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Choisir ses immigrants par l’exclusion : rendre visible l’oppression historique des Chinois au Canada
Timothy Chan, un Sino-Canadien de 87 ans ayant vécu la loi de l'exclusion chinoise. Photo: Estelle Mi
13/5/2023

Choisir ses immigrants par l’exclusion : rendre visible l’oppression historique des Chinois au Canada

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5 Minutes
Initiative de journalisme local
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COURRIEL
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Note de transparence

Lorsqu’on évoque l’histoire du Canada, on a tendance à oublier celle des immigrants chinois. Bien que le 1er juillet marque la fête nationale du Canada, pour les membres de la communauté sino-canadienne, cette date rappelle des décennies d’humiliation qui ont laissé une marque indélébile dans leur mémoire collective, celle liée à l’interdiction d’entrée de nouveaux arrivants chinois en sol canadien à partir du 1er juillet 1923. À l’occasion du mois dédié au patrimoine asiatique, La Converse a discuté de l’héritage d’oppression que le Canada a laissé à la communauté chinoise.

Devenir un « fils sur papier »

« Bon premier mois de mai ! » s’exclame Timothy Chan, un Sino-Canadien de 87 ans, tandis qu’il porte sa tasse de thé à ses lèvres, au beau milieu des conversations animées et des rires des aînés. Habitué de longue date du restaurant Ruby Rouge, il s’exprime dans un anglais agrémenté d’un accent cantonais, dans le cadre chaleureux de cet établissement du quartier chinois de Montréal. Pour lui, déguster la cuisine hongkongaise de son enfance dans ce quartier où il a tant investi a une saveur particulière en ce mois de mai. En effet, alors qu’il célèbre le Mois du patrimoine asiatique, l’année 2023 constitue un tournant dans sa lutte pour mettre en lumière l’histoire de ceux qu’il appelle les « lo wah kiu » (les « vieux Chinois d’outre-mer ») puisqu’elle marque le centenaire de la loi qui les a exclus.

L’aîné de 87 ans plonge dans ses souvenirs. Après une longue pause, il sort de sa poche une feuille où sont écrits des caractères chinois, consignant des informations qu’il tient à ne pas laisser sombrer dans l’oubli. Après un instant de réflexion, il soulève avec peine sa tasse, renversant un peu de thé sur la nappe rouge. « Mon oncle, le frère de ma mère, m’a proposé de partir pour le Canada. J’ai accepté. Il a payé 1 700 $ pour obtenir les documents nécessaires », raconte Timothy. Au début des années 1950, 1 700 $ équivalaient à environ 20 000 $ d’aujourd’hui – une somme colossale pour un fils de paysan chinois de la ville de Taishan.

À l’âge de 16 ans seulement, Timothy débarque seul sur le sol canadien. Les souvenirs affluent lorsqu’il se remémore. D’une voix lavée par le temps, il raconte. « À l’époque, il n’y avait pas de vol direct entre Hong Kong et le Canada. Le trajet se faisait de Hong Kong vers le Japon en navire, puis d’Hawaï à San Francisco. Je suis ensuite arrivé au Canada en train, en passant par Vancouver et Montréal. » Son ardent désir de retrouver son grand-père, qui avait immigré aux États-Unis en quête de stabilité financière, l’a conduit à entreprendre un périple de plusieurs mois.

Chan est considéré comme l’un des derniers témoins historiques de la période d’oppression systémique des Chinois. De 1885 à 1947, la population a été soumise à une législation d’immigration basée uniquement sur des critères raciaux. Initialement marquée par l’imposition d’une taxe d’entrée, cette période, qui s’est étendue de 1923 à 1947, est celle de l’interdiction d’entrée des Chinois sur le territoire canadien. Cette politique a persisté pendant plusieurs années après son abolition, limitant l’immigration chinoise aux conjoints et aux enfants des Chinois ayant obtenu la nationalité canadienne. Ce n’est qu’en 1967 que les restrictions liées à cette mesure législative ont été officiellement levées.

S’endetter pour commencer sa vie

Le certificat d’immigration de la taxe d’entrée du père de William, Hing Dere attestant qu’il a payé les 500 dollars en 1921 pour entrer au Canada.


Comme dans le cas de Timothy, la trajectoire migratoire des Chinois, pendant ces années terribles, commençait souvent par une lourde dette. De 1885 à 1923, une taxe d’entrée a été instaurée dans le but de dissuader l’établissement des Chinois dans la colonie blanche. « L’année 1885 est une date importante, car c’est à ce moment-là que la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique a été achevée », déclare William Ging Wee Dere, écrivain et historien, auteur du livre Being Chinese in Canada (Être Chinois au Canada). On devine une pointe d’amertume dans les propos du Sino-Canadien de troisième génération : « Il y avait de nombreux travailleurs chinois qui cherchaient du travail. Les colons européens pensaient qu’il y avait trop de travailleurs chinois. Ils ne pouvaient pas tolérer cela. » Cette taxe a augmenté progressivement, passant de 50 $ à 500 $ en 1903. Les Chinois étaient obligés d’emprunter de l’argent pour avoir une chance de protéger leur identité et d’assurer leur survie au sein de la nation.

« 500 $ représentaient une somme considérable… À l’époque, cela aurait pu permettre d’acheter deux maisons. De nombreuses personnes, y compris mon grand-père, ont été contraintes d’emprunter de l’argent. » William explique que les familles se résignaient à payer une telle somme, car cela était perçu comme un investissement dans l’avenir de la famille. À une époque marquée par la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile en Chine, investir dans l’immigration d’un jeune homme chinois en bonne santé offrait une lueur d’espoir pour échapper à la pauvreté.

L’isolement aux deux bouts de l’océan

En plus du fardeau financier, la séparation familiale imposée par ces lois sur l’immigration a laissé un douloureux souvenir au sein de la communauté. D’une voix empreinte de tristesse, William partage ce qui suit : « C’était une situation très difficile, une situation très mauvaise pour ma mère restée au village. Même si elle souhaitait venir au Canada avec mon père, elle n’a pas pu le faire, car le Canada n’autorisait pas l’immigration, même pour les membres de la famille. »

Pour sa mère, restée en Chine, la responsabilité de subvenir aux besoins de la famille était grande, elle qui cultivait une terre achetée grâce à l’argent envoyé par son père et son grand-père, qui avaient émigré.

De l’autre côté du Pacifique, le sentiment d’isolement était partagé par son père et son grand-père. « Mon père retournait au village tous les 5 à 10 ans. Chaque fois qu’il rentrait, ma mère donnait naissance à des enfants quelque temps plus tard. C’est ainsi que mes frères et sœurs et moi-même sommes nés », raconte William. On estime qu’en 1941, il y avait plus de 29 000 hommes chinois résidant au Canada, dont 80 % avaient des femmes et enfants restés en Chine. La majorité blanche percevait la communauté chinoise comme une communauté de « célibataires mariés », en référence à la situation de la majorité des hommes chinois isolés au Canada.

Les seuls liens qui unissaient la famille se formaient autour d’échanges de lettres. « Pendant cette période, il écrivait beaucoup, beaucoup de lettres à ma mère avec l’argent qu’il devait envoyer pour subvenir aux besoins de la famille », rapporte William. Comme c’est le cas pour de nombreux immigrants, l’histoire de William commence par une séparation familiale. La famille n’a pu se réunir qu’en 1956, après l’abrogation de la loi d’exclusion des Chinois et l’entrée en vigueur de la Loi sur la citoyenneté canadienne, qui a permis à son père d’acquérir la citoyenneté en 1950.

La buanderie comme refuge

La famille de William devant la buanderie Wing On en 1957, à Montréal. William Ging Wee Dere se situe au milieu avec sa tenue de Cow-boy.

De la même manière, Timothy échappa à la solitude à son arrivée à Montréal en trouvant refuge parmi d’autres membres de la communauté chinoise. Il était serveur au restaurant Jardin du Cerf et, lors de ses jours de repos, il consacrait son temps à contacter les propriétaires de buanderies chinoises de la ville. « Je travaillais une semaine entière pour avoir un jour de congé. Durant cette journée, je ne me rendais ni au casino ni en boîte de nuit. J’allais plutôt dans les blanchisseries pour discuter avec les propriétaires. J’ai visité 400 buanderies et échangé avec 400 personnes », raconte-t-il avec une pointe de fierté.

Le récit de Timothy met en lumière la réalité complexe de l’immigration au Canada et rappelle que l’arrivée en sol étranger n’est que le point de départ d’un parcours d’intégration. Parmi ces immigrants, des individus comme le grand-père et le père de William ont choisi d’ouvrir des buanderies. Ces établissements modestes se transformaient en véritables centres culturels et sociaux, jouant un rôle essentiel dans l’épanouissement de la communauté chinoise. Alors que la ségrégation sociale et raciale prenait de l’ampleur dans la société canadienne, les rencontres nocturnes entre commerçants autour d’un festin constituaient pour ces immigrants un moyen vital de préserver leur existence et de rétablir des liens rompus avec leur famille en Chine.

Être Sino-Canadien

Pour ces Sino-Canadiens, la commémoration de leur passé d’exclusion revêt une signification profonde pour la préservation de leur existence au sein de la société canadienne. William souligne l’importance de se souvenir de la longévité de la communauté au Canada : « Il est crucial pour nous de rappeler que notre communauté est présente ici depuis plus de 150 ans. » Pour Timothy Chan, commémorer ces lois migratoires est un rappel qu’il est essentiel de faire au gouvernement canadien actuel. D’une voix retentissante, qui se détache sur le fond des conversations qui emplissent le restaurant, il s’exclame : « C’est une injustice. Aujourd’hui, ils parlent des droits de l’Homme… Mais regardez, il y a 100 ans, est-ce que le Canada se préoccupait des droits de l’Homme ? » En 2006, le gouvernement fédéral s’est officiellement excusé pour la Loi de l’immigration chinoise et a accordé une indemnisation de 20 000 $ aux survivants ayant payé la taxe d’entrée ainsi qu’à leur veuve vivant au Canada.

Aujourd’hui, autant William que Timothy définissent leur sentiment d’appartenance au Canada par le biais de leur expérience de l’immigration. William s’identifie en tant que Sino-Canadien, affirmant : « Il est crucial de souligner que je suis Sino-Canadien, car je ne suis ni Euro-Canadien, ni Franco-Canadien, ni Anglo-Canadien. Même si on tente de m’assimiler à l’une de ces sociétés, je refuse d’être assimilé. Ma vie est un acte de résistance. » De manière similaire, Timothy lutte pour préserver son identité en valorisant l’histoire chinoise. L’octogénaire déplore : « On ne retrouve jamais ces Chinois de l’histoire mondiale dans les livres et les journaux, et cela me chagrine. J’aimerais continuer à les faire connaître, mais je me fais vieux. »

Faire connaître l’histoire des lo wah kiu constitue également un moyen d’informer les nouveaux arrivants chinois au Canada sur les luttes historiques de leur communauté. William affirme ce qui suit : « Je pense qu’il est essentiel que les immigrants arrivés récemment – qu’ils viennent de Chine continentale, d’Asie du Sud-Est, d’Europe ou d’ailleurs – comprennent les fondements de la lutte menée par la communauté chinoise tout au long de l’histoire du Canada pour l’égalité des droits et la reconnaissance historique. »

Léguer l’héritage historique

Depuis des décennies, Timothy Chan s’applique à préserver l’histoire des loh wa kiu. En tant que fondateur du forum d’échange « La société du Vent de l’Est », ouvert en 1959, son objectif a toujours été d’informer les membres de la communauté chinoise sur l’actualité afin que ces derniers prennent conscience de ce qu’il appelle « l’histoire chinoise mondiale ». Timothy déclare avec solennité : « L’histoire de la Chine est une partie essentielle de l’histoire du monde. Elle revêt une grande importance pour la communauté chinoise, pour les Chinois eux-mêmes, et elle est également importante pour moi. »

Puis il conclut, sur un ton résolu : « Ce n’est pas seulement à la communauté chinoise de le savoir, mais à toutes les communautés. » Timothy nourrit l’espoir que les prochaines générations ainsi que d’autres communautés perpétueront l’héritage de la communauté sino-canadienne au Canada.

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