« Toutes les familles canadiennes comptent un Soleiman parmi elles », dit Yusuf Faqiri, en soutenant qu’un grand nombre de gens au pays souffrent de problèmes de santé mentale comme son défunt frère. Il espère cependant que ces personnes ne soient pas incarcérées. « Ça m’a forcé à agir », observe-t-il. Il est devenu activiste à la suite de la mort de Soleiman, survenue il y a cinq ans. « Les personnes atteintes d’une maladie mentale ne devraient pas être en prison ; elles devraient être à l’hôpital. Soleiman n’avait pas besoin d’être en prison.
Cette tragédie aurait pu être évitée à 100 % », croit Yusuf. Soleiman Faqiri est mort en 2016 sous les mains des services correctionnels du Central East Correctional Centre (CECC) de Lindsay, en Ontario. Il avait 30 ans. De passage dans son ancienne province, Yusuf nous raconte l’histoire de Soli, comme les membres de sa famille l’appellent, pour ne pas qu’elle se répète. « Demain, la dépouille d’une personne sera remise à sa famille. C’est pourquoi il faut raconter comment un homme de 30 ans qui avait la vie devant lui, un frère, un fils, un esprit brillant, a été assassiné, battu à mort. »
Soleiman était détenu depuis 11 jours pour des raisons qui échappent à sa famille. Aucune accusation ne pesait contre lui. Derrière les barreaux, il attendait son transfert vers une institution psychiatrique, qui avait été accordé trois jours plus tôt. Le 15 décembre 2016, des agents correctionnels pénètrent dans la cellule où il se trouve. Soleiman n’en ressortira pas vivant. Dans un rapport publié au mois d’août dernier, le Dr Michael Pollanen, pathologiste en chef de la province de l’Ontario, établit que M. Faqiri a succombé à ses blessures après avoir été immobilisé face contre terre et battu par des agents correctionnels.
« Il avait 50 bleus sur le corps, ses jambes et ses mains étaient attachées, il a été aspergé de poivre à deux reprises », énumère Yusuf. Deux enquêtes ont déjà été menées, sans qu’aucune accusation ne soit portée. Le bureau du coroner avait précédemment conclu que la cause du décès de Soleiman Faqiri était « incertaine ». À la suite des révélations de ce nouveau rapport, une troisième enquête, dirigée par l’Ontario Provincial Police, est en cours. « Ce sont les gardes qui lui ont enlevé la vie, pas la schizophrénie », déclare Yusuf Faqiri. Pour le frère de la victime, c’est une bataille constante qui se déroule depuis l’arrestation de son frère Soli. « Je me suis aussi fait la promesse que je ne laisserai pas le meurtre de mon frère être le dernier mot de son histoire. Qu’il était plus que ça, qu’il était plus que sa maladie. Qu’il était plus que sa fin tragique », confie Yusuf.
Une famille soudée
Yusuf est l’aîné de sa famille, qui compte cinq frères et sœurs. Soleiman est le cadet, étant deux ans plus jeune que son frère. « Nous avons toujours eu cette rivalité entre frères », raconte Yusuf en s’animant. Il décrit son frère comme un homme brillant, qui, contrairement à lui, excellait à l’école. Soleiman était capitaine de l’équipe de football, en plus de jouer au rugby à l’école secondaire.
« Ce sont les choses dont j’aime me souvenir, dit Yusuf au sujet de son frère. Mais il n’y avait pas que ses talents. C’était un homme très gentil. »
Il raconte comment, lorsque sa mère est tombée malade après la naissance de leur petit frère, Soleiman, lui-même enfant, changeait les couches et préparait les biberons de lait maternisé.
Plus tard, le jeune homme a appris à sa mère à lire, et à Yusuf, à prier. Un des premiers souvenirs de Yusuf remonte à sa tendre enfance, alors que la famille et lui fuyaient la guerre civile en Afghanistan. Tout au long de son périple, au cours duquel la famille devait se cacher, Yusuf tenait la main de son petit frère Soli. Les Faqiri se réfugient au Canada, et Soleiman et Yusuf grandissent en Ontario, dans la région de Durham.
En 2005, à l’âge de 19 ans, Soleiman reçoit un diagnostic de schizophrénie. Malgré la stigmatisation, sa famille ne se laisse pas abattre. « Ma mère a réuni la famille et a dit : “Vous allez accepter mon fils tel qu’il est”, relate Yusuf. Elle a inscrit la personnalité de Soleiman dans son histoire, avant la maladie mentale. Elle ne voulait pas que sa maladie le définisse. » C’est cette attitude, combinée au soutien familial, qui a permis au jeune homme de s’épanouir au cours des 11 années suivantes. « Ce n’était pas parfait, il y avait des défis, ajoute Yusuf, la voix nouée par l’émotion. Ce qui l’a maintenu en vie pendant 11 ans [après avoir été diagnostiqué], c’est ma mère. »
« Il était un membre indispensable de la famille. Nous sommes devenus de meilleures personnes grâce à lui », témoigne-t-il au sujet de celui qu’il appelle un homme complexe, un fils, un frère, un être humain merveilleux. « Et c’est ce dont je veux que le monde se souvienne. »Le temps passe, et la blessure est toujours aussi vive pour les Faqiri. « Je ne suis pas habitué à ce que mon frère ne soit plus là, je dois l’accepter. Je ne vais pas laisser la police ou la justice avoir le dernier mot, c’est nous qui aurons le dernier mot », déclare Yusuf.Quelques semaines après le décès de Soleiman, son frère demande l’aide d’un ami pour créer une page Facebook, qu’ils intitulent Justice for Soli. Depuis, l’organisation qu’il a créée a voyagé au pays pour donner des conférences et a accordé plus d’une centaine d’entrevues à des médias canadiens.
« Le mouvement est devenu beaucoup plus important que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Mais ce n’était pas notre intention », explique le fondateur. Pour lui, il s’agit de quelque chose de plus que la mort de Soleiman. « Son cas est devenu un catalyseur afin d’instituer un changement pour les individus souffrant de maladie mentale dans le système carcéral et policier », analyse-t-il. Pour Yusuf, qui est en contact avec des familles et des proches de victimes, il s’agit d’un problème systémique à l’échelle de la province et du pays. « Malheureusement, les prisons sont devenues les nouveaux hôpitaux », dit-il en évoquant le manque de ressources et de soutien pour les citoyens. « Il semble que la vie des personnes atteintes de troubles de santé mentale ne vaut rien. »
Soleiman Faqiri se trouvait chez sa sœur, à Ajax, au moment de son arrestation. Il était seul à son domicile. La famille ne sait toujours pas pourquoi il a été arrêté et pourquoi il a été placé en détention. « Nous ne savons pas qui a appelé la police », explique son frère. Au cours des 11 jours où Soleiman a été détenu, la famille n’a jamais été en mesure de le voir, et ce, malgré quatre visites. « Je me suis rendu sur place pour indiquer au personnel son état de santé mentale », fait valoir Yusuf. Trois jours avant le décès de Soleiman, un juge ordonne qu’il soit transféré dans un établissement psychiatrique pour y être évalué et traité. Yusuf, qui témoigne au cours de l’audience, voit Soleiman à l’écran, ce dernier y assistant par le biais d’une vidéoconférence. Ce sera la dernière fois. Deux heures après le témoignage, la demande de transfert est effectuée.
« Nous étions donc tous d’accord pour dire que mon frère ne devrait pas être incarcéré, qu’il avait besoin de soins », indique Yusuf. Si, par la suite, Soleiman a dû attendre en détention, c’est qu’il n’y avait pas de lit disponible. Il est mort trois jours plus tard. Tout au long de la détention, la famille Faqiri a dû se démener pour obtenir de l’information. « C’est ainsi que beaucoup de gens finissent par mourir. Le système ne fait pas d’efforts pour donner des informations à la famille. C’est un système fermé sur lui-même et qui manque de transparence », dit-il du manque de communication. La seule fois où les autorités se sont adressées à la famille Faqiri, c’est lorsque Soleiman est décédé. « Deux policiers sont venus et ont dit que Soli était mort après que des gardes furent entrés dans sa cellule », se souvient Yusuf.
Soleiman et les autres
Les autres cas de personnes souffrant de troubles de santé mentale décédées en détention dans les dernières années, Yusuf les connaît par cœur. En décembre dernier, le cas de Tamara Lucier, 31 ans, a ravivé bien des douleurs. La jeune femme a perdu la vie alors qu’elle était en détention au South West Detention Centre, à Windsor, en Ontario, dans des circonstances qui rappellent l’histoire de Soleiman.
Au moment de sa mort, elle attendait d’être traitée dans un établissement psychiatrique. Aucune accusation ne pesait contre elle.Yusuf Faqiri cite également Jordan Sheard, Cleve « Cas » Geddes, Ashley Smith, Edward Snowshoe, Moses Beaver et Justin St. Amour, qui ont perdu la vie en détention et qui vivaient avec des troubles de santé mentale. Il ajoute les noms de Nicholas Gibbs, de Regis Korchinski-Paquet, d’Andrew Loku et d’Abdurahman Hassan, des personnes aux prises avec des enjeux de santé mentale qui sont mortes lors d’interventions des forces de l’ordre. Et la liste s’allonge.
« Il y a une intersection entre la maladie mentale et les services correctionnels, mais aussi entre le maintien de l’ordre et la maladie mentale, qui s’avère fatale », déclare Yusuf. « Les personnes au pouvoir à tous les niveaux du gouvernement doivent réaliser qu’il s’agit d’une crise, et que pour résoudre cette crise, il faut un changement systémique. »
Se fondant sur ses recherches, il estime que plus de 100 personnes souffrant de problèmes de santé mentale ont trouvé la mort dans les prisons fédérales et provinciales. Il n’existe aucun chiffre à ce sujet – une tendance qu’on peut observer à d’autres niveaux dans les services carcéraux. Questionné à ce sujet, le Service correctionnel du Canada (SCC) nous a indiqué ne pas avoir de données sur le nombre de décès de détenus souffrant de problèmes de santé mentale. Un rapport sur les violences dans les établissements correctionnels en Ontario, paru en 2018, établit qu’il « [...] est clairement nécessaire d’améliorer les pratiques du ministère de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels (MSCSC) pour ce qui est de la collecte de données et du partage de renseignements ».
Un rapport paru en 2021 et intitulé « Do Independent External Decision Makers Ensure that “An Inmate’s Confinement in a Structured Intervention Unit Is to End as Soon as Possible”? » (Les décideurs indépendants externes s’assurent-ils que « le séjour des détenus en unité d’intervention structurée soit réduit au strict minimum » ?), rédigé par le criminologue Anthony N. Doob, examine la façon dont opèrent les unités d’intervention structurées (UIS) du Service correctionnel du Canada (SCC), qui devaient se substituer au confinement solitaire. Soleiman Faqiri, comme Tamara Lucier et Ashley Smith, était en isolement au moment de sa mort.
« Il semble que la santé mentale d’un individu – ou l’indicateur de santé mentale utilisé par le SCC – ne joue pas un rôle important pour déterminer si l’UIS est un lieu approprié pour le séjour d’un individu », y lit-on. Christi Thompson est journaliste d’enquête pour The Marshall Project, un média qui couvre le système de justice pénale américain. « Il s’agit d’un problème majeur aux États-Unis, celui des personnes atteintes de troubles de santé mentale sévères, qui ont clairement besoin d’une hospitalisation psychiatrique et de soins et qui finissent en prison. »
La journaliste estime que les institutions carcérales ne sont pas équipées pour s’occuper d’individus qui présentent ces problèmes de santé. « Ce genre de scénario catastrophe où quelqu’un qui devrait être à l’hôpital se retrouve en prison et meurt est en quelque sorte le résultat d’un problème plus large, à savoir que les personnes atteintes d’une maladie mentale grave sont incarcérées au lieu d’être soignées », croit-elle. Aux États-Unis, la formation d’un agent carcéral en matière de santé mentale dépend de l’endroit où il travaille, ajoute la journaliste.
« Il devrait y avoir des psychiatres, des psychologues et des infirmiers au sein du personnel. Mais la fréquence à laquelle ces personnes sont présentes dans l’établissement et surveillent de près les individus varie beaucoup », observe Mme Thompson, en ajoutant que le personnel sur place n’a pas les ressources qu’un établissement psychiatrique aurait pour agir, traiter et garder la personne en sécurité. Elle témoigne également du manque de données sur le système carcéral aux États-Unis. « Il est très difficile d’obtenir un décompte national de la fréquence de ces décès [des personnes souffrant de troubles de santé mentale], notamment parce qu’il peut être très difficile d’obtenir des informations sur les décès en détention en général, explique-t-elle. Ça continue d’être un obstacle et un défi de taille pour les journalistes. »
Un combat qui se poursuit
« Combien de personnes vulnérables doivent encore mourir ? déplore Yusuf Faqiri. Elles ont besoin d’aide, de soutien, d’empathie, d’être écoutés, qu’on s’occupe d’elles. Elles doivent être prises en charge, dans l’honneur et la dignité, plutôt que d’être assassinées, tuées ou mises en cage. »Il souhaite que les personnes souffrant de troubles de santé mentale puissent être confiées à des professionnels disposant des outils appropriés pour prendre soin d’elles. « La situation risque de se reproduire, dit-il. Le cas de Soleiman montre clairement le problème que constitue la maladie mentale et l’incarcération. C’est pourquoi je continue à raconter cette histoire, pour faire en sorte qu’une autre famille ne vive pas la même chose », déclare Yusuf. S’il souhaite toujours que les agents correctionnels qui ont battu Soleiman à mort soient tenus criminellement responsables de leur geste, il ne se fait plus guère d’illusion à ce sujet.
Ces derniers continuent à travailler. « J’ai perdu la foi dans le système judiciaire. Mais je n’ai pas perdu confiance en mes concitoyens », indique Yusuf, qui voit dans cette lutte une façon de redonner à la société, mais aussi d’honorer la mémoire de son frère et des autres disparus.
Le jeune homme demande un mécanisme transparent et responsable, et que les personnes atteintes de troubles de santé mentale soient appréciées à leur juste valeur, plutôt que d’être des victimes. « Le système est déréglé. ll donne des cercueils », laisse-t-il tomber, avant d’ajouter qu’il souhaite en faire un enjeu politique et électoral. « Mon frère méritait une meilleure fin, tout comme les autres familles. Le système leur a arraché des pères, des mères, des frères et des sœurs qui méritaient d’être respectés et d’être traités dignement.
Ils ont perdu la vie parce que leur vie était considérée comme étant sans valeur, parce qu’ils souffraient de troubles de santé mentale. Et nous devons mettre un terme à ce désastre », exhorte-t-il.
Malgré tout, Yusuf a l’impression que, avec le temps, plus d’attention est accordée à ces tragédies. S’agit-il d’une plus grande ouverture aux enjeux de santé mentale ? « Je crois que la maladie mentale n’est pas une question de région, de culture, d’ethnie, de genre. C’est un problème qui nous touche tous. S’il y a une chose que j’ai constatée au cours des cinq dernières années, c’est que les gens veulent comprendre, apprendre et aider leurs concitoyens. »