Safa Chebbi, Nafija Rahman et Idil Issa Photo: Ahmed El Moudden
Justice sociale
Au-delà d’Amira Elghawaby : qu’en disent des femmes touchées par l’islamophobie au Québec ?
17/2/23
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La nomination d’Amira Elghawaby en tant que représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie a provoqué de nombreuses réactions et critiques de la part de la classe politique et médiatique. On a été rechercher certaines de ses anciennes déclarations, et sa crédibilité a été remise en question à maintes reprises. En dépit de ses excuses, l’Assemblée nationale a demandé de façon unanime sa démission, certains allant même jusqu’à exiger l’abolition de son poste.

Dans le cadre de la Semaine de sensibilisation à l’islamophobie au Québec, qui commémore l’attentat de la grande mosquée de Québec en 2017, cette controverse a été douloureuse pour plusieurs personnes de confession musulmane. Bien que certains membres de la communauté aient pris la parole sur les réseaux sociaux, ils n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer dans un cadre de discussion. Afin de combler ce manque, La Converse a invité des femmes racisées et musulmanes de différents horizons à entamer un dialogue sur le sujet dans un environnement bienveillant et sécuritaire.

« Il faut en parler, il faut toujours en parler ​​»

Les douces lueurs de la librairie Maktaba accueillent Idil Issa, Safa Chebbi et Nafija Rahman un vendredi soir. Alors que la propriétaire, Sundus, nous reçoit avec du thé chaud, elle nous demande de retirer nos chaussures avant de nous asseoir dans le Majlis. « [Le Majlis est] traditionnellement le lieu où les membres de la communauté se réunissent pour discuter des événements, des problèmes locaux, et échanger des nouvelles, recevoir des invités et socialiser », explique-t-elle. Dans cette ambiance intime et chaleureuse, nos invitées se livrent à nous.

Idil, étudiante en droit, fondatrice de Femmes musulmanes contre le racisme et cofondatrice du Mouvement Montréal, ouvre la discussion en expliquant l’importance d’avoir ce genre de conversation. « Tout d’abord, je connais Amira depuis longtemps, elle est une amie proche. Ce qui se passe avec elle n’est pas seulement important en soi ; c’est aussi les questions d’islamophobie que cela soulève qui m’affectent personnellement, mais aussi professionnellement. »

Les propos d’Idil font écho à ceux de Safa, qui ne connaît pas Amira, mais qui ressent également les répercussions de cette polémique. « Amira me représente en quelque sorte. À chaque fois qu’une femme avec un nom à consonance arabe ou musulmane est médiatisée, je me sens concernée », dit Safa, militante anti-raciste décoloniale et étudiante à la maîtrise en sociologie. Elle exprime également son désarroi face à une impression de déjà-vu d’exclusion, ajoutant qu’« elle trouve que c’est désolant qu’on refasse la même chose… On a vu ça avec la nomination de Bochra Manaï et on revit ça, mais c’était prévisible ». Rappelons que, lorsque Bochra Manaï a été nommée au Bureau de la commissaire à la lutte au racisme et aux discriminations systémiques, le gouvernement Legault a jugé que « c’était une erreur de la part de la ville » puisque Mme Manaï, comme Mme Elghawaby, s’oppose activement à la loi 21.

Nafija, une organisatrice communautaire engagée, est malgré elle en proie aux conséquences de cette controverse. Avec sincérité, elle avoue que « c’est tombé comme un cheveu sur la soupe ». Exaspérée, elle continue : «Je me suis dit : “Oh non !” On recommence encore ce chapitre ! On doit dire pourquoi, pourquoi on doit exister, et pourquoi notre existence est valide. » Elle nous fait part de ses craintes quant à sa sécurité, elle qui a vécu des expériences traumatisantes lors de polémiques similaires. « J’ai déjà été agressée plusieurs fois dans la rue, et là, je me dis : est-ce que toutes ces choses-là vont recommencer ? Est-ce que je dois revivre ça ?» Elle se montre toutefois déterminée à briser le silence. Avec un élan d’espoir, elle insiste : « il faut en parler, toujours en parler. On va faire ça dans un safe space et on va en parler. »

« Un double standard »

Repensant à la vive réaction des médias et à l’agitation politique suscitée par la nomination de Mme Elghawaby, Idil exprime sa peine : « C’était un moment difficile pour moi, j’ai été choquée. Il est possible d’être en désaccord avec les propos d’Amira, mais ces attaques allaient au-delà de toute mesure ». Safa souligne que « bien qu’Amira se soit excusée, ça n’a rien changé à la situation ». Nafija ajoute que cela ne suffisait pas pour apaiser la colère de la classe politique, qui semblait vouloir l’humilier. « On doit se mettre tout petit, on doit se plier. J’ai eu l’image du châtiment public, de la chasse à la sorcière [comme dans le temps médiéval] », nous dit-elle.

Idil approfondit les considérations de ses interlocutrices en soulignant que les femmes musulmanes sont constamment déshumanisées. « On ne permet pas aux femmes musulmanes d’avoir fait des erreurs, d’être humaines. Des propos ont été tenus par des politiciens québécois qui méritaient que l’on exige leur démission, mais ils sont toujours en poste », s’indigne Idil. Cette dernière fait référence aux propos erronés sur l’immigration tenus par le ministre Jean Boulet lors de la dernière campagne électorale. La réaction officielle du gouvernement a été de retirer le ministère de l’Immigration à M. Boulet, mais il est à noter que celui-ci est demeuré à la tête du ministère du Travail .

Ancienne candidate aux élections municipales, Idil estime que les femmes musulmanes vivent beaucoup de violence politique. « Les femmes musulmanes sont instrumentalisées pour des gains politiques », précise-t-elle. Dans le même ordre d’idées, Safa affirme : « Le racisme paye encore politiquement : plus tu as des propos racistes, plus tu gagnes des votes. » Elle est catégorique : « Critiquer le Québec est un droit et un devoir dans une démocratie. » Le regard déterminé, elle déclare que « ce qu’Amira a dit, c’est une critique qui aurait pu être faite par une personne blanche ; mais si ça avait été une personne blanche qui avait tenu ces propos, ceux-ci n’auraient pas été pris en compte de la même façon. Il y a un double standard », déclare-t-elle. Nafija et Idil écoutent attentivement, acquiesçant alors que Safa poursuit : « Même si elle n’avait pas tenu ces propos, le problème réside dans sa personne et non dans ce qu’elle dit », opine-t-elle. Safa ajoute : « Ce poste [représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie] est malgré tout remis en question. Il faut revenir à la racine du problème : le déni de l’islamophobie au Québec. Pour moi, Amira, ce n’est pas le problème ; cette controverse n’est que la pointe de l’iceberg de l’islamophobie. »

Nafija, le cœur lourd, exprime son indignation face à la façon dont la presse francophone du Québec a présenté la nomination d’Amira, ses propos et Mme Elghawaby elle-même. « On la voit toujours avec une expression crispée, [comme si elle était méchante], la vilaine. On ne la voit jamais sourire, on la décrit comme une militante. Tout cela me rappelle les commentaires que l’on me fait souvent. “Tu n’as pas les valeurs du Québec, tu ne comprends pas le Québec, tu n’as pas ta place ici, surtout à un poste de haut niveau. Comment oses-tu?” »

Idil admet que, si elle s’était contentée des médias, elle aurait été en colère, car l’histoire a été présentée de manière sensationnaliste. Elle explique : « Si j’étais née ici, si j’avais été élevée ici et que je ne lisais que les grands titres sans chercher plus loin, je serais fâchée. [Les médias] ont présenté cela de la pire des façons : c’était délibéré pour susciter ce genre de réactions », estime la jeune femme. Elle n’est pas satisfaite de la façon dont le reste du Canada a traité cette affaire non plus. « C’est très facile et trop simpliste de montrer du doigt et de prétendre que c’est le problème du Québec. » Elle rappelle le meurtre de la famille Afzaal en Ontario. D’accord, Safa ajoute que « le racisme et l’islamophobie ne se limitent pas à cette zone géographique ; c’est tout un système ».

« Ce ne sont pas des valeurs qui sont “les nôtres” »

Nafija, qui s’identifie à Amira Elghawaby, note que l’une des critiques récurrentes contre les personnes racisées qui entrent dans la sphère publique est « leur origine “étrangère”, peu importe le temps qu’elles ont passé ici ou comment elles s’identifient ». Pour elle, qui n’a connu que le Québec, la conception de son identité n’était pas facile. « Avant, je refusais d’être Québécoise, car on me le refusait. Je ne connais que Montréal, que le Québec. Je ne connais pas le Bangladesh. J’ai grandi ici », affirme-t-elle.

La vie de Nafija a été profondément perturbée quand elle a choisi d’assumer ouvertement son identité. « Au moment où je me suis mise à porter le voile, je n’ai soudainement plus été la même personne. Le regard que les autres portaient sur moi a changé, tout comme leur attitude. Je n’étais plus la même personne aux yeux de ma communauté », confie-t-elle avec amertume. « J’ai grandi dans une communauté québécoise qui se dit féministe, mais cette même communauté a affirmé que mes choix n’étaient pas les bons et que je devais réfléchir autrement. Je ne pouvais pas me considérer comme féministe, ni même comme Québécoise, car ce ne sont pas des valeurs qui sont “les nôtres”, et cela me suit tout le temps », dit-elle.

C’est d’ailleurs cette différence qui fait en sorte que les trois femmes ne se reconnaissent pas dans les demandes d’excuses et de démission de Mme Elghawaby formulées par l’Assemblée nationale au nom du Québec. « C’est qui, ce Québec qui n’est pas d’accord avec les propos d’Amira ou qui n’accepte pas ses excuses ? » demande Nafija. « Soit ils pensent qu’on est tous d’accord, soit ils pensent que certaines personnes ne comptent pas dans ce Québec, parce qu’on ne m’a pas sondée, et pourtant, j’en fais partie. »

Safa se joint à Nafija lorsque cette dernière exprime son désaccord avec la définition conventionnelle du Québec. « Je m’identifie plus à Montréal. Dès que je sors de Montréal, le regard change », explique-t-elle. Safa se souvient de la Tunisie, qu’elle a quittée en pleine dictature, alors que le voile était proscrit. « Ici, franchement, dans un pays qui se targue d’être une démocratie et qui a une histoire de démocratie assez longue, je me retrouve à faire face à la même chose [avec la loi 21] », affirme-t-elle sur un ton déçu.

Idil, pour sa part, dit avoir « adopté le Québec, mais en termes d’appartenance, c’est difficile de sentir que je fais partie du Québec ». Elle reconnaît que les Québécois musulmans « ont traversé plusieurs épreuves : la loi 62, la charte des droits et celle des valeurs, l’attentat de Québec, la loi 21 et maintenant, ça [l’affaire Elghawaby] ». Ayant vécu dans plusieurs provinces canadiennes où la communauté somalienne est plus nombreuse, Idil affirme se sentir plus Canadienne. Étant une femme noire et musulmane, elle estime que cela ne l’empêche pas de s’identifier en tant que Canadienne. « Récemment, j’ai décidé que je ne voulais pas être identifiée comme Somali-Canadienne. Je veux être vue comme Canadienne. Si une femme blanche peut dire qu’elle est Canadienne, alors moi aussi ! »

« La machine est lancée ; maintenant, il faut continuer »

Alors que la nuit s’installe sur le Vieux-Montréal, la conversation, plus animée que jamais, laisse entendre des notes d’espoir, les femmes discutant des solutions envisageables pour susciter des changements dans la façon dont certains politiciens traitent les Québécois de confession musulmane.

L’étudiante en droit estime que les gouvernements provincial et fédéral instrumentalisent l’histoire du Québec. Elle souligne que « le Québec revendique la primauté des droits individuels, mais bafoue le droit des femmes visiblement musulmanes à travailler ». Elle déclare : « Le droit, c’est un pouvoir. » Elle exprime son désespoir face à l’Assemblée nationale et affirme : « Si la fusillade de 2017 à la grande mosquée de Québec n’a pas fait comprendre aux politiciens qu’il y a un vrai problème d’islamophobie, je ne sais pas ce qui les convaincra. L’islamophobie n’existe pas, et pourtant, elle tue. »

Selon elle, la solution serait de s’engager dans la sphère publique et politique en disant qu’« il faut passer à l’action, il faut utiliser les outils démocratiques, se représenter aux élections. La société civile doit être plus forte ». Bien que Safa ne s’attende à rien des politiciens en place, elle insiste sur l’importance de « rappeler les valeurs de la démocratie, avec justice et égalité comme boussole ».

Nafija, quant à elle, appelle à la responsabilité des politiciens : « Nous sommes le peuple québécois, le peuple canadien. Nous les avons élus, ils sont redevables envers toutes les communautés. Avec un grand pouvoir viennent de grandes responsabilités. » Elle encourage ses concitoyens à ne pas abandonner la lutte : « C’est toujours une lutte – la machine est lancée ; maintenant, il faut continuer. »

La ville autour de nous commence à s’animer, le thé est maintenant froid. Nous remettons nos chaussures et nous nous préparons à quitter la librairie Maktaba. Idil, Safa et Nafija nous remercient pour cette occasion qui leur a été offerte de partager. Sundus, la propriétaire, nous souhaite une bonne soirée et nous rappelle que tous et toutes sont toujours les bienvenus au Majlis.

L’actualité à travers le dialogue.
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