Le Mois de l’histoire des Noirs est devenu de plus en plus médiatisé au cours des dernières années. Chaque année, des activités culturelles et éducatives sont mises en place durant ce mois afin de reconnaître et de célébrer la contribution de la communauté noire au Québec et au Canada. Que représente ce mois pour ceux qui sont loin des projecteurs, qui habitent les quartiers ? Dans le cadre des dialogues de La Converse, on en discute avec une dizaine de personnes des communautés noires de Montréal.
« Le Mois de l’histoire des Noirs, c’est un mois de rappel »
C’est un soir de février, dans le fond de la Boutique Espace Urbain, que le dialogue s’amorce. Plusieurs personnes de différentes générations sont présentes afin de partager et d’échanger leurs expériences et leurs sentiments sur le Mois de l’histoire des Noirs au pays. Alors que tout le monde s’installe, nous remarquons que deux groupes se partagent l’espace : les jeunes issus de l’immigration d’un côté, et les plus vieux, arrivés récemment au Canada, de l’autre.
Questionnés sur leur rapport au Mois de l’histoire des Noirs (MHN), les participants à la discussion disent ressentir un certain malaise. Quelques-uns affirment toutefois que le MHN est symbolique pour eux. C’est notamment le cas de Jean Alex, un travailleur du réseau de la santé. Quadragénaire d’origine haïtienne, il est établi au Québec depuis près de cinq ans. Il explique que, « pour [lui], le Mois de l’histoire des Noirs est un mois de rappel à l’égard de la communauté noire au Québec et au Canada ». Dans le même ordre d’idées, Sherlyne, une fonctionnaire qui a déjà été candidate aux élections provinciales, déclare : « Pour moi, ça représente l’histoire cachée des Noirs au pays. »
Cette vision des choses de Jean Alex et de Sherlyne n’est pas partagée par le reste des invités. « J’espère que vous allez excuser mon franc-parler, mais je trouve que tout ça est hypocrite. Promouvoir quelque chose pendant une certaine période [rien qu’un mois] et ne rien faire ensuite, c’est très hypocrite », s’exclame Gana, qui complète sa première année en tant que résidente au Québec.
Pour Gabriela, fondatrice de la librairie Racines, le Mois de l’histoire des Noirs est porté par une vision capitaliste. « Tout le monde capitalise ce mois-ci. Au lieu de voir le négatif, je pense qu’il faut en profiter pour essayer de chambouler les compagnies et les institutions qui utilisent le Mois de l’histoire des Noirs à des fins capitalistes. Les questionner, c’est ma manière de me responsabiliser face à cet angle », explique la Nord-Montréalaise.
« Ici, c’est pas chez nous, même si on a grandi ici »
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La relation avec le Mois de l’histoire des Noirs est fortement teintée de l’expérience et de la réalité de chacun et de chacune.
«Ici, c’est pas chez nous, même si on est né et qu’on a grandi ici », laisse tomber Sherlyne. Son intervention semble résonner pour les autres. « Le fait de toujours avoir à travailler plus fort que les autres, ça devient dur… On porte le blâme des autres. On nous a tous dit ça : “Tu n’as pas le droit à l’erreur, tu dois faire plus, parce que toi, quand ils vont te voir, même si tu as fait la même erreur que les autres, toi, ça sera plus grave” », raconte Shana, autrice et rédactrice âgée de 29 ans. Les deux femmes estiment que les célébrations du mois de février leur permettent de prendre leur place au sein de la société.
Arrivé il y a quelques mois à peine d’Haïti, Horiol Desile Destine aborde cette commémoration d’une manière différente. Pour lui, le Mois de l’histoire des Noirs est synonyme de malaise. « Je comprends que, quand on est Noir, on est à l’arrière… On laisse un mois juste pour dire : “Ah, ils sont là.” On les met en évidence pendant un mois, et puis après, il n’y a rien. Je me sentirais beaucoup mieux si ce mois n’existait pas », avoue le nouvel arrivant. Horiol Desire Destine nous confie qu’il ignorait qu’un Mois de l’histoire des Noirs existait. Cette commémoration n’est officielle qu’au Canada, aux États-Unis et en Angleterre, ce qui explique pourquoi une majorité de nouveaux arrivants en ignorent l’existence. Guerdy, qui est aux côtés d’Horiol Desile Destine, est du même avis. Lui aussi nouveau au Québec, il s’interroge : «Pourquoi un seul mois pour les Noirs ? Il devrait y avoir des rassemblements pour les Noirs toute l’année, où on expliquerait leur importance dans la société québécoise. »
La discussion se dirige alors vers l’expérience personnelle que chacun et chacune peut avoir du Mois de l’histoire des Noirs. « Je n’ai participé à aucun événement », confie Gana. Elle explique qu’en Haïti, pays d’où elle vient, « le Mois de l’histoire des Noirs n’existe pas ».
Qu’est-ce qui est mis de l’avant ?
Les critiques suscitées par ces témoignages remettent en question la mission première de cette commémoration. Cela dérange notamment Youveline, étudiante au baccalauréat. « C’est le Mois de l’histoire des Noirs, pas le Mois des Noirs », rectifie-t-elle. « Ça reste un mois important pour moi, il y a une histoire derrière. Il y a de l’oppression dans notre histoire, et c’est quelque chose qui continue à influencer et qui a des répercussions encore aujourd’hui sur la communauté », ajoute-t-elle. Elle n’hésite pas à exemplifier son propos : « C’était au cours du mois de février que mon professeur d’histoire faisait, en plus de l’histoire du Québec, un cours sur Martin Luther King », note-t-elle ironiquement devant l’absence de figures canadiennes noires dans l’histoire enseignée.
Audrey, étudiante en multimédia âgée de 20 ans, affirme que le Mois de l’histoire des Noirs est un mois comme les autres. « Je n’ai jamais célébré d’une façon ou d’une autre l’histoire des Noirs », avoue-t-elle. « En février, c’est juste ma mère qui m’en parle. Je n’en sais pas grand-chose… » ajoute-t-elle. Contrairement à d’autres, elle vit différemment son identité noire. Elle avoue qu’elle ne connaît Haïti, son pays d’origine et son héritage, qu’à travers les récits de sa grand-mère.
Jasmine, âgée de 16 ans, est élève à l’école secondaire Sophie-Barat et tient à souligner le caractère invisible de l’histoire des Noirs. « Mis à part en février, on n’en parle pas beaucoup », explique-t-elle. Elle note que, même durant le mois consacré à l’histoire des Noirs, le sujet n’est que peu ou pas abordé dans ses cours. Aucune activité n’est organisée. « Ils collent une affiche de Beyoncé et disent qu’ils représentent les Noirs », explique-t-elle d’un air moqueur.
« Je veux voir les petites madames de l’épicerie »
« Il faut aller vers les familles ordinaires, qui ne sont pas nécessairement touchées par ça », déclare Jean Alex. Ce dernier fait référence aux activités organisées pendant le Mois de l’histoire des Noirs, mais qui ne sont souvent pas accessibles à une grande partie de la communauté. « Il faudrait avoir plus d’activités dans les écoles et dans les églises », propose Gerdy. « Il y a plein de gens dans les églises évangéliques. Venez faire des activités avec eux », ajoute Jean Alex. Il explique que la communauté se trouve dans ces lieux et qu’il serait intéressant d’y aller pour proposer des activités et sensibiliser les gens au Mois de l’histoire des Noirs. Jean Alex estime que beaucoup de gens ne sont pas inclus dans les activités du Mois de l’histoire des Noirs, et que ce sont ces mêmes gens qui pourraient être intéressés s’il étaient approchés.
« J’ai l’impression qu’ils sont peut-être oubliés », déclare Shana. De nombreuses personnes sont négligées lors de la promotion de ces activités et ce sont toujours les mêmes qui sont sollicitées pour y participer, confie Gana. Cette dernière nous explique que, selon elle, les organisateurs de ces événements « font du sur-place ». « Je sais de quoi il s’agit, mais vous m’invitez encore, alors qu’il y en a qui ont besoin de savoir, qui ont besoin de comprendre et que vous n’invitez jamais », ajoute-t-elle.
Pour Sherlyne, l’importance du Mois de l’histoire des Noirs devrait se transmettre « de génération en génération ». Je pense que c’est à force de mettre ces jeunes-là face à ces particularités que des actions vont être posées », explique-t-elle.
« Nous devrions rendre les possibilités plus accessibles »
Au fil de la discussion, un thème revient souvent. Les activités organisées durant le Mois de l’histoire des Noirs sont exclusives. Elles ne rejoignent pas tous les pans de la communauté et négligent ceux qui sont sans cesse laissés dans l’ombre, comme les jeunes, les aînés, les nouveaux arrivants ou les citoyens ordinaires qui sont loin des projecteurs ou des milieux antiracistes, par exemple.
« Il devrait y avoir plus d’activités pour les jeunes de la communauté noire : des programmes de mentorat, des programmes où on leur présente des auteurs noirs et où ils ont des espaces pour exprimer leur passion, par exemple », déclare Youveline. Elle remarque que les événements mis en place pour ce mois sont souvent destinés à des personnes plus âgées. « Les jeunes de 17 ans ne vont pas nécessairement aller à un open-mic night dans un bar », ajoute-t-elle.
« Nous devrions rendre les possibilités plus accessibles, affirme de nouveau Youveline. Ce sont souvent les mêmes jeunes qui sont pris en charge et à qui on donne une plateforme. » Selon elle, les organisateurs ne veulent souvent pas faire le travail avec les jeunes qui ne sont pas déjà engagés. Ils préfèrent se tourner vers des jeunes qui ont la connaissance des enjeux et qui sont prêts à en parler et à s’exprimer.
« Il faudrait faire des activités pour informer les jeunes sur le sujet », intervient Jasmine. L’étudiante de 16 ans explique aussi que, depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter, de nombreux jeunes ont pris conscience de l’histoire des Noirs. « Avant, je n’avais jamais entendu parler du Mois de l’histoire des Noirs », explique-t-elle. Elle ajoute que, à l’école, la cause est passée comme une sorte de tendance. « Ils en ont un peu parlé quand c’était le sujet principal, mais après, ça s’est effacé tranquillement », explique-t-elle.
Youveline souligne également que certains événements du Mois de l’histoire des Noirs sont payants, ce qui peut en réduire l’accessibilité pour certaines personnes. « Rendre payant un événement n’est pas nécessairement la meilleure chose à faire pour inciter les gens à venir », explique-t-elle. « Pour les familles, ce n’est pas évident », soutient Jean Alex.
Alors que la conversation tourne autour de solutions et d’idées d’initiatives, Audrey explique que le dialogue lui donne plein d’idées d’événements à organiser pour sa communauté. La jeune femme, passionnée de planche à roulettes, ajoute que « personne ne pense aux Noirs lorsqu’on parle de skateboard ». Elle pense notamment qu’on pourrait organiser un événement dans un skatepark pour les jeunes qui n’ont pas accès aux événements destinés aux personnes de plus de 25 ans. « Je me dis que je pourrais littéralement créer un événement pour inciter plus de jeunes des communautés noires à faire du skateboard, du patin à roulettes et du vélo », précise-t-elle.
Alors que la soirée tire à sa fin, le malaise qui était présent dans la salle au début semble s’être dissipé et avoir laissé la place à une ambiance plus chaleureuse. Malgré la diversité des expériences des participants, une certaine cohésion s’installe. C’est autour d’un repas que les discussions rassemblent les jeunes et les nouveaux arrivants et que l’espoir d’un février plus inclusif grandit.
*Ce reportage a été réalisé dans le cadre des Dialogues de la Converse, un espace de discussion bienveillant visant à servir les communautés. Si un sujet vous préoccupe dans votre communauté, n’hésitez pas à nous écrire à info@laconverse.com.