Cet article fait partie de l'Initiative de journalisme local (IJL)
7 novembre 2023
Cela fait déjà un mois que l’attaque du Hamas en territoire israélien s’est produite. Un mois que les bombardements israéliens sur la bande de Gaza font rage. La Converse s’entretient avec Yacoub Awad*, un réfugié palestinien de 34 ans dont la famille est piégée dans l’enfer de Gaza.
« Al Hamdoulillah, nous sommes en vie »
Il est 10 h 35. J’ai rendez-vous avec Yacoub Awad au café Van Houtte, près de l’Université du Québec à Montréal. Lorsque j’y entre, je le trouve dans la file qui mène au comptoir. Derrière lui, une jeune femme visionne sur son téléphone une vidéo où il est question du « Hamas qui se sert de civils comme boucliers humains ».
Une fois son café en main, le jeune homme me rejoint près de la fenêtre. Il est plongé dans ses pensées : « Ces temps-ci, je ne dis plus que je suis Palestinien », me confie-t-il dans un sourire, en retirant son bonnet de laine. « Quand on me pose la question, je les défie de deviner, mais je m’en tiens simplement à la nationalité qu’on m’attribue. Turc ? Bien sûr. Marocain ? Pourquoi pas ! Pakistanais ? Certainement. »
Cela fait 23 mois, autant dire une éternité, que Yacoub a déposé le dernier baiser sur le front de sa mère et partagé les rires complices de son père.
« Je n’ai pas entendu la voix de mon papa depuis le 13 octobre », lâche-t-il dans un soupir. Il ouvre l’application WhatsApp pour écouter une centième fois le dernier message vocal de son père, coincé à Gaza depuis le début de la guerre, avec sa maman, et trois de ses frères et sœurs.
« Al Hamdoulillah, tout va bien, dit la voix, depuis le cœur de l’enfer. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas de médicaments, mais Al Hamdoulillah. Soyez rassurés, soyez rassurés, soyez rassurés, seul ce que Dieu a prévu arrive. Je vous salue », dit le chef de la famille Awad, qui destine son message à Yacoub et à ses autres frères et sœurs vivant aux Émirats Arabes Unis.
L’enregistrement se termine, et Yacoub enchaîne : « Le plus dur, c’est ce “Al Hamdoulillah”. Quand je parle à ma mère, c’est aussi ce qu’elle dit : “Al Hamdoulillah, nous sommes en vie.“ Oh, comme je déteste ça, parce que je ne sais pas ce que ça veut vraiment dire, ce que ça cache », précise-t-il, car cette expression est aussi utilisée lorsqu’on traverse une épreuve difficile.
Le silence s’installe, troublé par la musique et le brouhaha qui règne dans le café. « En vérité, j’ai peur de leur poser trop de questions. Je me dis que, s’ils s’en remettent à Dieu, c’est pour rester forts. »
Depuis le 7 octobre, la situation à Gaza empire, et les bombardements se poursuivent de jour comme de nuit. La famine fait partie du quotidien, et les communications sont coupées.
« C’est extrêmement difficile de les contacter. Il y a trois jours, je n’arrivais pas à les rejoindre et je me suis dit : “Ça y est, c’est arrivé. Ils sont morts. Ils les ont tués !” »
Au début du mois de novembre, la famille de Yacoub a ramassé un des prospectus israéliens largués par avion leur intimant d’évacuer parce que le quartier allait être bombardé.
« Ils sont hébergés dans la maison de jeddou, mon grand-père, qui a accueilli toute la famille élargie. Ils sont plus d’une centaine de personnes chez lui. » Cette maison est située à Gaza-ville, entre l’hôpital Al-Shifa et le camp de réfugiés d’Al-Shati.
« Mes grands-parents sont eux-mêmes des réfugiés. Ils viennent de différentes régions en Palestine : Hiribya, Rafah, Safad et Majdal Bani Fadil. Lors de la Nakba, en 1948, ils ont été contraints de quitter leurs terres et leurs villages et de s’installer dans la bande de Gaza. »
Un voile de tristesse obscurcit le visage de Yacoub. « Chez nous, on fait beaucoup d’enfants, pour ne pas disparaître. Mais si ça continue, ils vont tous les anéantir. Il ne s’agit pas seulement de mes parents, mais aussi de mes oncles, de mes tantes, de mes cousins. Pouvez-vous seulement concevoir la perte de toute une lignée, de tout un arbre généalogique ? » énumère-t-il rageusement.
Ce matin, Yacoub a réussi à parler avec son petit frère, qui lui a dit qu’il avait fallu se séparer. Les cousins ont décidé de rester, malgré la menace. Les plus âgés, les plus vulnérables, sont partis se réfugier chez un oncle, plus au sud.
« Habituellement, ma famille vit aux Émirats Arabes Unis. Elle était en visite à Gaza au moment où la guerre a éclaté. Depuis, elle attend le bon vouloir des Égyptiens pour passer le poste frontière de Rafah. »
Devant cette situation, Yacoub dit avoir développé une obsession : « Je n’arrive pas à poser mon téléphone. Je regarde tout le temps s’il y a des messages. Je regarde les vidéos des morts et des blessés qui circulent et je me demande sans cesse : “Est-ce que c’est mon ami ? Mon voisin ? Ma famille ? Est-ce que ces ruines sont celles de notre maison ? Je perds tous mes repères, mes monuments s’effacent, mon peuple meurt, mes souvenirs sont la seule chose qui me reste. Je n’ai plus d’endroit où retourner, et je crains de ne plus avoir personne chez qui retourner. »
Le rire d’un enfant résonne dans le café de la rue Sainte-Catherine. « À Gaza, chaque souffle de vie peut être coupé d’une minute à l’autre. Il y les bombardements, mais il y a aussi cet environnement sans hygiène où les maladies menacent de se propager à une vitesse alarmante. Ce sont les conditions dans lesquelles vivent et risquent de mourir mes compatriotes. »
« Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés »
Yacoub est arrivé au Canada le 25 décembre 2021 par le chemin Roxham. Il a fait une demande d’asile, qui a abouti deux ans plus tard à l’obtention du statut de personne protégée. En raison des délais administratifs, le voyage qu’il prévoyait faire cet automne pour revoir ses parents en Europe a dû être reporté. C’est à ce moment que sa famille a décidé d’aller en vacances à Gaza.
« Si seulement le gouvernement canadien avait traité ma demande avec la même efficacité qu’il a traité les demandes des réfugiés ukrainiens… » dit Yacoub, qui porte la culpabilité de ce rendez-vous raté.
Entre deux gorgées de café, le jeune homme se remémore les conseils de son père au moment des premières bombes sur Gaza : « Écoute, mon fils ! Pense à toi, concentre-toi sur ton avenir. Et surtout : sois prudent. »
« Je suis né aux Émirats et j’y ai résidé toute ma vie. Mais je n’aurai jamais la citoyenneté de ce pays, ni tous les droits qui l’accompagnent », explique-t-il. Yacoub détient un passeport délivré par l’Autorité palestinienne, ce qui l’oblige à avoir un visa et à subir de longues tracasseries bureaucratiques pour pouvoir voyager, quelle que soit la destination. « Avec mon passeport, je ne peux aller nulle part ailleurs qu’à Gaza », dit-il en jetant un regard par la fenêtre. « Puis, à Gaza, on ne vit pas, on survit. »
En 2014, Yacoub était à Gaza lorsque la guerre a éclaté. C’était au cœur de l’été. « Elle a duré huit semaines. Les bombes tombaient à longueur de journée. On ne pouvait pas se permettre de dormir, parce qu’on ne savait pas si on allait se réveiller vivant », raconte-t-il d’un ton sec.
« Il y avait le bruit, la terre qui tremblait, la fumée, et ces relents de brûlé et de poussière. Cette fois, c’est encore plus dur, plus dévastateur. La force des bombardements est bien plus élevée, et ils frappent partout dans la bande de Gaza. »
Yacoub ferme les yeux, son visage se rembrunit, et il secoue la tête : « Mon frère m’a raconté qu’il y a une odeur âcre dans l’air, provenant de tous les corps non ensevelis, des chairs qui pourrissent. »
Le Palestinien, qui a vécu neuf mois à Gaza en 2021, précise que la condition de vie de son peuple a toujours été mauvaise, même en temps de paix relative. « Nous avons toujours subi le blocus israélien, avec ses frappes sporadiques, ses opérations militaires aériennes et maritimes. Nous n’avions droit à l’électricité que huit heures par jour. Nous devions attendre pour remplir les réservoirs d’eau, et rares sont ceux qui ont de l’eau potable qui coule de leur robinet (5 % seulement des habitants). La majorité des Gazaouis vivent toujours dans l’insécurité alimentaire totale (68 %). Le chômage est très élevé (45 %), car il n’y a pas beaucoup de possibilités pour gagner sa vie. »
L’exilé me montre un document qui lui a été remis par l’organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA).
« Ce papier démontre que nous avons été forcés de quitter notre terre ancestrale et que nous vivons maintenant à Gaza. Ce papier atteste que nous sommes des réfugiés dans notre propre pays ! Qu’est-ce que Gaza, sinon un camp de réfugiés pour des centaines de milliers de Palestiniens, une prison à ciel ouvert ? Et là encore, je pense que les prisonniers ont droit à une sorte de justice que les Palestiniens n’ont pas », dénonce-t-il.
Yacoub se répète la phrase de l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd : « Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés. »
Il pleut dehors. Un groupe d’étudiants universitaires vient de trouver refuge dans le café. En observant leur complicité, Yacoub se souvient de la chaleur des gens de chez lui. « C’est vrai que la vie est difficile à Gaza, mais Gaza, c’est aussi des êtres humains remarquables. »
« Être Palestinien est une intifada en soi »
Le café continue à se remplir. Certains clients portent un keffieh. Cela rassure Yacoub, qui évoque la manifestation du 4 novembre, au cours de laquelle des milliers de personnes ont exprimé leur solidarité avec la cause palestinienne : « Il est réconfortant de constater le soutien de diverses communautés et de voir les drapeaux palestiniens flotter dans les airs ainsi que les affiches dénonçant les injustices que nous subissons. »
« D’un autre côté, on voit aussi comment les gouvernements occidentaux soutiennent l’État israélien, en finançant la guerre et en refusant de demander un cessez-le-feu. »
Yacoub poursuit sur un ton ferme : « Le refus de dénoncer des crimes de guerre, un génocide, la volonté de détruire les Palestiniens revient à accepter le fait que les Palestiniens méritent d’être traités comme des sous-humains, comme des “animaux humains”. C’est d’ailleurs les mots qu’a utilisés le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant. Est-ce que les dirigeants de ces gouvernements occidentaux pensent que tout cela n’aura pas de conséquences ? Supposons qu’Israël parvienne à détruire le Hamas ? Et après ? »
Yacoub marque une pause, passe ses mains sur son visage et repart de plus belle. « Que ferons-nous de la nouvelle génération qui grandit dans la rage de ce qu’on lui fait subir, dans le deuil profond qu’elle vit tous les jours ? Que ferons-nous de ces enfants qui auront survécu au nettoyage ethnique en cours ? Nous vivons en ce moment une autre Nakba, et pas seulement à Gaza, mais en Cisjordanie aussi ! »
Pour Yacoub, « qu’on soit martyr, prisonnier ou exilé, être Palestinien est une intifada, une révolte, une résistance ».
« Je vis cette guerre sur les écrans. Au fil des jours, ma perception des choses et ma sensibilité ont changé, dit-il d’un ton assuré. Je me dois d’être plus fort, pour ma famille, pour mon peuple. »
Bien que son café ait refroidi, Yacoub continue à le boire à petites gorgées. « Mon père m’a toujours dit que je dois prendre soin de ma santé, de ma vie, pour continuer à porter la Palestine en moi. Mais j’espère qu’un jour, je pourrai vivre dans une Palestine libre, au milieu des oliviers, au bord de la Méditerranée. Quand nous serons libres, je vous y inviterai pour boire du thé et déguster une knafeh. »
Épilogue
Quelques jours après ma rencontre avec Yacoub, la famille Awad a dû encore quitter son refuge sous les bombardements et parcourir une quinzaine de kilomètres à pied vers le sud, en quête d’un nouvel abri.
Depuis, Yacoub n’arrive plus à joindre sa famille et ne sait pas, à l’heure où nous mettons cet article en ligne, où elle se trouve.
* Nous avons modifié son nom pour des raisons de sécurité.