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À Montréal, l’antisémitisme évolue
Lisa Grushcow, Rabbin du temple Emmanu-El-Beth-Sholom.
5/2/2024

À Montréal, l’antisémitisme évolue

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

Le 27 janvier dernier, la synagogue Sgoolai Israel à Frédéricton, au Nouveau-Brunswick, a été la cible de vandalisme. Qui plus est, les dommages causés à l’établissement l’ont été lors de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. 

La deuxième moitié de l’année 2023 a été particulièrement difficile pour certaines communautés juives de Montréal et de partout au Canada. 

Le 9 novembre, la métropole montréalaise a droit à une surprise en se réveillant : les rues sont tapissées de la première bordée de neige de l’année. Les habitants des quartiers de Côte-des-Neiges et d’Outremont se réveillent toutefois avec une nouvelle plus glaçante que la température : les portes de deux écoles primaires juives ont été criblées de balles. 

Quelques jours plus tôt, c’était une synagogue de Dollard-des-Ormeaux, dans l’Ouest de l’île, qui avait été visée par une attaque au cocktail molotov. 

Rapidement, des politiciens et des personnalités publiques condamnent ces actes antisémites. Partout dans la communauté juive de Montréal, ces horreurs retentissent comme un coup de feu aux oreilles des familles. S’ajoutent aux voix qui condamnent ces actes celles d’organismes comme le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA), qui rappelle en outre vouloir représenter la diversité des perspectives juives partout au Canada. 

À la suite des événements survenus le 7 octobre 2023 au Proche-Orient, des crispations émergent – impliquant autant des institutions que des personnalités publiques et la société civile. Des échanges houleux ont été filmés, notamment au cours de manifestations et lors de rassemblements dans des universités, et ont circulé sur les réseaux sociaux. 

Aujourd’hui, au centre de toutes ces tensions, des accusations d’antisémitisme se font entendre. Pourtant, la définition même de ce mot peine à être reconnue et acceptée à l’unanimité. 

Pour beaucoup, la signification du terme « antisémitisme » reste floue. En 2016, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) produit sa propre définition opérationnelle de l’antisémitisme :

« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »

À quoi s’ajoute ce qui suit : 

L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. L’antisémitisme consiste souvent à accuser les Juifs de conspirer contre l’humanité et, ce faisant, à les tenir responsables de « tous les problèmes du monde ». Il s’exprime à l’oral, à l’écrit, de façon graphique ou par des actions, et fait appel à des stéréotypes inquiétants et à des traits de caractère péjoratifs.

L’adoption de cette définition au Canada a suscité la controverse. Si des motions ont été proposées dans des villes du pays pour l’adopter, elle a fait face à des critiques portant sur son caractère trop contraignant et sa formulation pouvant limiter les critiques à l’endroit de l’État hébreu. 

En 2020, la Ville de Montréal a rejeté une motion demandant de reconnaître cette définition. Cette réaction a un peu surpris ceux qui militaient pour l’adoption de cette motion, car les gouvernements du Québec et du Canada l’avaient déjà adoptée dans leur stratégie de lutte contre le racisme. 

La mairesse Plante avait alors justifié la décision de la Ville en évoquant le mécontentement de Voix juives indépendantes Canada et de la Fondation canado-palestinienne du Québec, qui craignait une atteinte à la liberté d’expression dans la mesure où cette définition limitait la critique de l’État d’Israël en tant qu’entité politique. 

Alors que la guerre sévit à Gaza, nombreux sont ceux et celles qui ont été récemment accusés publiquement d’antisémitisme. Des étudiants, des professeurs, des politiciens ou encore des organisations qui ont critiqué les politiques d’Israël ou qui ont accusé l’État hébreu de violation des droits humains ont été accusés d’antisémitisme. 

La crainte que la définition de l’IHRA puisse faire taire de potentielles critiques des actions de l’État d’Israël dans un contexte de crime de guerre et de violation de droits humains inquiète. 

Aujourd’hui, ce sont trois membres de la communauté juive montréalaise qui présentent à La Converse leur perception de l’antisémitisme et de sa définition. Critiquer Israël constitue-t-il une forme d’antisémitisme, comme la définition de l’IHRA peut le laisser entendre ? 

Synagogue du temple Emmanu-El-Beth-Sholom.

« La fin ne justifie pas les moyens »

Depuis le 7 octobre, le Service de police de la Ville de Montréal a recensé 41 signalements de crimes haineux visant la communauté juive. « On a franchi une limite importante. » Tels sont les premiers mots de la rabbin Grushcow commentant les récents crimes haineux. Lisa Grushcow est établie au Temple Emanu-El-Beth-Sholom, dans l’arrondissement de Westmount, à Montréal. Elle nous accueille vendredi vers midi, soit quelques heures avant le coucher du soleil marquant le début du sabbat, jour de repos hebdomadaire dans la tradition juive. 

Ce qui, en ces temps d’incertitude, fait de Lisa Grushcow une personnalité aussi importante auprès de sa communauté, c’est qu’elle représente une façon d’être juive qui diffère de la tradition. « Je suis la rabbin d’une synagogue réformée qui existe depuis le 19e siècle », souligne-t-elle d’ailleurs dès le début de notre rencontre. Dans son bureau, on peut voir, près du drapeau d’Israël, un drapeau de la Fierté. En plus d’être une femme, la rabbin est lesbienne et divorcée. 

Consciente de l’importance de son rôle à un moment de l’histoire comme celui que nous vivons, la rabbin appelle sa communauté à l’humanité et à la collectivité plutôt qu’à la division et au renfermement. « J’ai l’impression que l’antisémitisme a toujours été présent », commence-t-elle par déclarer. Une tasse de café fraîchement préparée à la main, elle m’explique qu’elle prend le temps de répondre doucement et calmement aux commentaires qui lui sont adressés partout dans les médias en lien avec son rôle de rabbin. « Je n’ai jamais ressenti de l’insécurité ici, à Montréal. Aujourd’hui, je dois faire attention à ma sécurité et à la sécurité de ma communauté à un moment où il est important pour nous de nous rassembler. Ça ne devrait pas être comme ça », nous confie-t-elle. 

Au sujet des crimes haineux qui ont eu lieu à Montréal l’automne dernier, l’ancienne étudiante de l’Université McGill préfère en appeler à l’altruisme plutôt qu'à la méfiance : il faut « construire des ponts plutôt que des murs ». Elle rappelle toutefois être consciente de la nature explosive de la guerre au Proche-Orient et de l’effervescence que cela peut créer, même à des milliers de kilomètres du conflit. 

« Être passionné, c’est bien. Mais cela n’excuse pas et ne permet pas tout. La fin ne justifie en aucun cas les moyens », souligne-t-elle d’un ton ferme. 

La rabbin insiste toutefois sur une distinction importante. Pour elle, critiquer le gouvernement israélien n’est en aucun cas une forme d’antisémitisme.

« Je suis loin d’être fan du gouvernement Netanyahou », poursuit-elle. Elle ajoute qu’avant le 7 octobre, elle soutenait activement les manifestations en Israël contre son gouvernement. « Aujourd’hui, je manifeste pour Israël et la sécurité de la communauté juive. » 

Toute la différence réside dans l’intention dont naît la critique, estime-t-elle. « Lorsque nous critiquons, nous critiquons par amour. Nous savons qu’[Israël] peut être une meilleure patrie. Je pense que ça devient difficile à partir du moment où on critique par haine. »

Dans le même ordre d’idées, elle questionne : « Pourquoi tous ces gens vont-ils aussi loin pour critiquer Israël ? Ce sont souvent ces mêmes gens qui ne disent pas un mot sur les conditions des droits humains ailleurs dans le monde. C’est à partir de ce moment que je considère qu’il s’agit d’une forme d’antisémitisme », développe-t-elle. 

Elle déclare aussi que des slogans comme « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre », qu’on peut entendre dans des rassemblements ou des manifestations à Montréal et ailleurs dans le monde, peuvent être blessants. « Cela signifie qu’il n’y a pas de place pour les Juifs en Israël… Ça sous-entend que nous n’avons pas de légitimité à cet endroit », déplore-t-elle. 

La question de la légitimité d’Israël divise-t-elle la communauté juive de Montréal ?

Lorsqu’on lui pose la question, Lisa Grushcow répond que la communauté juive « n’est pas si divisée par la question de l’existence d’Israël : il existe beaucoup d’opinions différentes sur le gouvernement d’Israël et la politique israélienne, oui, mais il existe un consensus sur la légitimité du sionisme comme droit du peuple juif à avoir une patrie dans l’État d’Israël ». 

Cet avis n’est toutefois pas partagé par tous au sein de la communauté juive à Montréal. 

Yakov Rabkin, professeur émérite de l’Université de Montréal et auteur d’ouvrages sur la question du sionisme et des études juives, fait partie de ceux qui ne sont pas d’accord avec cette affirmation. Pour lui, « les Juifs sont divisés sûrement plus par la question d’Israël que par toute autre question ».

L’idée d’associer la critique d’Israël à une forme de discrimination envers les Juifs remonte à plusieurs décennies, explique l’expert. « Cette idée appartient à Abba Eban, ancien diplomate et ministre des Affaires étrangères israélien des années 1970. Ce dernier a lancé une campagne, appuyée par les instances de la propagande israélienne, qui visait à associer la critique du pays à de l’antisémitisme, à une période où, suivant la Deuxième guerre mondiale, l’antisémitisme était devenu inacceptable », expose-t-il. « Avec le temps, cette idée a fait son chemin. Et pour le faire, il fallait associer les Juifs à Israël. »

Autrefois connu comme « la Voix d’Israël », Abba Eban a occupé le poste de ministre des Affaires étrangères d’Israël de 1966 à 1974. À lui seul, il représentait la « hasbara », mot qui désigne à la fois la diplomatie et la propagande israéliennes. Il est d’ailleurs souvent qualifié de « machine à relations publiques » pour le gouvernement et l’image d’Israël à l’international. 

C’est dans cette optique, rappelle le professeur Rabkin, que « l’association de toutes les personnes de confession juive à l’État d’Israël a permis aux politiques israéliennes de bénéficier d’une certaine immunité face aux critiques ».

Le danger d’associer la communauté juive à l’État d’Israël 

Après avoir entendu de nombreux politiciens occidentaux s’adresser à des membres de la communauté juive en employant des expressions comme « votre État, votre pays » (en parlant d’Israël), M. Rabkin comprend pourquoi, pour beaucoup, la critique d’Israël est « devenue par le fait même une critique antijuive ». 

D’ailleurs, l’auteur affirme que « cette association de la communauté juive à Israël a fait des Juifs des otages des actions d’Israël ». « Ceux qui ne distinguent pas “Juif” et “Israël” ne font qu’apporter de l’eau au moulin du sionisme. » 

Il exprime donc son désarroi face à la condamnation du Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) des actes antisémites commis à Montréal. « Je trouve ça aberrant que le CIJA appuie Israël et, en même temps, s’indigne que les Juifs soient attaqués – alors qu’eux-mêmes ont placé des drapeaux israéliens dans toutes les institutions juives, s’exclame-t-il. Je comprends très bien que des Juifs s’associent à Israël – comme toute opinion politique, c’est légitime. Mais à mon avis, il est extrêmement dangereux d’associer la communauté et les institutions juives à l’État israélien. » 

« Pour ceux qui sont indignés par les actions du gouvernement israélien, ce sont les Juifs les plus visibles qu’ils visent. Ils tirent par exemple sur une école juive dans la rue où j’ai habité pendant plus de 30 ans. Le pire dans tout ça, c’est que cette école n’est pas sioniste du tout », commente M. Rabkin. 

Il estime donc que la critique d’Israël ne constitue pas une forme d’antisémitisme et se dissocie de la définition adoptée par l’IHRA. Selon lui, inclure des considérations relatives à l’État hébreu dans la définition de l’antisémitisme n’est pas légitime. « L’antisémitisme vise des individus et non des États, explique-t-il. Associer les Juifs à un État est une erreur, car c’est associer les Juifs à une entité politique. » 

Pour lui, l’antisémitisme est qu’une forme de racisme et de xénophobie comme les autres. « Nous n’avons pas besoin d’une définition particulière de l’antisémitisme. Ce qui est important, c’est de ne pas voir l’antisémitisme comme une espèce de racisme à part, mais comme l’une des versions du racisme », conclut-il.

« Les actes antisémites n’ont pas leur place ici, peu importe leur motivation »

Mélissa Shriqui est membre de la synagogue du Temple Emanu-El-Beth-Sholom depuis sa naissance. C’est aussi une personne active de la communauté juive à Montréal. Elle se confie à La Converse au sujet de ses préoccupations sur l’antisémitisme et sa connotation dans le contexte actuel de tensions exacerbées. 

La citoyenne partage sa peur et son angoisse face aux actes antisémites survenus au début du mois de novembre. « Je vis des moments inquiétants, des moments qui me font peur, mais aussi qui me blessent. Ces actes-là n’ont pas leur place à Montréal, n’ont pas leur place au Québec », déclare-t-elle avec fermeté. 

« Depuis le 7 octobre, on voit que l’harmonie est plutôt difficile à trouver. Il y a vraiment eu une blessure pour la communauté juive. » Elle estime d’ailleurs que, dans son quotidien, il y a maintenant un « avant et un après-7 octobre ». 

Et maintenant ?

Aujourd’hui, la définition de l’antisémitisme de l’IHRA ne cesse de gagner en popularité. Au cours des derniers mois, des dizaines d’organisations de partout dans le monde l’ont adoptée. Comme nous l’avons dit précédemment, la Ville de Montréal a suspendu le processus d’adoption, souhaitant « trouver sa propre définition de l’antisémitisme, adaptée à la métropole », comme l’avait déclaré la mairesse à l’époque.

Dans un ultime effort de conscientisation, la rabbin Grushcow nous revient et pèse ses mots pour signifier toute l’importance de l’humanité et de l’humilité. Même si cela fait des années qu’elle mène un travail de coordination avec des leaders religieux partout au Québec, elle réitère la nécessité de tisser des liens entre les communautés afin de limiter les discours haineux. 

« Nous avons tous nos limites, mais parfois, nous les instaurons trop rapidement », dit la rabbin en manière de conclusion. Elle reconnaît être consciente de ses propres limites, mais croit tout de même qu’il est possible de coexister dans un monde où sa communauté dispose du droit à l’autodétermination.

En se dirigeant vers la sortie du temple, gardée par un garde du corps, elle prend le temps de rentrer et de se recueillir dans la synagogue vide où des photos des otages israéliens du Hamas sont déposées sur les bancs. 

Il est à noter qu’au moment d’écrire ces lignes, le CIJA n’avait toujours pas répondu aux demandes de commentaires de La Converse.

L’actualité à travers le dialogue.
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