Identités
Briser le silence d’un génocide oublié
2/8/20
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Les têtes rasées

Le 27 janvier dernier, alors qu’on célébrait la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, Le Centre européen pour les droits des Roms partageait des témoignages de Roms de partout dans le monde qui avaient répondu à une question toute simple : « Quelle est votre histoire sur le génocide rom ? »

En lisant ces témoignages, je me suis aperçu que je ne connaissais pas assez ma propre histoire. Lorsque j’étais petite, ma grand-mère paternelle m’avait raconté que les nazis étaient venus dans son village en Serbie et lui avaient rasé la tête, car ils disaient que les Roms étaient sales et avaient des poux. Je n’avais que huit ans à l’époque, et je ne lui avais pas posé plus de questions. C’est donc tout ce que je savais, avant le 27 janvier, de l’histoire de ma famille lors de l’holocauste.

Cette nuit-là, après avoir lu plusieurs témoignages, j’ai commencé à chercher dans les bases de données les noms des personnes enfermées dans les camps de concentration en ex-Yougoslavie. J’ai trouvé celui de ma grand-mère, mais la date de naissance ne correspondait pas. J’ai demandé à mon oncle : « Comment se fait-il que les nazis lui aient rasé la tête ? Était-elle emprisonnée ? » D’après lui, elle n’avait pas été emprisonnée. Il m’expliqua que les officiers étaient venus dans le village pour y incarcérer les Roms, mais qu’en voyant la bonté de mon arrière-grand-père, ils avaient épargné sa famille.

Un officier avait toutefois décidé de raser la tête de l’une de ses six filles – ma grand-mère Radmila –, qui avait de longs cheveux noirs. Ma grand-mère, comme plusieurs femmes roms, a eu les cheveux aux hanches jusqu’à la toute fin de sa vie. Aujourd’hui, je comprends mieux pourquoi ils lui étaient si chers. Le lendemain, j’en discute avec ma mère et elle me déclare sans émotion : « Mon grand-père aussi était emprisonné, toute la famille l’était à l’époque, je ne sais plus si mon père l’était. »

Je ne connais pas encore le reste de ces histoires, mes grands-parents sont tous morts. Traditionnellement, chez les Roms, nous ne parlons pas de la mort, et très rarement de nos malheurs. Nous avons un dicton qui dit : « Les morts avec les morts, et les vivants avec les vivants. » Du haut de ses 85 ans, Lajos Molnar brise le silence. En compagnie de sa petite-fille de 11 ans et de sa fille Kristin, il nous raconte son expérience. Il tenait à ce que sa petite-fille soit présente. « Elle est maintenant assez grande, elle doit savoir », a-t-il déclaré à Kristin avant l’entrevue. M. Molnar est né à Budapest, en Hongrie. Au début de la guerre, il avait cinq ans. « À partir de 1941, je me souviens de tout, de chaque seconde la guerre », nous dit-il dans le jardin de sa maison à Montréal. Lui aussi a eu la tête rasée durant la guerre. « J’étais complètement chauve, les nazis disaient que nous étions sales et pleins de poux. Nous devions raser nos têtes ; c’était pour nous reconnaître », explique-t-il.

Sauvé par la musique

Au début de la guerre, le père de M. Molnar, était dans l’armée hongroise en Russie. Il retourna en Hongrie en 1943. Six mois plus tard, les milices vinrent le chercher pour l’amener dans un camp de concentration, car il était Rom. « Quand ils avaient besoin de nous pour l’armée, nous étions des Hongrois, mais après ça, c’était fini, on était des Tsiganes », raconte-t-il. Quatre mois plus tard, le père de famille réussit à s’enfuir du ghetto et rentra au village. « Le soir même, à 2 ou 3 h du matin, la milice vient chez nous et dit : “On cherche M. Molnar ; il s’est sauvé du ghetto.” Mon père s’est caché sous le matelas de plumes du lit. Je me suis couché sur le lit, et ils ne l’ont pas vu. On a eu de la chance qu’ils n’aient pas de chien avec eux, car s’ils l’avaient trouvé, nous aurions tous été mitraillés dans la cour », se remémore l’octogénaire.Le lendemain, la famille entière quitta le village de Cinkota pour Budapest. « Nous nous sommes tous réfugiés dans une maison vide de Budapest.

À un moment donné, il y avait des bombardements, et on s’est tous cachés dans la cave. On était là dans la cave, on ne faisait rien, et puis on attendait notre mort », explique M. Molnar.

« Un jour, des milices sont venues nous chercher. On nous avait dénoncés. Nous étions alors près de 200 personnes dans la cave. Ils nous ont sortis vers 3 ou 4 h du matin et nous ont mis contre le mur pour nous tuer. Mon père a été le dernier à sortir du bâtiment. Tout à coup, l’officier a reconnu mon père et a dit : “Lajos, il faut que je te tue ; non, c’est pas vrai, on s’en va.” Il avait reconnu mon père, qui, avant la guerre, avait joué avec son orchestre dans un club d’officiers. » La musique a sauvé la famille Molnar plus d’une fois. Au printemps 1945, avant la fin de la guerre, les Russes venaient chercher les Allemands dans les maisons de Budapest. Pour les Molnar, les Russes étaient aussi terrifiants que les Allemands, puisque de nombreux officiers russes violaient les femmes roms.

« Mon père, parce qu’il connaissait l’armée russe, m’a expliqué : “Quand tu entendras des bruits de bottes dans le corridor qui viennent vers la cave, tu iras devant la porte, et quand tu verras un soldat, tu sortiras ton violon et tu commenceras à jouer des danses russes.” Un jour, un officier a ouvert la porte de la cave à Budapest, et j’ai commencé à jouer. Il a enlevé sa mitraillette et s’est mis à danser. Il cherchait des Allemands et a crié : ”Nemski, nemski !” Je n’oublierai jamais ce petit costaud. »

Peu après, la famille retourna à Cinkota. Mais la peur régnait toujours dans la famille en raison du viol de femmes roms par les forces russes. Pour s’en protéger, il jouait de la musique russe sur son violon, accompagné par son grand-père au violoncelle, dès qu’un soldat russe s’approchait de la maison familiale. « C’est comme ça qu’on a sauvé notre mère, nos tantes, les femmes. Chaque fois qu’une voiture s’arrêtait, on jouait », nous confie M. Molnar.Sa tante et sa cousine n’ont pas eu autant de chance. Elles ont été enfermées à Auschwitz. « On ne savait pas ce qu’il s’était passé avec elles. Ma cousine a été violée à répétition, elle est devenue pratiquement folle », se souvient-il. Les femmes ont toutefois survécu.

Des séquelles sur plusieurs générations

Kristin Molnar, la fille de Lajos, a grandi à Montréal. Elle a entendu parler de l’Holocauste vers huit ans dans des livres. Lorsqu’elle est arrivée au secondaire, elle est tombée sur une série d’ouvrages portant sur le sujet, mais parlant très peu des Roms. « Je lisais ça, et ça me faisait physiquement mal », explique-t-elle. Vers 16 ans, un jour où elle visionne un documentaire sur l’Holocauste, elle tombe à terre. « Mes jambes ont lâché, j’avais mal et j’ai commencé à pleurer », se rappelle-t-elle. Le sujet de la Deuxième Guerre mondiale n’est pas souvent abordé par son père, qui lui a raconté son expérience par bribes.

C’est lors de notre rencontre qu’elle entend pour la première fois toute l’histoire chronologiquement. Elle en remarque encore les séquelles dans son quotidien. « Je me rappelle un été, il y a quelques années, où je lui avais demandé d’aller chercher des chaises dans la cave. Il m’avait dit : “Écoute chérie, je ne suis pas capable de descendre dans une cave, j’ai peur” », raconte-t-elle.

« En Hongrie, dans ma famille et dans toute la romanitude, jamais on ne parle de ça. C’est comme une affaire humiliante de plus », ajoute-t-elle.  Andras (prénom fictif) a 18 ans. Il vient de Miskolc, en Hongrie, où il a vécu de la ségrégation raciale et des attaques de néonazis. Il ne souhaite pas donner son vrai nom, car il craint les attaques de néonazis hongrois vivant au Canada. L’histoire de sa famille durant le Porajmos, il l’a découverte ici il y a à peine trois ans lors d’une présentation scolaire faite à son école secondaire à Toronto, où il habite depuis 2016. « Ici, la communauté commémore l’holocauste rom chaque année, explique-t-il.

J’ai donc décidé d’en faire une présentation et j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de ma famille. » Après quelques appels à ses tantes en Hongrie, il apprend que sa famille a été victime de l’holocauste. « Mon arrière-grand-oncle et mon arrière-grand-tante ont été enfermés à Auschwitz. Ils n’en sont jamais revenus. Durant la guerre, mon arrière-grand-mère a été violée par des soldats russes dans notre village. »

Il aimerait maintenant que cette histoire soit partagée de génération en génération dans sa famille. « Nous devons en parler, car il y a encore de la dénégation. C’est une histoire encore méconnue, qui est absente de nos cours d’histoire. Nous devons continuer à en parler jusqu’à ce que nous nous fassions respecter, car notre histoire et notre souffrance font encore l’objet de déni », s’exclame-t-il. Andras voit des similarités entre les histoires racontées par ses tantes et celles qu’il a vécues et que vivent les Roms en Europe. « Lorsque j’avais quatre ans, des néonazis sont venus dans mon village pour attaquer les Roms.

Ils ont encerclé ma maison – je me rappelle encore comment je pleurais, j’avais peur de mourir, j’avais peur que mes parents se fassent tuer. Ce n’est pas normal de vivre ça dans un pays qui est membre de l’Union européenne », dénonce-t-il. Ces événements ont poussé plusieurs jeunes à se renseigner sur la Deuxième Guerre mondiale.

« Plusieurs jeunes de Miskolc ont commencé à s’intéresser à cette partie de notre histoire à cause du racisme d’aujourd’hui », rapporte-t-il.Un constat que partage la journaliste et artiste rom Gilda Horvath, qui vit en Autriche. Selon elle, la commémoration annuelle à Auschwitz, où plusieurs jeunes Roms se réunissent chaque 2 août, met en perspective leur quotidien encore rempli de haine. « Il est important de nous inclure dans les angles morts de l’histoire », plaide-t-elle. La grand-tante de Mme Horvath, Ceija Stojka, était une survivante d’Auschwitz qui a longtemps milité pour la reconnaissance de l’holocauste rom.

Cette dernière a réalisé de nombreuses peintures sur l’holocauste. Aujourd’hui, Mme Horvath fait son éloge dans les musées d’Europe et organise des événements de commémoration. « Lorsqu’elle m’a partagé son expérience, j’ai réalisé que son histoire, c’est l’histoire de mes ancêtres – ça ne m’avait pas frappé avant », explique-t-elle.

La dignité

Pour Elena Catalina Gauthier, une Rom de Roumanie adoptée par un couple de Québécois lorsqu’elle était enfant, apprendre l’histoire des Roms durant la Deuxième Guerre mondiale lui a permis de mieux comprendre son parcours. Aujourd’hui, elle vit à Rimouski et découvre ses origines à travers ses lectures. Depuis trois mois, la trentenaire se renseigne sur le génocide rom durant la Deuxième Guerre mondiale.

Ayant grandi en région, tout ce qu’elle savait de son peuple était négatif et plein de stéréotypes. « On s’entend que, pour moi, être rom, ça ne voulait pas dire grand-chose en grandissant. C’était mal vu, même dans ma famille », affirme-t-elle. Elle n’a donc jamais entendu parler des Roms comme ayant été victimes de la Deuxième Guerre mondiale.

« On ne m’a jamais parlé du fait qu’on les marquait d’un T ou d’un Z, qu’ils ont été enfermés dans des camps de concentration. Il y a tout un pan de l’histoire que je ne connaissais pas. Lire cette histoire m’a permis de reconnecter avec mes origines, de comprendre que les Roms forment une nation », nous confie-t-elle. De retour dans le jardin de Lajos en compagnie de sa fille et sa petite-fille, le survivant nous raconte comment ses expériences ont affecté son estime de soi.

« J’avais le sentiment d’être une pourriture, l’impression que je ne pouvais pas accepter d’être ce que je suis », dit-il en songeant aux années où il a eu honte de son identité rom. Il aimerait qu’on reconnaisse officiellement ce terrible épisode de l’histoire rom, qui est souvent occulté par le récit dominant sur la Deuxième Guerre mondiale.

Il souhaite aussi qu’on se souvienne du positif : « Il y a des gens qui nous ont défendus quand même, il ne faut pas oublier ça – j’avais des amis », se remémore-t-il en fondant en larmes. « Les gens disent qu’on va éradiquer le racisme, mais jamais on ne pourra le faire, parce que le racisme, c’est la non-connaissance d’autrui. Ce qui me blesse, c’est que mes enfants doivent encore vivre cette chose. » — Lajos Molnar

L’actualité à travers le dialogue.
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