Lorsqu’on se promène dans les rues de Montréal, il est possible de croiser des allées entre les intersections ordinaires. En s’y aventurant, on se retrouve au milieu d’aires verdies, entre des bacs à potager et des arbustes à fleurs. « C’est comme un petit coin de paradis », confie Louisa à La Converse. Résidente permanente vivant au Québec depuis 2020, cette septuagénaire considère les ruelles vertes de Montréal comme un « souffle de soulagement » au milieu de la cacophonie urbaine.
Depuis 1995, des ruelles vertes ont été aménagées graduellement à Montréal à diverses fins : augmenter la biodiversité dans la ville afin de favoriser la transition écologique, créer des quartiers plus sécuritaires et encourager l’inclusivité en créant une aire de rencontre pour le voisinage. Il s’agit d’un type d’initiative citoyenne fortement encouragée par la Ville et ses arrondissements, qui consiste à transformer des ruelles existantes en espaces verts en y ajoutant des éléments comme des bacs à fleurs, par exemple, ou des arbustes et des arbres en quantité. La Ville de Montréal s’est engagée à verdir ces petites allées dans un effort de coopération auprès des citoyens. Mais à qui profitent ces ruelles vertes ?
Se connecter à la nature
Paula Selcado a 22 ans et fréquente assez souvent la ruelle verte qui se trouve près de chez elle. « J’habite Hochelaga depuis que je suis au Québec. Il y en a une juste à côté de chez moi. C’est un endroit très calme et agréable. J’y vais parfois pour étudier ou lire. Je m’assois toujours au même endroit, à l’ombre », commence-t-elle. Étudiante à l’université, elle profite aussi des ruelles vertes de son quartier pour étudier dans le calme. Elle souligne l’importance d’un tel lieu au centre d’un quartier qu’elle considère comme étant achalandé. « Un espace vert comme ça, c’est nécessaire. Surtout dans les quartiers les plus vivants, où il y a plus de va-et-vient. Ça donne l’occasion aux résidents d’avoir un lieu où ils peuvent s’échapper de leur vie quotidienne, de relaxer en ville. » En souriant, elle ajoute : « Il y a même des enfants qui vont y jouer parfois. C’est assez sécurisé pour qu’ils puissent y passer leur temps. »
« Pour nous, les gens qui habitent en ville, c’est aussi une façon de se connecter à la nature. » Ayant quitté la République dominicaine à l’âge de sept ans, Paula n’a ensuite connu que Montréal et ses rues occupées. En dehors des rares fois où elle a la possibilité de quitter la ville pour voyager, elle n’a pas beaucoup l’occasion de s’isoler dans la nature. « Même si c’est au centre de la ville, ça reste un espace vert. On en profite comme on peut. Pour moi, c’est vraiment une escapade. »
Cadeau empoisonné
Malgré son affection pour les ruelles vertes, Paula les considère un peu comme un « cadeau empoisonné ». « Je suis chanceuse. J’habite dans un quartier où il y a ces espaces pour qu’on en profite. Mais je suis consciente que ce ne sont pas tous les Montréalais qui peuvent profiter de ces endroits », admet-elle. En effet, malgré les efforts de développement durable de la biodiversité déployés par la Ville de Montréal, les ruelles vertes ne sont pas accessibles dans tous les arrondissements. Douze des 19 arrondissements de la ville en ont aménagé au moins une, et la majorité d’entre elles sont concentrées dans des quartiers centraux : La Petite-Patrie, Rosemont, le Mile End et le Plateau, notamment.
Selon Paula, ce projet de verdissement urbain est une solution pour certains, mais compte tenu de la répartition inégale des espaces verts, il s’agit aussi pour d’autres d’un facteur d’inégalité. « L’implantation de ruelles vertes semble avoir tout pour plaire. Ça donne un espace calme et agréable pour le voisinage, et ça rend le quartier plus sécuritaire. Mais ce que j’ai remarqué, c’est qu’il n’y en a que dans certains coins de la ville. Le cégep et l’école secondaire que j’ai fréquentés se situaient dans le quartier Saint-Michel, et je n’ai jamais vu, ni même jamais pensé y voir, quelque chose de similaire à une ruelle verte. » En y réfléchissant un peu plus, elle ajoute que « lorsqu’on pense au projet des ruelles vertes, on ne s’imagine pas une famille qui a immigré dernièrement et qui ne parle pas bien français ou anglais en profiter ; on ne pense pas à un projet de ruelle verte dans le Petit-Maghreb ou à Parc-Extension, lance-t-elle. Malheureusement, les ruelles vertes sont, selon moi, un symptôme de la gentrification ».
La ruelle verte comme échappatoire et lieu de socialisation
Si le projet d’aménagement des ruelles vertes semble être symptomatique d’une inégalité sociale pour Paula, d’autres y voient un aménagement nécessaire pour la mise en place d’une métropole saine. C’est le cas de Louisa Ferrad, installée à Montréal depuis un peu plus de trois ans maintenant, pour qui les ruelles vertes constituent l’un des derniers ponts qui la relient à sa vie en Algérie.
« Lorsque j’ai quitté mon Algérie, j’ai quitté mon chez-moi, ma montagne, ma maison », commence Louisa. Ayant grandi dans un village au pied d’une montagne, la nouvelle Montréalaise de 74 ans affirme avoir une fascination pour les ruelles vertes de la ville. « La première fois que je suis tombée sur une ruelle verte, c’était il y a quelques années. J’étais venue visiter ma fille à Montréal et je songeais à m’installer ici. » Mais son engouement pour une nouvelle vie en Amérique du Nord a brusquement diminué lorsqu’elle a réalisé les différences entre une vie à la campagne en Algérie et une vie dans un quartier montréalais. « Ici, tout est calculé. Il y a des feux de circulation presque à chaque coin de rue ; il y a énormément de voitures, de cyclistes, de motos, de camions, etc. Tout est asphalté, tout est toujours en rénovation, tout va vite. Mis à part les parcs, je n’ai pas la chance d’avoir accès à des espaces verts », se plaint Louisa.
Malgré ce choc culturel, la septuagénaire est revenue sur sa décision, poussée par le désir de rejoindre sa fille, qui habite Montréal depuis plus de 10 ans. En juillet 2020, elle obtient sa résidence permanente. Elle quitte sa maison et sa montagne. « [Ici], ma fille a une petite cour derrière chez elle ; on y plante quelques légumes, quelques herbes. C’est bien, mais quand je me rappelle qu’en Algérie, j’avais des citronniers et des figuiers à perte de vue derrière notre maison, ça me pince le cœur, continue-t-elle. Quand je suis revenue à Montréal, la ruelle dans laquelle les enfants du quartier jouaient s’était transformée. Située dans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, elle est maintenant parsemée de bacs de plantes, d’arbustes. Il y a même une petite clôture pour protéger les fleurs qui y ont été plantées. Les enfants peuvent aussi y jouer de façon plus sécuritaire, puisqu’il y a même des panneaux qui indiquent que la ruelle est fréquentée par de jeunes enfants ! »
Louisa est une aînée, et elle ne travaille pas. Analphabète, elle apprend actuellement le français, même si elle se débrouille assez bien à l’oral et n’a pas de grande difficulté à communiquer. La ruelle verte, ç’a été en quelque sorte une manière de s’intégrer à son nouvel environnement et à son nouveau voisinage. « Quand je suis venue ici, je ne connaissais personne, à part ma fille et sa petite famille. Puis, j’ai commencé à fréquenter la ruelle derrière notre domicile. Je me suis liée d’amitié avec l’une des voisines. Elle était Marocaine, elle me parlait en arabe, ça a accéléré notre rapprochement. Maintenant, tout le monde dans l’immeuble me connaît. Je garde parfois les enfants de mes voisins, on m’apporte à manger de temps en temps, et on fait des barbecues et des pique-niques tous ensemble. Si la ruelle n’avait pas été aménagée, je n’aurais pas eu d’endroit où passer mes temps libres. Je n’aurais pas eu de gens à rencontrer, je me serais simplement ennuyée », termine-t-elle.
Les ruelles vertes et la crise du logement
Les enjeux sociaux et environnementaux ainsi que la sécurité et l’entretien du voisinage sont, pour plusieurs résidents des quartiers où il y a des ruelles vertes, les principaux points positifs de ces aménagements. Mais ceux-ci sont aussi révélateurs de problématiques liées à la hausse des loyers.
Délicia Raza habite l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Pour cette citoyenne de 24 ans, les ruelles vertes contribuent fortement à l’actuelle crise du logement à Montréal. « Une ruelle verte, lorsqu’elle est bien entretenue, favorise la désirabilité du quartier. Elle le rend plus sécuritaire, plus joli ; elle augmente donc le prix des habitations qui se trouvent autour, commence-t-elle. Dans mon quartier, on peut voir plusieurs ruelles vertes super bien aménagées. Et quand je dis aux gens que j’habite le Plateau-Mont-Royal, la réaction est souvent la même : “Tu habites dans un quartier gentrifié” », s’exclame-t-elle. Selon elle, les ruelles vertes augmentent les disparités entre les communautés à Montréal. « Je ne me rappelle pas avoir déjà vu des ruelles vertes dans certains quartiers, et j’ai l’impression que la vie et le voisinage dans ces quartiers sont moins vibrants comparativement à ce qu’on voit ailleurs, comme sur le Plateau par exemple. Les ruelles vertes contribuent à la vie de la communauté, et le fait qu’il n’y en ait pas dans certains endroits, ça accentue la marginalisation des résidents de ces quartiers. »
L’emplacement des ruelles vertes est donc devenu un critère de la qualité de vie des logements. Celles-ci, lorsqu’elles sont situées près d’une propriété où d’un logement à louer, seraient prises en considération lorsqu’il est question du coût de la vie. « Quand je dis aux gens le prix que je paie par mois pour un trois et demi dans le Plateau-Mont-Royal, ils sont surpris. J’ai été chanceuse, je paie un montant relativement faible comparativement à ce qu’un loyer similaire peut coûter dans mon quartier. Avant d’être tombée sur mon logement, je voyais bien que les appartements situés près des espaces verts avaient tendance à être plus convoités, donc plus chers. Et s’il y a des quartiers avec beaucoup plus d’espaces verts que d’autres, y vivre coûte donc plus cher. Les citoyens les moins fortunés sont donc isolés, et c’est comme ça que la disparité est créée », conclut Délicia.
Les ruelles vertes : étendre l’idée à d’autres quartiers
Manal Tachfine est étudiante en urbanisme à l’Université du Québec à Montréal. Également titulaire d’une technique dans le domaine, elle affirme que « la ruelle verte présente plusieurs avantages par rapport à la ruelle ordinaire qu’on a déjà à Montréal ». « Non seulement elle crée du dynamisme, mais elle aide aussi à combattre les îlots de chaleur qui s’accumulent à force d’asphalter le territoire », ajoute-t-elle. Elle affirme que, théoriquement, l’idée des ruelles vertes est une excellente solution pour une métropole comme Montréal, où l’urbanisation ne cesse de croître.
Elle évoque également le côté agréable de ces ruelles. « C’est accueillant et chaleureux, ça permet aux voisins de les utiliser comme des lieux de rencontre. Plutôt que d’aller au parc et de se déplacer, on peut amener ce dynamisme à soi. »
Dans les quartiers un peu plus défavorisés, il serait plus profitable d’aménager davantage de ruelles vertes, estime l’experte. « Des quartiers excentrés comme Saint-Léonard ou Montréal-Nord n’ont presque pas ou pas de ruelles vertes, alors que, géographiquement parlant, il y a plus de ruelles accessibles que dans d’autres quartiers. » Elle parle aussi du caractère communautaire de ces espaces. « Les ruelles sont extrêmement fréquentées par les enfants – donc par les citoyens, surtout dans ces arrondissements. Pour le bien-être de ces citoyens, il serait bon de promouvoir l’aménagement de ces ruelles vertes dans les quartiers un peu plus isolés du centre de la ville », termine-t-elle.
Montréal, où la disparité géographique continue de mener le bal
Dans une ville où l’espérance de vie varie selon le quartier où l’on vit, la question de la disparité géographique est centrale. Depuis son implantation dans la métropole en 1995, le projet des Ruelles vertes se veut réparateur et innovateur pour un Montréal plus vert, plus sécuritaire et plus sain. Malgré ce souhait, des gens comme Paula, Louisa et Délicia ont toutes des expériences et des relations différentes avec ces allées uniques.
Lorsqu’on remarque que ces espaces sont principalement concentrés dans des quartiers où la qualité de vie et la sécurité sont supérieures à d’autres, il est logique que ceux qui ne fréquentent pas ces endroits se questionnent sur leur mise à l’écart d’un tel projet de communauté. Dernièrement, après qu’on a dressé le constat de l’absence d’espace vert dans l’est de l’île de Montréal, un projet pilote d’implantation de ruelles vertes a été mis en place dans l’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles. Des citoyens et des citoyennes se sont rapidement portés volontaires pour l’aménagement de ces espaces.