Le soleil s’est déjà couché lorsque nous sortons de la station de métro Lionel-Groulx. Le fidèle Colin Forde nous attend devant la Union United Church, la première église noire du pays. On y découvre une histoire méconnue, riche et fascinante. À l’angle de l’avenue Atwater et de la rue Delisle s’élève l’imposante église catholique Saint-Irénée, vieille de plus d’un siècle. Juste en face et dans son ombre se cache la petite Union United Church, une église protestante construite à la même époque. Dans cette cohabitation au rapport inégal se dessine déjà l’histoire de la plus ancienne église noire du Canada.
Fleurir là où l’on est planté
Arrivé au Canada il y a 35 ans de la Barbade, Colin n’a pas toujours suivi le chemin où il se trouve aujourd’hui. Avant, sa vie était imprégnée « de vin, de femmes et de chansons ». Après une vie de rock et de reggae, côtoyant notamment les Rolling Stones et le chanteur de reggae Peter Tosh, Colin Forde, qui était gérant d’hôtel, change de cap en arrivant au Canada. « Je suis passé par la Rolex à 50 000 $ et le bracelet à 30 000 $, entre autres ; j’ai vécu et j’ai réalisé que c’était de la vanité, uniquement de la vanité, et que cela ne menait à rien », nous confie-t-il avec sagesse. Son parcours change radicalement après un malaise cardiaque. « J’ai été sur la table d’opération pendant huit heures, et ils m’ont ramené à la vie grâce à Dieu », nous raconte cet habitué de l’église. Ce moment le rapproche de sa foi. À la suite de cette épreuve, Colin procède à une profonde introspection. « J’ai décidé de changer ma vie, comme Saül sur la route de Damas.J’ai commencé à me défaire de mon moi », évoque Colin Forde, la main sur le cœur.
Il se met à jouer avec la bague qu’il porte au majeur gauche et qui est en forme de crâne. Pour Colin, cet anneau en argent, offert par Keith Richards des Rolling Stones lors d’une rencontre en Jamaïque, est devenu un symbole de la fragilité et de la vulnérabilité de la vie. Quant à son béret, c’est un symbole de la révolution menée par les Black Panthers au cours des années 1960. « Je le porte parce que je suis contre l’oppression, comme mes frères qui se sont battus pour et avec moi », explique avec fierté le militant.Aujourd’hui à la retraite, il a travaillé plus de 30 ans dans une manufacture textile du quartier Chabanel, à Montréal. « Ils m’ont fait travailler à mort pour rien », indique-t-il devant la simplicité de son ancien emploi. « Mais tu ne peux pas attraper des bénédictions avec un poignet fermé. Tu dois fleurir là où tu es planté et dire au Seigneur : “Merci pour les petites miséricordes” », professe-t-il avec un sourire plein de grâce et en pointant un doigt vers le ciel.
Un racisme québécois balayé sous le tapis
L’espoir n’est pas toujours facile à cultiver pour Colin, qui a vu la société québécoise évoluer au cours des 35 dernières années. Il nous raconte sa première expérience sur le marché du travail en compagnie de feu son ami Rudy. Les deux se rendent rue Chabanel afin de postuler pour un emploi. « On a rempli les formulaires et on les a donnés à la réceptionniste. » Cinq minutes plus tard, au bas de l’édifice, Rudy se rend compte qu’il a oublié d’écrire son numéro de téléphone. Il remonte avec Colin et demande à la même réceptionniste s’il peut ravoir son formulaire pour y ajouter ses coordonnées. « Elle est partie fouiller dans la poubelle et lui a sorti un papier froissé », se remémore Colin. « Ce n’est pas elle, c’est le comportement de l’entreprise ; c’est une bonne chose que nous n’ayons pas eu ce travail parce que ça aurait été horrible », avait alors dit Colin à son ami Rudy. Ce n’est malheureusement ni la première ni la dernière expérience du genre à laquelle ait été confronté Colin. Il est trop familier des personnes blanches qui s’accrochent à leur sac à main lorsqu’il marche derrière elles, ou qui se lèvent quand il est assis à côté d’elles dans le métro. « Pire encore, j’ai vu des chiens qui n’aboient que lorsqu’ils voient des personnes noires, jamais devant des personnes blanches ! » Il dénonce avec force le fait que « les animaux sont mieux traités que les personnes noires ». Aujourd’hui, Colin estime que le racisme au Canada n’est pas moins grave qu’aux États-Unis. « Il y a eu beaucoup de racisme au Canada, et nous aimons le minimiser parce que nous pensons que nous sommes moralement avancés par rapport aux États-Unis – il y a eu beaucoup de racisme et il y en a encore, il faut le dire, mais les gens le balaient sous le tapis parce qu’ils ont trop honte d’admettre ce qu’ils ont fait. Maintenant, on est passé du racisme à la peur parce que les gens, les Blancs, pensent que nous allons leur faire ce qu’ils nous ont fait », déclare le septuagénaire.
Voulez-vous une révolution ?
Cet esprit révolutionnaire qui anime Colin Forde marque aussi l’histoire de l’église où il nous accueille et qui a été fondée par le Coloured Women’s Club (Le club des femmes de couleur) en 1907. À l’époque, le Colored Women’s Club était composé de sept femmes afro-canadiennes, dont les maris étaient porteurs de bagages pour des compagnies de chemin de fer. Alors que de nombreux esclaves afro-américains, fuyant les États-Unis, venaient s’établir au Canada, le besoin d’un lieu de culte qui leur soit propre se faisait de plus en plus sentir. « Se faire dire de s’asseoir au fond de l’église, puis se faire ordonner de ne plus revenir à la fin de la messe par l’ensemble de la congrégation blanche était alors la norme », nous explique Colin, qui siège au conseil d’administration de l’église.
Ce type de discrimination est à l’origine de la fondation de la Union United Church, qui milite toujours pour un avenir inclusif. Parmi les efforts de l’église, citons les visites annuelles qu’elle organise au lieu historique N***** Rock, à deux heures de Montréal. C’est là que plusieurs esclaves afro-américains et afro-canadiens, forcés de se déplacer par les loyalistes britanniques et installés au Canada, étaient enterrés. Les tombes ne sont toujours pas identifiées. « Avant la pandémie, nous faisions des visites historiques au cours desquelles il y avait un service », explique Colin avant de chanter l’introduction de Ride On King Jesus.
Alors que nous sommes assis au sous-sol, un bruit sourd se fait entendre dans la salle, qui a autrefois retenti des notes de piano du célèbre pianiste Oscar Peterson. Déstabilisés, nous accusons les fantômes et les esprits pour plaisanter. On monte au deuxième étage, où se cache un autre pan de l’histoire de l’esclavage des noirs au Canada. Une grande tapisserie y reproduit les codes et symboles utilisés par les esclaves afro-américains pour se communiquer les routes pouvant les guider vers le chemin de fer clandestin et les mener ainsi au passage vers le Canada.
Au troisième étage, on découvre la salle Nelson Mandela. C’est ici que se tiennent les réunions de l’administration de l’église. Une image en particulier montre un Nelson Mandela souriant, les mains en l’air, entouré de membres de la congrégation montréalaise. Se remémorant cette visite datant de 1990, Colin laisse transparaître toute son admiration pour le premier président de l’Afrique du Sud. « Il dégageait une énergie et des vibrations différentes. » En nous faisant visiter le sanctuaire, il pointe une grande croix en bois sur la chaire. « C’est sous cette croix que Nelson Mandela est venu parler à la communauté de la mission du Congrès national africain », nous raconte Colin Forde fièrement, avant de préciser que c’est la seule église au pays qu’il a visitée après sa sortie de prison. « Il y avait tellement de monde qu’il a fallu fermer le quartier. » Nelson Mandela, Desmond Tutu, Angela Davis, Oliver Jones, Oscar Peterson, Mathilda May, Anne Greenup sont quelques-unes des figures historiques et des personnalités qui ont monté les marches de cette petite église.
Un héritage difficile à préserver
À travers ses sculptures, ses photos, sa porcelaine, l’église perpétue le passé pour créer un avenir meilleur. Ainsi, des dizaines d’images de pièces de théâtre, de groupes d’hommes, de repas-partage, de parties de golf et d’anciens pasteurs racontent les lieux. À son apogée, l’Union United Church représentait un centre de socialisation qui permettait d’alimenter l’appartenance. « Plusieurs membres de la congrégation sont issus de l’immigration, et se joindre à l’église était une première étape dans leur processus d’intégration », nous explique Colin Forde. L’église offre un « endroit où vous pouvez venir et vous sentir à l’aise parce que vous voyez des gens comme vous ; vous êtes représentés ». Il élabore. « Lorsque vous arrivez ici (au Québec), ça peut être un endroit froid, dur et solitaire ; si vous n’avez pas un bon système de soutien, vous allez vous dessécher sur la vigne ».
Un cliché en noir et blanc immortalise une soixantaine d’enfants portant des tenues identiques : haut blanc, jupe noire et foulard ankara. Cette image témoigne d’une ancienne réalité. Ces jours-ci, la présence des jeunes manque. Colin évoque plusieurs causes qui, selon lui, expliquent cette réalité. D’abord, il trouve que les jeunes ne sont pas assez écoutés. « Très souvent, les jeunes sont réprimés. Ils vivent avec beaucoup d’inquiétudes et d’incertitudes, mais ils ne sont pas libres de s’exprimer. » Il poursuit en affirmant que les progrès technologiques favorisent l’isolement des jeunes. « Les téléphones portables, la télévision… les familles ne passent plus beaucoup de temps ensemble. » Il enchaîne avec passion : « Il n’y a pas assez de conversations entre l’ancienne et la nouvelle génération. La jeunesse ne connaît pas son histoire, elle ne réalise pas qu’elle vit sur le sang, la sueur et les larmes de ceux qui sont venus avant elle. »
Aujourd’hui, le vieillissement des membres de la congrégation transforme le sentiment de communauté tel qu’on le connaissait autrefois. Avant, l’église Union United, par le biais de ses activités communautaires (théâtre, musique, golf, etc.) ainsi que par ses services (soupe populaire et soutien financier aux personnes dans le besoin), veillait à ce que ses membres soient pris en charge. Ces jours-ci, l’institution ne peut plus se permettre de le faire. Les membres de la congrégation étant, pour la plupart, des retraités, ils ne sont plus en mesure de contribuer autant aux finances de l’église. Colin explique que les pensions reçues par les aînés leur permettent à peine de se nourrir et d’acheter leurs médicaments. Il désire ardemment retrouver l’église d’autrefois, celle qui était remplie de jeunes et où l’on tenait fréquemment des activités socioculturelles. Pour ce faire, il propose d’être plus à l’écoute des jeunes et de leur fournir l’espace nécessaire pour s’exprimer, mais les ressources insuffisantes de l’église rendent cela impossible. Lorsqu’on lui demande ce qu’il dirait aux politiciens s’il pouvait leur parler, il entame un monologue frappant : « Je leur dirais de venir nous voir. Ils ne peuvent connaître les besoins de la population s’ils font juste rester dans leurs maisons à Westmount. »
Comme Colin le répète tout au long de la soirée, « la chair seule ne m’a pas amené ici », mais aussi le soutien de sa foi et de sa communauté. « C’est pour cela que nous devons investir dans nos propres communautés, car elles sont la voie à suivre. Nous allons quitter cette terre un jour, et nous devons laisser le monde en meilleur état que nous l’avons trouvé. » Selon lui, il faut apprendre à vivre de façon plus humaine, plus orientée vers autrui. « Les gens ne se souviendront pas de ce que vous leur avez donné, mais de ce que vous leur faites sentir. »L’histoire est inscrite dans les entrailles de cette congrégation, mais elle est souvent négligée dans la conscience publique. « Les choses qui nous ont été faites auraient dû nous faire disparaître, nous effacer de la carte, mais nous sommes toujours là à nous battre, à lutter, à servir Dieu et à voir les fruits de notre travail… Si une société tente de vous faire taire, votre voix durera à jamais », conclut Colin Forde.