Identités
Comment parler sans être instrumentalisé
24/1/21
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En marge de la Semaine de sensibilisation musulmane, nous avons donné la parole à plusieurs femmes musulmanes. Le constat ? De tous bords et de tous côtés, cette parole dérange. Surtout quand il s’agit de considérations liées au voile… et à son retrait.

Natasha Ivisic en sait quelque chose, elle qui a été invitée sur le plateau de Tout le monde en parle en 2009 pour son film Je porte le voile. Elle qui ne le porte plus aujourd’hui.

« Je crois que mon film a permis une meilleure compréhension du sujet du voile, du fait que c’est un cheminement personnel. Mais ç’a aussi été confrontant pour certaines personnes que j’enlève le mien publiquement. » Après le choc initial, son œuvre a somme toute été bien accueillie. « Je suis toujours restée très nuancée, ce qui m’a valu le respect de mon entourage musulman et a découragé les chroniqueurs ou autres qui cherchaient un discours polarisant. Ce genre de vedettariat ne m’intéressait pas. »

Natasha Ivisic a tout de même été longtemps consultée par les médias lorsqu’une question liée au voile arrivait dans l’actualité.

Depuis, le voile a continué à faire l’objet de réflexions et d’analyses publiques. En 2017, l’ouvrage Les monologues du voile, de la journaliste Kenza Bennis, avait également fait beaucoup parlé, avant de recevoir un très bon accueil.

Et actuellement, un livre à paraître fait parler dans la communauté musulmane québécoise. Un extrait de la quatrième de couverture de l’ouvrage Le vent dans le voile, un récit autobiographique signé Samah Jebbari*, suscite l’émoi puisqu’il associe le retrait du voile à une expérience personnelle de libération. Avant même d’en connaître le contenu, certaines personnes s’inquiètent des répercussions de cette publication.

Pourquoi ?

La peur d’être instrumentalisées

Essraa Daoui est enseignante, musulmane voilée et engagée dans les débats publics depuis plusieurs années. Pendant longtemps, elle a cru que la meilleure manière d’avancer était de briser publiquement les tabous et de prendre des positions assumées. Avec le temps, sa vision des choses a un peu changé. « Disons qu’aujourd’hui, si je prends la peine de faire une sortie publique, c’est pour amener un réel changement, et après avoir pesé toutes les conséquences possibles. »

C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait récemment en publiant un statut Facebook qui a beaucoup circulé. Dans cette prise de parole, elle offre son soutien et son amour à ses consœurs musulmanes qui ont décidé de retirer leur voile, tout en leur enjoignant de ne pas en faire une cause médiatique. « C’est dangereux parce que, quand il y a un discours d’oppression qui entoure le voile, il n’y a que de rares personnes qui vont faire la part des choses et comprendre que c’est une histoire personnelle, propre à un vécu. »

Essraa craint que ce genre de discours n’alimente l’islamophobie. « Même avec la COVID, les musulmans sont encore au cœur de l’actualité. Notre santé mentale est déjà fragilisée ; alors oui, la moindre annonce de la parution d’un livre qui semble “controversé” va être un déclencheur, même si son auteure a fait un travail nuancé. »

Au fil des ans, Essraa a remarqué que ses prises de position publiques – sur divers sujets, allant du féminisme à la liberté d’expression, en passant par le voile – n’ont fait que polariser les débats. « Je m’attirais une certaine sympathie de gens qui étaient contents de voir enfin une musulmane prendre la parole, mais qui ne comprenaient pas l’intersection de nos oppressions et qui, dans certains cas, m’instrumentalisaient.

De l’autre côté, je faisais face à une communauté musulmane qui me soutenait, mais qui se braquait aussi lorsqu’elle était montrée du doigt », résume-t-elle. Elle croit tout de même que de réels changements peuvent survenir grâce à des débats et des dénonciations sincères, parfois dures mais nécessaires. Alors, quel espace faut-il pour cette prise de parole dans la communauté musulmane ? « Un espace sécuritaire », résume-t-elle avec simplicité.

Amina (prénom fictif), qui a récemment décidé d’enlever le voile après l’avoir porté durant près d’une décennie, abonde dans le même sens. Elle en a long à dire sur le sujet. « Pour moi, ce sont des questions qui s’analysent en profondeur dans des safe spaces. Il y a trop de nuances à expliquer, des nuances que la plupart ne comprendront jamais. » Elle tient tout de même à souligner que, si elle a réclamé l’anonymat pour sa participation à cet article, ce n’est pas par peur des représailles de sa communauté. « Je ne veux simplement pas être instrumentalisée par ceux qui veulent parler contre l’islam, contre le voile. Mon histoire m’appartient. »

Cette peur d’être instrumentalisée est souvent revenue dans les témoignages. « En enlevant le voile, je ne voulais surtout pas que les Martineau de ce monde crient victoire. En fait, leur victoire, c’est d’avoir légitimé tous ceux qui se sont permis de m’insulter et de me cracher dessus dans la rue. Ils ont instauré un climat d’islamophobie qui est trop lourd à porter pour certaines femmes musulmanes… comme moi. »

Si Amina a réussi à vivre avec le racisme durant plusieurs années, devenir mère a changé sa façon de voir les choses. Elle ne pouvait supporter que son fils soit témoin de ces micro et macro-agressions. « Je ne porte plus de voile sur la tête, mais je continue à porter l’islam dans mon cœur. Donc, ces islamophobes me croiseront sûrement dans les jeux d’eau du Zoo de Granby, sans voile mais en burkini. »

Des espaces nouveau genre

Le concept de safe space n’est pas nouveau. Ces « espaces sécuritaires » sont apparus au milieu des années 1960 aux États-Unis. Ils auraient tout d’abord concerné des lieux fréquentés par les personnes de la communauté LGBT+, puis des mouvements féministes, avant de s’étendre à d’autres populations marginalisées.

Pour Asmaa Ibnouzahir, il est évident qu’une nouvelle génération de musulmans cherche des espaces alternatifs pour débattre ou discuter de questions délicates liées à leur foi ou à leur identité. Offrir de tels espaces est d’ailleurs l’une des missions de son organisation à but non lucratif – l’Institut F –, qui propose des ateliers, des formations et d’autres ressources pour les femmes musulmanes québécoises.

« J’avoue que,  au début, j’étais surprise par l’âge des membres, qui sont pour la plupart dans la jeune vingtaine. Il y a toute une génération de jeunes femmes musulmanes québécoises qui ne se reconnaissent pas ou qui ne trouvent pas leur voix dans les institutions existantes. » À l’Institut F, des ateliers comme RISE (Réflexion sur l’islam, la société et l’empowerment des femmes) permettent aux musulmanes d’analyser les textes religieux, d’en débattre et d’en faire une relecture à l’abri du jugement.

Ces espaces peuvent également être virtuels, des groupes privés sur Facebook permettant de tels échanges, par exemple. En contexte de confinement, leur pertinence est d’autant plus grande. En fin de compte, le meilleur espace est celui où la parole est libérée et où le changement s’opère.

« Honnêtement, tous les grands discours et débats publics ne seront jamais aussi pertinents pour moi qu’une soirée entre filles dans un salon, où on se parle des vraies affaires sans tabou », conclut Essraa Daoui.

Libérer et soutenir la parole

Mais il faut faire attention : les espaces sécuritaires ne doivent pas devenir un frein à la liberté d’expression en réduisant au silence ceux qui ont envie d’une prise de parole plus publique. Et ce, même si on craint les répercussions sociales d’une telle initiative.

« Oui, nous sommes victimes d’islamophobie externe, mais il y a des victimes aussi parmi nous. Il faut les soutenir et leur permettre d’exprimer leur vérité comme elles le souhaitent », croit Nafissah Rahman, interprète et activiste dans la communauté bengali de Montréal.

Asmaa Ibnouzahir, qui a également fini par abandonner le voile, en sait quelque chose. Elle a fait de nombreuses apparitions dans les médias, en plus de publier un ouvrage intitulé Chroniques d’une musulmane indignée, aux éditions Fides. Elle y lance notamment des flèches à sa propre communauté. « Ce n’est pas une question de se taire ou de protéger certains musulmans, qui souvent ne méritent pas d’être protégés ! Par contre, il y a une manière d’aborder les sujets délicats de façon à couvrir tous les angles », croit l’autrice.

Ainsi, quand elle aborde la question du sexisme dans la communauté musulmane, elle tient à replacer le sujet dans le contexte plus global du patriarcat généralisé. « Après tout, les centres de femmes battues et les féminicides n’ont pas commencé avec l’immigration musulmane. »

Nafissah Rahman abonde dans ce sens. « Aucune société, aucune culture n’est parfaite. Ce qui devient épuisant, c’est qu’on a un double travail à faire : éduquer notre communauté et éduquer le reste de la société québécoise. »

Travaillant auprès de femmes musulmanes en situation de vulnérabilité, Nafissah les encourage à prendre la parole, même quand cela dérange ou risque de susciter la haine. « Si on a peur de parler, qu’on a honte de parler, ça crée du trauma. C’est même notre responsabilité comme musulmans de se soutenir et de se mettre du côté de la vérité », affirme l’interprète.

Une Semaine de sensibilisation musulmane pour plus d’humanité

Samira Laouni est l’une des femmes à l’origine de la Semaine de sensibilisation musulmane, qui a lieu chaque année du 25 au 31 janvier. Lancée à la suite de l’attentat commis à la grande mosquée de Québec en 2017, cette initiative se veut un canal d’échange constructif, transparent et, surtout, humain. « En fin de compte, le message central qu’on veut faire passer est le suivant : nous sommes tous des êtres vivants ayant les mêmes préoccupations, attentes, aspirations… et défis », résume-t-elle. En outre, elle encourage les Québécois de confession musulmane à ne pas craindre outre mesure les scandales qui peuvent survenir dans leur communauté, comme dans toutes les autres.

Geneviève Mercier-Dalphond a participé mardi au panel « Une société plurielle et harmonieuse, un idéal réalisable ? », organisé dans le cadre de la Semaine de sensibilisation musulmane. La doctorante en religions et philosophies de l’Université McGill travaille sur les répercussions des crimes haineux sur les musulmans et musulmanes au Québec. Pour elle, une chose est sûre : la peur est fondée.

« On observe une corrélation entre les propositions de projets de loi sur la laïcité, plus spécifiquement la loi 21 et la Charte des valeurs, et l’augmentation des crimes haineux. Les femmes (surtout voilées) tendent à être les premières et les plus fréquentes victimes de micro-agressions quotidiennes », précise-t-elle. Selon des données colligées de 2010 à 2018 par Statistique Canada, les crimes haineux violents commis contre les populations autochtone (45 %) et musulmane (45 %) étaient plus susceptibles de viser des femmes.

Mme Mercier-Dalphond rappelle par ailleurs qu’il est difficile d’avoir de véritables données à ce sujet parce que, la plupart du temps, les victimes ne rapportent pas les crimes haineux.

« Il y a encore beaucoup de travail à faire, et tant qu’il y aura de l’islamophobie, il faudra se défendre face aux amalgames et aux accusations. J’ai cependant bon espoir que nous y arriverons en nous détournant des faux scandales et en consacrant notre énergie à construire des ponts et à lancer des initiatives positives. »

*Samah Jebbari a décliné nos demandes d’entrevue.

L’actualité à travers le dialogue.
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