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Ces Ukraniens que l’on oublie : journal de bord rom
12/3/22
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Initiative de journalisme local
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Depuis le 24 février 2022, les cachettes dans les sous-terrains font partie du quotidien de plusieurs Ukrainiens. La guerre sévit, mais elle n’est pas vécue de la même manière par tous. Comment affecte-t-elle la population la plus vulnérable du pays : les Roms ? Ces Ukrainiens que l’on oublie nous racontent.  Nous sommes vendredi. Il est minuit en Ukraine.

Jour 2 de la guerre. Julian Kondur a quitté sa maison de Kyiv pour se cacher dans un petit village non loin de la ville, où les bombardements sont moins fréquents, mais toujours présents. Il prend quelques minutes pour nous parler, il souhaite que le monde sache ce qui s’y passe. « Je peux te parler, mais si quelque chose arrive, je vais devoir lâcher le téléphone et retourner dans ma cachette », dit-il d’emblée. « En ce jour, la réalité des Roms n’est pas différente de celle des Ukrainiens, rapporte le coordonnateur de l’organisme rom ukrainien Chirikli. Nous voulons tous rester avec nos familles et défendre nos maisons. »

Samedi après-midi, jour 3. Sasha (nom fictif) a passé une longue nuit. Quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine, il se trouvait en Angleterre, où il rendait visite à sa sœur. Au lieu de rentrer au pays, le journaliste s’est réfugié en Slovaquie chez sa belle-mère. Vendredi soir, sa femme et sa fille sont venues le rejoindre depuis l’Ukraine, sous le bruit des bombes. Elles ont réussi à passer la frontière slovaque. Sasha insiste sur le fait que les Roms d’Ukraine aident la résistance ukrainienne et que cette aide est visible dans le pays. Il nous envoie des photos de soldats roms ukrainiens. Malgré le racisme et la discrimination que subit la communauté, Sasha espère que la guerre suscite un sentiment de patriotisme et d’unité à tout le pays. Il ne craint pas que la communauté soit doublement victime de la guerre, comme ce fut le cas durant la guerre au Kosovo, où elle a été persécutée par les deux côtés. « Les Roms aussi sont des soldats, nous sommes à notre place en Ukraine, nous ne voulons pas aller dans un autre pays, nous voulons rester en Ukraine, où nous avons été élevés et avons élevé nos enfants. »

Jour 4.


Nataliia Tomenko n’a plus la notion du temps. Il est difficile pour elle de nous dire quel jour de la semaine on est. Elle sait seulement que c’est le quatrième de la guerre. Nataliia et sa famille se trouvent dans la partie centrale de l’Ukraine. Avec ses proches, elle est relativement en sécurité, nous dit-elle. Mais elle passe ses nuits dans une cave, réveillée par le son des sirènes d’alerte qui annoncent les bombes. Sa détresse est manifeste. « Hier, je ne parvenais pas à expliquer à ma nièce d’un an et demi pourquoi nous devions rapidement nous barricader dans cette cave froide et sombre et nous y asseoir pendant des heures parce que l’alarme qui signale les bombes avait commencé à sonner. J’ai essayé de transformer ça en jeu de cache-cache, mais elle pouvait sentir la peur, une peur que je peux également voir dans les yeux de chaque membre de ma famille », dit-elle à la caméra, les yeux remplis de larmes. Pour pouvoir dormir, la jeune femme prend des somnifères. « J’ai commencé à apprécier les simples mots comme bonjour et bonne nuit. Ce sentiment spécial lorsque tu vas dormir et que tu souhaites une nuit sereine et silencieuse, et que tu espères te réveiller en vie et être capable de dire bonjour à ta famille le matin. J’espère que nous serons en mesure de survivre », raconte-t-elle.  Dans les rues, les Roms et les non-Roms ukrainiens défendent ensemble leur pays contre les forces russes. Nataliia Tomenko demande l’unité : « Les Roms sont aussi des Ukrainiens. Les gens doivent rester unis maintenant, car c’est le moment de s’entraider. Dans la rue, les Ukrainiens roms et non-roms se battent côte à côte pour leur pays. » Mais malgré le patriotisme et la bravoure de cette minorité visible, celle-ci est encore victime de discrimination. Nataliia décrit comment des camarades ont dit à sa sœur de 12 ans : « Ta gueule, toi, la Tzigane* », alors qu’elle partageait ses craintes dans un groupe de discussion mis en ligne par son école pour soutenir les élèves durant la guerre. « Même dans ces moments-là, les enfants roms sont exposés à la haine. J’ai répondu aux enfants en leur disant : “C’est maintenant le temps de s’unir, nous devons rester ensemble” », rapporte-t-elle. « Nous avons peur, pour chaque membre de ma famille, pour chaque personne en Ukraine, pour chaque membre de la communauté rom – tous, aidez-nous ! » implore l’artiste et chercheuse, la voix nouée par l’émotion.

La situation des Roms en Ukraine

Il y aurait de 250 000 à 400 000 Roms ukrainiens qui vivent en Ukraine. Près de 40 000 d’entre eux sont sans papiers d’identité. Plusieurs vivent dans des quartiers roms isolés, dans une pauvreté extrême. Il s’agit de la minorité la plus vulnérable d’Ukraine, où persiste une longue histoire de violence anti-rom. Encore aujourd’hui, le racisme anti-rom est largement répandu et accepté par la population ukrainienne et les politiciens.

Depuis quelques années, une vague de pogroms déferle sur la communauté. Des Roms sont chassés de leurs maisons et assassinés devant des policiers locaux qui, parfois, participent à ces crimes. L’automne dernier, près de 50 membres de l’extrême droite ont ciblé la communauté lors d’une manifestation dans la ville d’Irpin. Les néonazis du groupe C14 scandaient des slogans haineux, appelant à la violence contre les Roms de la ville. Le groupe a aussi peint des propos haineux sur la clôture de la maison d’une famille rom.

En 2018 à Lviv, les paramilitaires de C14 ont attaqué des femmes et de jeunes enfants roms avec du poivre de Cayenne dans un campement après avoir brûlé leurs maisons. Un homme de 24 ans, David Pap, est mort, et plusieurs personnes ont été gravement blessées. Les auteurs de cette attaque n’ont toujours pas été condamnés. En 2017, un chef de la communauté a été abattu par des membres de groupes d’extrême droite à Kharkiv. À ce jour, personne n’a été inculpé pour ce meurtre. D’après un rapport de Human Rights Watch, les enquêtes officielles donnent rarement des résultats.

Selon un rapport de 2019 de Minority Rights Group sur la situation des Roms en Ukraine, leur marginalisation dans le pays est jugée comme un problème secondaire par les autorités ukrainiennes locales et nationales, par rapport aux questions de sécurité et de gouvernance auxquelles l’Ukraine est confrontée dans le contexte de l’agression russe, des difficultés économiques et des réformes radicales. Plusieurs organismes roms en Ukraine travaillent pour sensibiliser leurs gouvernements et institutions. Mais depuis l’invasion, ils craignent que leurs souffrances soient instrumentalisées par les forces russes, qui veulent officiellement « dénazifier l’Ukraine ».

Un racisme qui s’aggrave

Avec le racisme anti-rom qui est fort répandu en Europe, des organismes roms craignent que la minorité ne reçoive pas la même aide que les autres citoyens ukrainiens. Natalia Tomenko dit craindre que l’antitziganisme en Ukraine s’aggrave avec la guerre. « Comme on le sait, dans plusieurs pays, lorsque les guerres commencent, les communautés roms sont parmi les plus vulnérables et peuvent être attaquées et prises pour cibles de plusieurs côtés. J’ai très peur pour les membres de notre communauté », affirme la militante.

Jour 5.

Les témoignages commencent à rentrer. Les Roms ukrainiens sont victimes de discrimination aux frontières en Europe de l’Est. Dans certains cas, on leur refuse des services de base, signalent des militants roms avec qui nous parlons et qui sont sur le terrain en Europe. À Chisinau, en Moldavie, je joins Nicolae Radita. À la demande de la ville, il oriente les réfugiés qui arrivent d’Ukraine et leur porte assistance. « Au début, les gens ne prêtaient pas attention aux différences de classes sociales et aux différences économiques. Mais maintenant que le nombre de réfugiés augmente, les places se font plus rares. L’État moldave a donc commencé à être plus sélectif », raconte l’avocat rom, qui œuvre au Conseil de l’Europe à des projets liés aux crimes haineux.

À MoldExpo, un centre d’exposition transformé en centre d’accueil pour les réfugiés, les biens comme la nourriture, les vêtements, les couches et les dons sont triés. « Parfois, il y a des cas de maltraitance. Certains disent ouvertement : “Tziganes*, taisez-vous !” » D’après Me Radita, plusieurs Roms ont peur de demander de l’aide. « Les Roms, qui sont eux aussi des réfugiés, sont allés demander de la nourriture et des couches pour leurs enfants. Mais le personnel a commencé à refuser, il ne refusait leur aide qu’aux Roms », nous explique Me Radita, qui en a aussi fait la remarque aux responsables locaux. Ces derniers lui ont répondu que les Roms devaient fournir une preuve de statut de réfugié pour obtenir des biens. Mais selon l’avocat, ce n’est qu’aux Roms qu’on demande cette preuve. L’intervenant estime que les autorités moldaves utilisent des méthodes aléatoires pour rendre le soutien des réfugiés roms d’Ukraine beaucoup plus difficile. Il cite en exemple le cas de Roms de Moldavie qui habitent en Ukraine depuis plusieurs années et qui n’ont toujours pas obtenu la citoyenneté ukrainienne.

En arrivant à Chisinau, fuyant la guerre, certains se retrouvent face à des gens qui refusent de les prendre en charge sous prétexte que l’aide serait réservée aux citoyens ukrainiens. « C’est contre la loi, l’État moldave a dit que n’importe quel individu qui arrive d’Ukraine a le droit d’être pris en charge », rapporte l’avocat. D’après un rapport du Centre européen des droits roms, les réfugiés roms ukrainiens sont ségrégués dans les centres de refuge en Moldavie. Ceux qui n’ont pas de papiers d’identité sont souvent coincés dans ces centres, incapables d’aller retrouver leurs familles ou amis dans d’autres pays ou de retourner en Ukraine. Face à cette situation, plusieurs personnes cherchent à quitter les centres de réfugiés, pensant qu’elles trouveront de meilleures conditions ailleurs. Mais elles se butent au racisme de la population locale.

Nicolae Radita nous raconte le périple d’un groupe de réfugiés roms à Chisinau. « Ils ont vu que les autorités commençaient à prioriser certaines personnes et que les conditions n’étaient pas très bonnes. Ils ont donc commencé à chercher des refuges eux-mêmes. Je leur ai fait part d’offres qui circulaient dans la population. Ils ont appelé les gens qui proposaient des refuges. Au téléphone, on leur a dit qu’il y avait de la place », rapporte-t-il. L’expérience fut tout autre sur place. « Lorsque les propriétaires du refuge ont vu que le groupe était composé de Roms, ils leur ont dit qu’il n’y avait plus de place. » Le scénario s’est répété ailleurs. Après plusieurs essais, une résidence étudiante a accepté d’accueillir le groupe. Un autre incident est survenu le jour de notre appel. « Aujourd’hui, les gens d’une famille sont venus. On leur a offert un refuge au téléphone. Mais lorsque le propriétaire les a vus, il leur a dit : “Je ne veux pas de Roms, les Roms sont mauvais, ils ne savent pas s’organiser, je ne veux pas les accueillir ici.” » Les étudiants étrangers noirs, indiens, arabes et asiatiques vivent des situations d’exclusion similaires depuis le début de la guerre, comme l’ont rapporté plusieurs médias et étudiants sur les réseaux sociaux.

En Moldavie, Nicolae Radita pense que le traitement réservé aux Roms est différent. « Je ne dirais pas que les étudiants étrangers sont mieux traités, c’est différent ; les gens comprennent qu’ils ne resteront que quelques jours. Avec les Roms, il y a la crainte qu’ils restent. » Évoquant des siècles de racisme anti-rom normalisé en Europe de l’Est, Me Radita explique que, si plusieurs activistes de la société civile pensent que les réfugiés roms doivent dénoncer ces situations sur les réseaux sociaux, les plus vulnérables n’ont simplement pas cette intention. « Ils ne demandent pas justice ; pour eux, ce n’est pas tant une question de principe, c’est un besoin. » La nuit tombée, on discute avec Gregori Rota, qui a quitté Odessa, en Ukraine, le 25 février, avec 27 membres de sa famille. Il estime qu’en arrivant à Chisinau, il a fait l’objet d’un traitement différentiel. « Les gens nous évitent, ils ne s’approchent pas de nous », dit-il. Sa famille a donc cherché refuge dans des hébergements privés. Gregori raconte comment des places leur ont été refusées. Après trois essais, il a réussi à trouver refuge chez des familles roms moldaves. Sa famille a dû se séparer pour se mettre à l’abri dans quatre maisons différentes.

Certains de ses amis roms sont restés au centre MoldExpo. Gregori essaie de leur venir en aide. « Ils nous ont appelés pour nous dire qu’on ne leur donnait pas à manger. J’y suis allé avec ma femme, mais les gens qui travaillent là-bas ne nous ont pas permis de leur apporter de la nourriture. Ils ne laissaient pas non plus les familles sortir pour prendre la nourriture qu’on voulait leur donner. Ils ont dit qu’ils allaient appeler la police », rapporte le réfugié.

Ségrégation dans les autobus

Le chauffeur Jaroslav Miko discute avec les familles qu'il transporte à bord de son autobus.
Photo: Petr Salaba

Jour 6.

À Prague, Jaroslav Miko, qui est moitié Tchèque, moitié Rom, est chauffeur d’autobus. Il est bénévole pour l’organisation Češi pomáhají (aide tchèque) et va chercher des réfugiés ukrainiens en Slovaquie. Lors de sa première visite à la frontière slovaco-ukrainienne, il constate que les autobus n’accueillent que des Ukrainiens blancs. Jaroslav décide de faire des allers-retours pour transporter ceux qui sont délaissés, comme les Roms. « Hier, j’ai vu un groupe de Roms qui n’avaient pas de transport. Il y avait parmi eux des femmes enceintes et des personnes handicapées. Les chauffeurs ont déclaré que leurs autobus étaient trop neufs et propres, que les Roms étaient sales, qu’ils ne méritaient pas de s’y asseoir. Ils disaient avoir peur qu’ils détruisent leur autobus », raconte-t-il.

Pour contrer les conséquences de cette discrimination, le chauffeur fait tous les jours la navette entre la République tchèque et la Slovaquie. Avec l’organisme tchèque pour lequel il est bénévole, il a réussi à obtenir l’appui du gouvernement tchèque afin de venir en aide aux réfugiés roms. Récemment, il a transporté un groupe de 150 femmes et enfants roms qui avaient cherché un chauffeur pendant trois jours – personne ne voulait les accueillir. Jusqu’à présent, il a aidé un peu plus de 500 réfugiés roms ukrainiens à quitter la Slovaquie pour se rendre en République tchèque. Derrière son volant, il observe les différences. À ses dires, les Ukrainiens blancs sont conduits dans divers refuges de Slovaquie, alors que les Roms se retrouvent dans des tentes au camp de réfugiés de Humenné. Une situation qu’évoquent également d’autres personnes.

En Slovaquie, le colonel Mariàn Pouchan s’est attaqué aux familles roms en disant qu’elles profitaient de l’aide humanitaire offerte par le pays et qu’elles ne devraient pas avoir le droit de passer la frontière. Peter Bucka, un travailleur social d’origine rom qui vit à Prague, déplore que les réfugiés de la communauté ne puissent compter que sur d’autres Roms en Europe pour les soutenir. « Les Roms en République tchèque et en Slovaquie se sont organisés pour aider notre communauté. C’est comme si les pays d’Europe de l’Est ne veulent pas plus de Roms venus d’ailleurs. Il y a déjà des Roms de Slovaquie qui y  habitent, et ils n’en veulent pas plus. » Il rapporte que la situation est pire en Pologne, où il y a moins d’organismes roms qui peuvent se mobiliser pour aider la communauté. Lors de notre appel, les transports sont suspendus pour une période de 24 heures. Jaroslav Miko veut poursuivre son travail pour aider les réfugiés roms d’Ukraine. Son engagement ne s’arrête pas là, il veut aussi s’adresser au ministre de l’Intérieur et aux directeurs des refuges pour qu’ils s’assurent que les Roms ne se retrouvent pas à la rue et soient pris en charge par l’État tchèque. « Je me sens redevable envers les gens. Ce n’est pas possible, au 21e siècle, que des familles se retrouvent bloquées dans la rue. C’est indécent, surtout pour les enfants. D’une certaine manière, c’est un échec de l’État », déclare-t-il.

De retour en Ukraine

Une femme rom montre sur son téléphone, la photo de son frère qui s'est joint aux forces ukrainiennes.
Photo: Petr Salaba

Jour 7.

Sasha nous donne des nouvelles. « Please call me », écrit-il. Il craint de signer des reportages de son nom. Une semaine s’est écoulée depuis notre première entrevue. Le journaliste se trouve toujours en Slovaquie avec sa famille. Il est en contact avec plusieurs Roms ukrainiens en Europe de l’Est et nous fait part de ses observations. « Maintenant tout a changé, il y a beaucoup, beaucoup de discrimination envers les Roms partout »,  nous dit-il d’emblée par vidéoconférence. « Dans les trains en Ukraine, les Roms, même lorsqu’ils montrent leur passeport, on leur dit : “Dégage, dégage, va chez les gitans*, ils vont t’aider” », cite-t-il en exemple.Il ajoute que certaines femmes roms retournent en Ukraine avec leurs enfants, malgré la guerre. « Elles préfèrent vivre dans la peur aux côtés de leur mari, plutôt que dans la ségrégation et l’insécurité », explique le journaliste.

En Ukraine, la guerre n’atténue pas les discriminations raciales. Sasha nous raconte l’histoire de sa sœur, qui a elle aussi décidé de retourner en Ukraine, alors qu’elle se trouvait à la frontière. « Il y avait un jeune garçon rom qui a demandé de l’eau, et un soldat lui a dit : “Ouvre ta bouche, et je vais pisser dedans” », rapporte timidement Sasha. Lors de son passage à la frontière ukrainienne, la sœur de Sasha remarque que beaucoup de Roms font la file pour aller en Slovaquie. Mais les douaniers ukrainiens les font attendre. Ils seront les derniers à passer. La mère de Sasha l’a appelé d’Ukraine. Elle était sous le choc. « C’est vraiment partout, même dans les services essentiels, dans la solidarité : la priorité, c’est les Ukrainiens blancs. Si tu as la peau foncée, c’est un désastre », dit-il, comme c’est souvent le cas pour la communauté rom d’Europe de l’Est.À Uzhhorod, dans l’est de l’Ukraine, les bombardements sont moins fréquents. Plusieurs Ukrainiens roms et non-roms de Kharkiv et d’autres régions plus attaqués par les Russes y migrent. La minorité rom n’y reçoit pas le même accueil. « Des résidants disent aux réfugiés roms : “Partez, partez chez les tziganes*, ils vous aideront.” », explique Sasha.

Dans le quartier de Telmana, où on trouve une population rom, il y avait déjà des tensions entre Ukrainiens et Roms avant la guerre. Mais depuis le début du conflit, elles se sont aggravées. Le 26 février dernier, des citoyens roms ont été attaqués, et cinq personnes ont été atteintes par balle. Deux d’entre elles sont en réanimation, une autre est dans le coma. Depuis cet incident, la police locale patrouille dans le quartier. On revient à la conversation qu’on avait quelques jours avant, alors qu’on parlait de soldats roms. Sasha disait ne pas craindre que la communauté rom d’Ukraine vive le même sort que les Roms au Kosovo durant la guerre. Il a changé d’avis. « Tout a changé ; nous avons vraiment peur de ce qui va se passer. Plusieurs Roms restent pour protéger l’Ukraine, mais c’est difficile, quand tu restes pour protéger ton pays, de ressentir ce racisme. »Pour Sasha et tant d’autres, la guerre n’a pas de couleur, mais les obstacles sont différents pour les plus vulnérables.  « Cette guerre, c’est une guerre entre l’Ukraine et la Russie. Ce n’est pas comme la Deuxième Guerre mondiale, où c’était une guerre raciale contre les juifs et les Roms. Mais maintenant, on commence à traiter les gens différemment selon la couleur de leur peau, leur ethnicité. »

Que fait alors la communauté devant cette injustice ? « Rien, on commence à s’aider entre nous, on ne se sent pas protégés », répond le journaliste, une semaine après l’invasion russe. Sasha nous laisse en nous donnant un message pour les personnes qui souffrent de cette guerre et celles qui les accueillent : « Soyez prudents, aven manusha, soyez humains, même dans la différence. »

Ne laisser personne derrière

Lors de la rencontre d’urgence du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, le 4 mars dernier, Julian Kondur a lancé un appel à la solidarité et à l’action dans une lettre ouverte signée par plus de 400 organismes et individus roms et non-roms. Le collectif a exprimé ses inquiétudes au sujet de la guerre en Ukraine et a décidé de se mobiliser pour qu’on ne laisse personne derrière. « Depuis la Deuxième Guerre mondiale, et jusqu’aux guerres des Balkans à la fin des années 1990, l’histoire nous a montré qu’en temps de guerre ou de conflit, le sort de la communauté rom et d’autres minorités est continuellement ignoré », peut-on y lire. Voici les demandes du collectif :
  • On demande aux autorités et aux intervenants humanitaires de veiller à ce que les Roms, les minorités et les personnes marginalisées, y compris celles qui n’ont pas de documents d’identité, bénéficient d’un accès égal à la protection et à la sécurité quand elles cherchent un refuge.
  • On demande aux gouvernements, dirigeants mondiaux, institutions et organisations internationales, régionales et européennes d’examiner les violations des droits de la personne et les violences subies par les Roms et d’autres communautés vulnérables, et d’enquêter sur les allégations de discrimination à l’encontre de ces derniers par les autorités ukrainiennes et/ou européennes lorsqu’ils demandent protection et asile aux frontières.
  • On demande aux médias de ne pas exploiter la guerre contre l’Ukraine pour promouvoir des représentations incendiaires et racistes des groupes marginalisés, ce qui les stigmatiserait davantage et favoriserait le risque de violence contre eux.
  • On demande aux instances des Nations unies de mettre en place une commission d’enquête capable de surveiller les violations des droits humains et les violences subies par les Roms et les autres minorités qui ont souvent été doublement victimes de la guerre.

*Tzigane, gitan : En Europe de l’Est, le mot « tzigane » a une connotation péjorative. Il constitue une insulte raciale. Le mot a été utilisé durant l’esclavage des Roms. Il vient du mot grec athinganos, qui signifie « intouchable » ou « impur ». Lorsqu’on désigne une personne rom comme étant tzigane dans un contexte européen, surtout dans l’est, c’est condescendant. Le terme « gitan » est aussi considéré comme une insulte raciale. Le bon terme à utiliser pour désigner ce peuple est le mot « Rom ».

Avec les informations de Dikko Magasin.

L’actualité à travers le dialogue.
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