De gauche à droite : Adrian enlève sa kippa et porte son drapeau israélien, Corey Balsam porte une keffiyeh et affiche en solidarité avec la Palestine
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Adrian et Corey, deux voix juives pour la paix
1/11/23
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Après les attaques du Hamas du 7 octobre en Israël est venue la riposte militaire, toujours en cours contre Gaza, avec le soutien massif des populations juives du monde entier. Pourtant, il existe dans ces communautés des voix dissidentes, qui, dans le chaos de la guerre et le bruit des bombes, ont du mal à se faire entendre. La Converse a rencontré Adrian* et Corey Balsam , deux montréalais de confessions juives, deux voix pour la paix en Israël et en Palestine.

« Israël, un pays qui existe pour qu’on puisse exister »

Douze heures avant la manifestation montréalaise pro-palestinienne prévue le 13 octobre, Adrian, qui a grandi à Haïfa, dans le nord d’Israël, se confie : « Demain, je resterai chez moi et je ne me joindrai pas à une éventuelle contre-manifestation avec mon drapeau israélien. » Ses motivations sont claires : se protéger et éviter de s’exposer à des réactions antisémites. « Moi, en tous cas, je ne porterai pas ma kippa au cours des prochaines semaines », lance-t-il, en évoquant la peur que partagent de nombreux Juifs montréalais.

De nationalité moldave, Adrian repense souvent au jour qui a remis la question israélo-palestinienne au cœur de l’actualité. « Lorsque j’ai appris l’attaque du Hamas, j’étais à la fois surpris, confus et en colère », rapporte-t-il. Un appel à un ami en Israël lui fait réaliser sa proximité avec la situation, malgré la distance. « Sa copine a été kidnappée et reste introuvable. Ses autres amis ont perdu la vie lors de la rave-party dans le désert du Néguev. » Sans nouvelles de la jeune femme, Adrian suppose qu’elle est morte. 

La réaction d’Israël, Adrian la condamne sans équivoque. « Je ne trouve pas les mots justes pour décrire mon émotion et mon trouble. Je ressens une immense tristesse pour les Palestiniens bombardés et pour les Gazaouis sans défense. Ils n’ont personne pour les protéger. Et même si je refuse que mon peuple soit attaqué ou massacré, je sais que la réponse israélienne est disproportionnée. »

La colère et le chagrin d’Adrian se sont également accrus avec la recrudescence des actes antisémites : « En Australie, trois jours après les attaques, certains manifestants scandaient “Gazez les Juifs ! Gazez les Juifs !” Je peine à croire qu’en 2023, nous soyons encore confrontés à de telles horreurs. Quand je constate que certains de mes amis musulmans ne condamnent pas clairement le Hamas, j’ai comme le sentiment qu’ils pourraient se retourner contre moi, qu’ils pourraient devenir ceux qui, un jour, voudraient me gazer. Nous n’avons pas encore tourné la page de l’Holocauste, et nos grands-parents qui l’ont vécu sont encore vivants », dit-il avec passion. 

Adrian marque une pause, puis poursuit sur un ton plus doux : « Beaucoup d’entre nous vivent en exil. En tant que Juifs, nous sommes souvent confrontés à cette question : qui nous protégera ? Quel pays sera là pour nous ? Le Canada ? Non ! Il ne sera pas là. Il ne faut pas oublier que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, la période la plus meurtrière pour les Juifs, le Canada a adopté la politique appelée « None Is Too Many » (Aucun, c’est encore trop) pour limiter l’arrivée de réfugiés juifs. Tout ce que je sais, c’est que personne ne pourra nous gazer tant qu’il y a Israël, un pays qui existe pour qu’on puisse exister. » 

« Qui est responsable de ce désastre ? »

« Qui est responsable de tout ce qui se passe ? Qui est responsable de ce désastre ? » demande-t-il. L’enfant de Haïfa, aujourd’hui âgé de 27 ans, condamne le Hamas, jugeant inacceptable et injustifiable le meurtre délibéré de citoyens israéliens, qu’il s’agisse d’enfants, d’hommes, de femmes ou de personnes âgées. Il montre cependant du doigt le gouvernement israélien pour son incapacité à trouver une issue au conflit. « Je le condamne aussi pour les bombardements sur Gaza, mais je ne peux faire plus », dit-il d’un ton résigné. 

Depuis le 7 octobre, Adrian oscille entre colère et questions sans réponses. « Comment cela a-t-il pu se produire ? Israël est censé disposer de la meilleure armée, du meilleur système de sécurité. Comment le Hamas a-t-il pu contourner ce mur de fer, que, d’ailleurs, je trouve ridicule ? Il est censé être hautement sécurisé, avec des caméras, des soldats, des capteurs ! Même un moustique ne peut franchir ces barrières sans que les autorités israéliennes en soient informées. Ont-ils sous-estimé la situation ? Israël a failli à notre protection », s’exclame-t-il avec une grande frustration dans la voix.

« Cette année, nous avons été témoins de nombreuses manifestations en Israël contre Netanyahou. Cette guerre va déterminer son avenir dans le pays. » En revanche, Adrian juge qu’il est trop simpliste de blâmer uniquement le gouvernement et son chef. « Ce problème ne date pas d’hier. Israël a historiquement soutenu une solution à deux États et a reconnu l’autorité palestinienne avant même les intifadas, mais le Hamas refuse de reconnaître Israël. »

Sacrifier l’humanité sur l’autel du pouvoir

Ayant façonné une partie essentielle de son identité en vivant en Israël, Adrian remarque que les gens en Occident semblent bien plus radicalisés que ceux qui vivent la situation de près. Il rappelle : « Il y a des Palestiniens en Israël. Il y a des Juifs en Cisjordanie. Certains sont des voisins, parfois même des amis des deux côtés. Donc, la solution, ce n’est pas aussi noir et blanc que ça, il y a bien plus de nuances au centre du problème. »

Dans ce climat politique polarisé, Adrian pense « qu’on est toujours en quête d’ennemis ». Il estime que chaque camp met de l’avant sa vérité. « Le peuple juif et les Palestiniens se réfèrent à des périodes de l’histoire différentes pour revendiquer leur droit à la terre, et finalement, il n’existe pas de vérité objective. » Selon lui, les deux peuples ont leur place en Terre sainte. Il critique également l’ordre d’évacuation lancé par Israël aux Gazaouis avant de les bombarder : « Israël ne peut pas demander aux Palestiniens de partir, ils n’ont nulle part où aller, car ils sont chez eux !»

Il conclut avec amertume : « Tout le monde veut la paix. Cependant, l’histoire nous a montré à maintes reprises que la vie humaine ne vaut pas grand-chose. Des innocents meurent dans des guerres que mènent les puissants pour le pouvoir. Les personnes qui veulent la guerre n’ont pas intérêt à voir la paix s’instaurer. Les personnes qui veulent la paix n’ont pas les moyens de la vivre. »

« Plus jamais ça » : Juif et contre le génocide à Gaza

Installé dans un café montréalais, Corey Balsam, un Juif canadien, découvre l’annonce d’une manifestation d’urgence prévue le 17 octobre. Des serveurs discutent des derniers bombardements sur Gaza. Corey leur demande une boîte en carton pour confectionner une pancarte pro-palestinienne, sur laquelle il écrit : « ”Plus jamais ça !” Juifs contre le génocide. »

« J’ai participé à la manifestation aux côtés de milliers d’autres personnes pour exprimer ma rage, ma colère envers le gouvernement israélien et la situation d’apartheid en général, mais aussi envers les gouvernements du Canada et des États-Unis, qui semblent soutenir inconditionnellement Israël », explique Corey, coordonnateur national de l’organisme Voix juives indépendantes Canada.

À propos du bombardement de l’hôpital baptiste de Gaza, Corey ne sait pas avec certitude qui en est responsable. Il reste néanmoins sceptique face aux informations émanant du gouvernement d’Israël. « Je n’ai aucune confiance dans la version d’Israël en général. Par exemple, au sujet de la journaliste Shireen Abu Akleh, tuée par des soldats israéliens en Cisjordanie. Au début, ils ont nié toute implication, en accusant des tirs palestiniens, mais finalement, les preuves ont clairement montré qu’il s’agissait bien de tirs israéliens. Ensuite, ils ont qualifié cela d’accident », dénonce-t-il. Il doute que les groupes armés à Gaza puissent provoquer une explosion aussi meurtrière. Les conditions de survie des gazaouis le trouble. « Des milliers de personnes n’ont ni nourriture, ni eau, ni accès à des soins médicaux. Les Gazaouis boivent de l’eau sale ou de l’eau de mer. Le gouvernement canadien attend quoi pour agir ? » 

Mais le plus douloureux reste la réaction de sa communauté : « Ça m’attriste de voir un nombre important de Juifs soutenir le plan de vengeance israélien. Ils refusent de demander un cessez-le-feu sous prétexte qu’Israël a le droit de se défendre », dit-il d’une traite.

Corey Balsam, aujourd’hui papa, est aussi le petit-fils d’un survivant de l’Holocauste. « En tant que Juif, lorsque nous disons “Plus jamais ça”, cela devrait s’appliquer à tout le monde. “Plus jamais”, c’est “Plus jamais de génocide”. C’est horrible de voir que des Juifs sont impliqués dans un génocide, alors que nous en avons nous-mêmes subi un. »

« On peut être fièrement Juif sans appuyer Israël »

« J’ai grandi en entendant l’histoire de mon grand-père, ce qui m’a amené à développer une forte connexion à Israël, un pays qui nous défendait. J’ai aussi fréquenté un camp de vacances juif où le sionisme était fortement encouragé », explique Corey.

Aujourd’hui dans la trentaine, il se déclare « anti-sioniste ». Parvenir à cette identité idéologique a été un cheminement long et complexe. « C’est lorsque j’ai commencé à lire sur les systèmes coloniaux, le colonialisme de peuplement, l’occupation et l’apartheid que j’ai commencé à voir les choses sous un nouvel angle. Ç’a été très difficile et inconfortable. J’ai dû remettre en question tout ce que je connaissais, tous ceux que je connaissais. »

Sortir du sionisme a été difficile. Sa rencontre avec d’autres Juifs anti-sionistes l’a aidé. « Je ne savais même pas que cette possibilité existait, qu’on pouvait être fièrement Juif sans appuyer Israël, sans soutenir un État criminel », dit-il. 

C’est ce besoin d’avoir une autre communauté qui a donné naissance à la voix des Juifs indépendants. « Au sein de notre organisation, il y a des personnes qui sont culturellement sionistes, tout comme il y en a qui ne le sont pas, mais une chose est certaine : les Palestiniens méritent mieux. Nous ne pouvons soutenir un gouvernement qui commet des crimes en notre nom. »

Au milieu des années 2000, Corey s’est rendu en Cisjordanie pour y vivre et toucher de près la réalité des Palestiniens : « J’y suis resté près de quatre ans. J’ai côtoyé des Palestiniens tous les jours et j’ai été chaleureusement accueilli en tant que Juif. Les Palestiniens sont des gens bienveillants et non-violents, bien loin de la représentation stéréotypée que nous avons d’eux en Occident. »

« Accuser systématiquement d’antisémitisme ceux qui dénoncent leur sort est ridicule. Soutenir les droits des Palestiniens et appeler au boycott des entreprises qui financent la guerre qui leur est menée n’a rien à voir avec l’antisémitisme. Ce n’est pas en discriminant les partisans de la paix en Palestine et en les qualifiant de pro-terroristes que nous parviendrons à progresser », conclut-il. 

« Aucune solution militaire ne peut apporter la paix »

Ces entrevues avec Adrian et Corey ont été réalisées du 12 au 18 octobre 2023. Au moment d’écrire ces lignes, les communications avec Gaza sont coupées, et les bombardements ne faiblissent pas. Nous sommes le 1 novembre. À la lumière de cette nouvelle réalité, nous avons rappelé Corey et Adrian pour savoir ce qu'ils pensaient des nouveaux développements de la situation.

Adrian, visiblement préoccupé, nous déclare ce qui suit : « Aucune personne sensée ne peut souhaiter la perte de vies innocentes. Je ne peux en aucun cas souscrire aux actions menées par les Forces de défense d’Israël en ce moment. » Puis, avec sincérité, il ajoute ceci : « Je désire la sécurité du peuple juif, surtout dans le contexte de la montée de l'antisémitisme dans le monde. J'espère que l'État d'Israël puisse trouver sa place au Moyen-Orient. Mon cœur aspire à la fin de cette guerre, et je prie pour la paix. »

Quant à Corey Balsam, il se mobilise, prenant part à des manifestations, des veillées, des sit-ins, envoyant des lettres au premier ministre Justin Trudeau et adoptant d'autres formes d'engagement civique, faisant tout ce qu’il peut pour faire entendre un message simple : l’appel au cessez-le-feu à Gaza. « C'est une véritable honte ! À la fois en tant que Juif, car Israël agit en mon nom en perpétrant ces crimes, et en tant que Canadien, parce que notre gouvernement ne prend pas position en faveur d'un cessez-le-feu. Il est indéniable qu'aucune solution militaire ne peut apporter la paix. Nous sommes témoins d’un génocide. »

*Le nom de cette personne à été modifié pour protéger son anonymat.

L’actualité à travers le dialogue.
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