froid des durs hivers montréalais, pour se relever quelques heures plus tard afin d’étudier le français pendant au moins six heures.
« Un jour, j’ai commencé à pleurer à la maison. Au cours de francisation, j’étais dans une salle de classe, et les gens parlaient en français ou dans d’autres langues. Il y avait beaucoup de gens de différents pays, et j’avais un terrible mal de tête. J’ai dit ce jour-là que je ne reviendrais pas, et mes enfants m’ont dit : “Maman, tu ne vas pas vraiment quitter la francisation. On sait que c’est dur, mais tu vas apprendre petit à petit. Nous sommes quelqu’un grâce à toi !” », a-t-elle déclaré.
Un travail acharné
Pour Diego, les choses n’ont pas été faciles non plus, mais sa détermination à réaliser progressivement ses rêves l’a aidé à négocier les courbes de la vie avec optimisme. Pour lui, sa mère et sa tante, la famille passe avant tout. Le fait d’avoir pu aider ses parents à acheter leur première maison à Montréal a été l’une des forces motrices qui l’ont motivé à continuer à travailler si fort pendant des jours et des nuits.
Le processus a été difficile pour lui également, a-t-il raconté. « J’ai été obligé de repartir de zéro, mais j’avais aussi la possibilité de commencer une nouvelle vie, une nouvelle profession, et j’ai dû apprendre une nouvelle langue. Nous avons commencé à faire le ménage la nuit, et nous avons étudié le jour. Ç’a été un processus très difficile, mais notre objectif était d’avoir notre propre maison, la maison de mes parents. »
Après avoir obtenu son diplôme de francisation, Diego a pensé qu’il valait mieux continuer à faire le ménage la nuit. Il voulait devenir coiffeur et, pour cela, il devait étudier. « Avec l’argent que je gagnais, je payais mes produits, mes brosses et je faisais mes études de coloration. » À cette époque, il comptait sur le soutien de son copain, un Montréalais d’origine colombienne qui est arrivé au pays lorsqu’il était enfant.
« Je voyais ma mère et mon père. Ils prenaient le bus à 3 h du matin. Parfois, il neigeait très fort, nous étions trempés et il faisait très froid. Mais nous ne voyions que le positif, jamais rien de négatif – c’était une expérience difficile, oui, mais d’autres personnes traversent des situations encore plus difficiles », a-t-il raconté.
Il a trouvé son premier emploi de styliste dans un autre salon, en tant qu’assistant. C’est là, dit-il, qu’il a subi de la discrimination dans le monde du travail pour la première fois. « Parfois, les gens sont méchants parce que vous ne parlez pas bien, parce que vous avez un accent, parce que vous avez votre façon d’être. Moi, je pense qu’ils étaient plutôt intimidés de voir une personne joyeuse. Je pense qu’ils n’aimaient pas trop le fait que j’aie toujours le sourire aux lèvres. Je pense que c’est la joie que vous avez en tant que Latino que, parfois, les gens ne prennent pas très bien. Je pense que, pour tous les Latinos et les migrants qui ont vécu des choses difficiles, la seule chose que nous ne perdons pas, c’est notre sourire et notre joie. C’est aussi ce qui nous pousse à aller de l’avant », a-t-il expliqué.
Continuer, encore et encore
La mort du fils aîné de Miriam a été un moment très difficile. Elle reconnaît qu’elle s’est retrouvée perdue et sans objectif pendant un certain temps. C’est sa foi et sa fille cadette, âgée de 17 ans à l’époque, qui l’ont aidée à se remettre sur pied. « Tout d’abord Dieu, parce que je suis une personne qui croit en Dieu, et ma fille, qui m’a dit : “Maman, j’ai besoin de toi.” Ce sont ces choses qui m’ont permis de continuer à vivre », a-t-elle raconté.
Miriam sait que ces processus sont difficiles, et elle éprouve une grande empathie pour ceux qui doivent surmonter de telles épreuves. « On se lève le matin, on se regarde dans le miroir et, parfois, il nous manque un coup de pouce. L’amour manque beaucoup aux personnes qui souffrent vraiment, pour qu’elles puissent aller de l’avant », a-t-elle rappelé, avant d’ajouter avec fierté que sa fille, qui vit en Alberta, a fini ses études et travaille pour le gouvernement canadien.
Après la mort du fils de Miriam, Diego l’a convaincue de s’installer à Montréal. Elle est aujourd’hui l’assistante de son neveu et n’exclut pas de se remettre à cuisiner des plats spéciaux pour les vendre. Diego, dit-elle, est l’une de ses plus grandes motivations. « Mon neveu me dit que j’ai un très bon assaisonnement, il m’encourage à faire des plats pour les vendre. Nous nous motivons mutuellement dans tous les domaines », a-t-elle rapporté avec fierté.
Pour Miriam, travailler dans un salon de beauté est aussi une façon d’aider les clients, car elle considère que prendre du temps pour soi est aussi une forme de thérapie. « Les gens viennent ici avec beaucoup de problèmes, mais nous leur parlons et leur donnons beaucoup d’enthousiasme. Pour beaucoup, cela s’apparente à une thérapie, car il s’agit de se détendre, de s’aimer, de se regarder dans le miroir et de se dire qu’on en vaut la peine. Peu importe ce que nous avons vécu, c’est la vie : nous passons tous par des moments difficiles. »
De femme de ménage à bénévole
Les mots de ses enfants ont été déterminants pour Maria Magdalena, qui, chaque fois qu’elle est tombée, s’est essuyé les genoux. Après le deuil et la fatigue des études le jour et du travail la nuit, la mère a trouvé une nouvelle orientation et a commencé à donner du temps à l’école où elle a appris le français. Elle a aidé les personnes âgées à suivre un processus de francisation, le même qui lui avait tiré des larmes auparavant.
Mais Maria Magdalena voulait faire autre chose. C’est en demandant à son fils de lui donner l’occasion de travailler avec lui qu’elle a réalisé ce souhait. Aujourd’hui, elle continue à travailler avec ce dernier en tant qu’assistante, ce qui lui procure un sentiment d’accomplissement. « Je puise ma force dans les enseignements de mon père et de ma mère. Je viens d’une ferme, dans les Llanos orientales, où on travaille avec le bétail et où on cultive la terre. Depuis notre enfance, nos parents nous ont enseigné que tout n’est pas facile dans la vie, et que si on tombe, on peut se relever et continuer », a déclaré Maria Magdalena en faisant référence à la devise de sa famille.
Plus de rêves
Diego, quant à lui, est reconnaissant non seulement de disposer d’un espace au sein du salon PLT, mais aussi que Julie, sa propriétaire, fasse partie de sa famille. Il est également reconnaissant de pouvoir compter sur sa tante et sa mère comme assistantes, ce qui témoigne des liens étroits qui unissent cette famille.
« Ma véritable équipe, ce sont elles deux. J’adore travailler avec elles, parce que je me sens en famille, et c’est aussi ce que sentent mes clients : nous sommes une famille. Ils arrivent et se sentent membres de ma famille. Chaque client qui vient chez moi, je le vois comme un membre de ma famille… Mes clients, ce sont eux qui nous nourrissent tous les jours, qui nous aident à payer nos affaires ; ils sont donc très importants pour nous », s’est-il exclamé.
Diego souhaite ouvrir un jour sa propre école de beauté, mais il n’a pas encore de projet précis. Ce qui est clair, c’est qu’il veut donner tout l’élan nécessaire à sa nouvelle entreprise, le PLThé, un bar à thé situé tout près du salon où il travaille, et continuer à vivre au présent. « Le fait d’avoir traversé des moments difficiles, d’avoir perdu tant de parents et de personnes importantes dans notre famille, ce qui nous a chaque fois causé une grande douleur, nous a permis de comprendre que les choses matérielles n’existent pas vraiment. Les choses matérielles vont et viennent. On tombe, on se relève et on continue. Vivons dans le présent », a-t-il conclu, le sourire aux lèvres.
Pour sa part, Maria Magdalena, veut continuer à voir ses enfants réaliser leurs rêves. Ils sont tous Canadiens aujourd’hui, dit-elle, et elle ajoute avec fierté qu’ils travaillent tous. Elle est également reconnaissante d’avoir cinq petits-enfants – dont un vit en Colombie, mais viendra au Canada – et de continuer à bénéficier du soutien de son mari.
Miriam suivra peut-être les recommandations de Diego et commencera à cuisiner des plats pour les vendre. Ses paroles la réconfortent et la rassurent. « J’ai toujours dit une chose : “Plus la nuit est sombre, plus l’aube est lumineuse.” Il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier, mais avec joie et enthousiasme. »
* Avec les informations de Melissa Haouari