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5/6/2020

Alliés sans privilèges

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

« Le silence des personnes blanches, c’est de la violence », était-il écrit sur une pancarte que portait un homme blanc lors de la manifestation tenue à Montréal à la suite du meurtre de George Floyd, asphyxié sous le genou d’un policier à Minneapolis. Depuis la mort de cet Afro-Américain, la solidarité envers les personnes noires s’est renforcée dans le monde.

Le mot-clic #BlackLivesMatter est partout sur les réseaux sociaux. Mais au-delà des réseaux, comment peut-on être un allié des personnes noires ? « Je connais des personnes qui apprécient quand leurs amis blancs mettent des hashtags en signe de solidarité sur les réseaux sociaux», nous confie la relationniste et chroniqueuse Martine St-Victor. « Pour moi, il faut agir concrètement. Je veux qu’une compagnie embauche des personnes issues de la diversité plutôt que de mettre des hashtags. Mais nous vivons dans un monde où la communication passe par les images et non par la substance », déclare-t-elle.

Quelques heures avant la manifestation contre la brutalité policière au centre-ville de Montréal, entre deux téléconférences, au milieu d’un intense va-et-vient dans son salon, Marlihan Lopez prend le temps d’avoir pour la énième fois une discussion pédagogique avec une journaliste blanche bien intentionnée. Selon elle, le fait que les communautés racisées doivent « éduquer » les membres des communautés blanches pour leur permettre de devenir de meilleurs alliés constitue un fardeau additionnel, et non nécessaire, pour les personnes racisées. « C’est une discussion que vous devriez avoir entre vous », soutient la vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec et coordonnatrice à l’Institut Simone-De Beauvoir de l’Université Concordia. « La brutalité policière est un phénomène qui touche davantage les personnes noires et autochtones, mais la solidarité est le travail de tous, et cette conversation devrait concerner toutes les personnes non-noires », ajoute-t-elle.

Agir au lieu de réagir

Être un allié, c’est plus que changer sa photo de profil sur les réseaux sociaux. C’est un processus d’apprentissage et de travail sur soi qui exige qu’on écoute les gens et qu’on s’informer, souligne-t-elle. Selon Mme Lopez, une des premières choses à faire est de cesser d’être si surpris. « Nous voyons beaucoup de chocs chez les personnes blanches, mais pour nous, c’est encore et encore et encore », dit-elle en rappelant la mort récente de Regis Korchinski-Paquette, une Torontoise noire morte dans des circonstances encore floues, après être tombée de son balcon lors d’une intervention policière. « Ça se passe chez nos voisins du sud, mais aussi chez nos voisins tout court », rappelle la coordonnatrice académique.

« On n’a pas besoin de gens qui disent à chaque fois : “Je suis choqué” ou “J’ai honte”, poursuit Mme Lopez. Il faut que les gens agissent. Il faut écouter, s’informer et agir selon ses capacités. » Et agir, selon elle, peut prendre diverses formes : surveiller les enfants de ses ami.es le temps qu’ils aillent à une manifestation, reprendre un proche qui fait un commentaire raciste, communiquer avec l’école de son enfant pour réclamer un curriculum antiraciste, donner à une campagne de financement, lire pour mieux comprendre la dimension raciale des questions migratoires ou environnementales, relayer le message d’un activiste de couleur au lieu de parler en son nom, etc. « Au cours de certaines manifestations aux États-Unis, des personnes blanches ont formé des chaînes humaines. Il y a tant de petites choses que les gens peuvent faire, selon leurs capacités. »

Refaire son cours d’histoire

De grandes choses sont également à faire. Parmi elles, il y a évidemment la révision de l’éducation. Webster – Aly Ndiaye, de son vrai nom – est musicien, conférencier et vulgarisateur historique. Pendant plusieurs années, il a effectué des visites guidées du Vieux-Québec centrées sur l’histoire des Noirs de la Nouvelle-France. Au lieu de raconter la vie de Marguerite d’Youville et de Samuel de Champlain, il évoquait celle des esclaves qui travaillèrent pour eux et leurs collaborateurs – car, contrairement à ce qu’a affirmé M. Legault en conférence de presse cette semaine, il y a bel et bien eu des esclaves en Nouvelle-France. « Comprendre l’histoire, ça permet de comprendre d’où vient le privilège. La suprématie économique de l’Occident est présentée comme une chose qui est survenue par magie, mais en réalité, la place de l’Europe et des Amériques dans le monde est un produit de l’esclavage et du massacre des Autochtones. »

Webster nous invite à considérer l’histoire « blanche » du point de vue des Noirs et des Autochtones. Vue selon une perspective autochtone, cette conquête « noble » devient un génocide terrifiant, un prélude à des siècles de marginalisation, note-t-il. Puis, il ajoute : «Mais même quand [cette perspective] est enseignée dans les écoles, on ne lui accorde pas la même importance qu’à la perspective [blanche]. » Selon lui, enseigner davantage les perspectives des Noirs et des Autochtones auraient pour effet de « recentrer notre compréhension de la citoyenneté ».

Les limites de la solidarité

Mais une fois qu’on a refait nos cours d’histoires, comment agir? Spécialiste de la blanchité et du racisme, Annette Henry, de l’université de la Colombie-Britannique, en a long à dire sur la notion d’allié. « On ne fait pas toujours attention aux mots qu’on utilise, dit-elle d’emblée. Les gens disent : “Je veux être un.e allié.e”, mais ils ne savent pas toujours ce que ça implique.»

Selon elle les bonnes intentions peuvent entraîner l’infantilisation de la personne qu’on essaie d’aider ou, pire, la reconstitution des structures de pouvoir créées par l’omniprésence du privilège.

Elle note que les personnes qui s’adonnent à la solidarité en gagnent des privilèges comme des postes professionnels ou du prestige social. « Parfois, il est plus “buvable” pour une personne blanche d’entendre d’autres personnes blanches livrer ces messages. On dit alors : “Elles sont tellement courageuses d’en parler!”, alors que nous, les personnes noires, nous en parlons à nos collègues tous les jours ! Et elles reçoivent des ressources et des accolades qui devraient aller aux personnes qu’elles défendent. »

« Nous vivons dans une société où les personnes blanches ont certains privilèges, et c’est un casse-tête, parce que nous ne voulons pas être traités comme des objets de charité. » En guise d’illustration, la professeure Henry donne l’exemple cocasse d’une personne qui lui a dit qu’elle se désisterait d’un poste pour le lui offrir. « Elle essayait si fort de reconnaître ses privilèges qu’elle est tombée dans des absurdités.»Au moment où nous nous sommes parlé, elle était en train de rédiger une liste de candidats racisés pour le poste de doyen à l’UBC. « Si vous avez accès à certains réseaux, pourquoi ne pas donner une petite tape sur l’épaule à quelqu’un pour lui dire : “Pourquoi ne pas postuler pour ce poste ? Pourquoi ne pas considérer cette personne ? »

Apprendre à être mal à l’aise

« Beaucoup de gens qui œuvrent dans les milieux de la justice sociale ne nous paient pas pour notre travail et continuent de profiter des systèmes et des structures construits sur le dos de nos ancêtres », résument pour leur part Alishia McCullough et Jessica Wilson, deux professionnelles de la santé et militantes noires américaines, dans une publication Instagram. « Ils perpétuent cet héritage en profitant de nos voix et de nos expériences pour augmenter leur capital social et en se servant de nos connaissances, puis ils mettent un prix sur leurs services. Il faut demander des comptes et s’assurer que, dans le milieu de la justice sociale, les personnes de couleur soient payées pour ce qu’elles font. »

Parfois, le geste de solidarité le plus fort est de savoir quand céder la parole et d’apprendre, en tant qu’allié, à cesser de se placer au centre de l’histoire. Annette Henry cite l’exemple d’une connaissance autochtone qui tentait de dissuader une chercheuse non autochtone d’assister à une rencontre non mixte. « À un certain moment, il faut pouvoir se dire : “Je suis là au cas où quelqu’un a besoin de moi, mais cette place n’est pas la mienne.” Certaines personnes ont tellement l’habitude d’être “centrales” qu’elles ont du mal à faire quelques pas de recul. » Elle donne l’exemple d’une conférence prononcée par le journaliste Desmond Cole à l’UBC où les organisateurs ont, pendant la période de questions, accordé principalement la parole aux participants racisés. « Ça peut être difficile pour certaines personnes, mais quand vous avez des participants qui sont tellement emballés de voir quelqu’un qui leur ressemble… pensez à attendre avant de poser votre question. »

Elle insiste non seulement sur l’écoute, mais aussi sur l’action. « Les gens veulent souvent des kits, des solutions toutes faites, mais comment cela va-t-il les aider à avoir des conversations difficiles ? Ils ont invité une personne chinoise dans leur cours pour qu’elle leur parle de son expérience depuis le début de la pandémie de COVID-19, et elle en a parlé. Super. Maintenant, qu’est-ce qu’ils ont l’intention de faire ? » Mmes Wilson et McCullough ont lancé, le 1er juin, le Amplify Melanated Voices Challenge (ou «défi d’amplification des voix de couleur»), qui vise à faire entendre davantage les personnes de couleur engagées sur les réseaux sociaux. Elles suggèrent de « mettre sur mute », temporairement, les personnes blanches qui créent du contenu sur la justice sociale, et de souligner plutôt l’apport des créateurs racisés en partageant leur travail. Elles invitent aussi tous les participants et participantes à une réflexion plus profonde : «Réfléchissez à la façon dont vous vous voyez, ou pas, être reflété par les réseaux sociaux… et considérez comment la perspective blanche prédominante influence votre façon de voir les événements. Ensuite, pensez à la façon dont la dernière semaine a été différente pour vous, et à ce que vous en avez retenu. Vous sentez-vous plus informé ? Avez-vous compris quelque chose de nouveau ? Êtes-vous mal à l’aise ? »

Maintenant, le vrai travail commence.

L’actualité à travers le dialogue.
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