Depuis quelques semaines, le Québec connaît une recrudescence de dénonciations de la part de femmes victimes de violences sexuelles prenant la parole sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Les violences sexuelles que subissent les femmes n’épargnent aucune communauté, aucune société. Pourtant, sur les réseaux sociaux comme dans les médias traditionnels, elles semblent n’avoir qu’un visage – ce que dénoncent des expertes et des survivantes racisées.
«Dénonciation négligée»
Lorsque Sandra Boursiquot, une femme noire de 46 ans, a dénoncé son agresseur Luis Miranda il y a quelques années, son geste a donné lieu à une affaire grandement médiatisée. Son expérience, qu’elle avait en vain essayé de dénoncer en 2009, n’a été rapportée publiquement qu’en 2017. Aujourd’hui, elle évoque une couverture médiatique biaisée, qui a contribué à la discréditer et à protéger l’agresseur, qui était alors en position de pouvoir. « On citait le présumé accusé sans chercher à obtenir ma version des faits », nous raconte-t-elle dans un café de Montréal.
Mme Boursiquot affirme qu’elle a également eu beaucoup de difficulté à se faire entendre par les autorités.
« Les policiers ont refusé de prendre ma plainte », se souvient-elle. Elle a été contrainte de se tourner vers d’autres ressources pour obtenir de l’aide, avant qu’un enquêteur ne se penche sur son cas.Casey Shakes, une cinéaste montréalaise, travaille sur un projet afro-futuriste inspiré de son expérience. En 2017, elle a décidé de prendre la parole pour dénoncer son agresseur. Une prise de parole éprouvante pour cette jeune femme noire, qui a peu confiance dans les forces de l’ordre. « Une partie du traumatisme que j’ai vécu vient de ma réticence à dénoncer mon agresseur à la police », dit Casey.
Lorsqu’elle s’est présentée au poste de police pour la première fois, un agent lui aurait dit qu’ils ne pouvaient rien faire parce qu’il n’y avait aucune preuve physique. Il lui a remis la carte d’un organisme, à qui elle a téléphoné. L’intervenante à qui elle a parlé lui a déclaré que les autorités auraient dû ouvrir un dossier. Après plusieurs mois de démarches et de terreur, elle a finalement obtenu une ordonnance restrictive, une protection qu’elle a, selon elle, arrachée de haute lutte. « Mon agresseur a récidivé et j’ai dû appeler la police. À ce moment-là, les agents m’on dit : ”On peut lui dire d’arrêter.” J’ai répondu : ”Non, je veux porter plainte, j’en ai assez.” »
#Onvouscroit : deux poids, deux mesures
Le mouvement #MeToo a été fondé en 2006 par Tarana Burke, une militante afro-américaine. Mettant de l’avant sa propre expérience, elle souhaitait que toutes les victimes de violences sexuelles soient entendues. Les choses, cependant, n’ont pas suffisamment progressé 14 ans plus tard. « On constate toujours que le récit des personnes qui n’appartiennent pas au groupe dominant, donc les personnes qui vivent des formes systémiques de marginalisation, n’est pas pris en compte et n’est pas représenté lorsqu’on parle de lutte contre les violences sexuelles », déplore Marlihan Lopez, coordinatrice de l’Institut Simone de Beauvoir, de l’Université Concordia.
Mme Lopez estime que les médias et les institutions peuvent contribuer au problème. « Ils jouent un rôle dans la production des mythes et des préjugés, et plusieurs communautés ne cadrent pas avec ces images de victime de violences sexuelles », explique-t-elle. D’après elle, cela fait en sorte que les personnes issues de ces communautés sont moins crues, moins soutenues.
« Au Québec, dans les médias, on met beaucoup de l’avant les violences sexuelles lorsqu’il s’agit de personnes qui viennent du milieu de la culture, qui ont une grande visibilité. C’est un problème », déplore-t-elle. Kharoll-Ann Souffrant, une travailleuse sociale qui poursuit un doctorat en travail social à l’Université d’Ottawa, tient des propos similaires. Sa thèse porte sur les violences sexuelles subies par des femmes noires au Québec ainsi que sur les mouvements #MeToo, #MoiAussi et #AggressionNonDénoncée. « Depuis 2017, on observe le même enjeu sur le plan de la représentation. Aux États-Unis comme ici, il y a un effacement des communautés noires et marginalisées. »
Selon cette dernière, la contribution du mouvement Black Lives Matter fait en sorte qu’on traite davantage de cette problématique en 2020. D’après Mme Souffrant, la dénonciation n’est pas envisageable pour plusieurs femmes, notamment celles qui ont des relations difficiles avec la police. Cette réalité est attribuable, selon elle, à la brutalité policière et au profilage racial que vivent les personnes noires et racisées. « Cela isole les victimes, qui ne peuvent pas parler aisément », regrette la candidate au doctorat à l’Université d’Ottawa.
« Lorsqu’il est question de violences sexuelles, il est difficile d’être cru, et cela est encore plus difficile dans le cas d’une personne noire, racisée ou autochtone », poursuit Mme Souffrant. L’une des causes de ce phénomène pourrait être un problème de représentation, puisque ces femmes ne correspondent pas toujours à l’image que certains se font d’une victime.
« Il y a beaucoup de méfiance et de jugement, et cela provient en partie des préjugés qu’on entretient au sujet de ces personnes. Les stéréotypes, qu’ils soient intériorisés de façon inconsciente ou pas, sont projetés sur ces femmes marginalisées qui prennent la parole », explique-t-elle. Selon Mme Souffrant, l’homogénéité qu’on observe dans les médias et au sein des différentes instances pourrait y être pour quelque chose. « Les médias traditionnels sont dirigés par des personnes blanches. Cela fait en sorte qu’il y a des angles morts dans leurs considérations.
Certaines choses sont évidentes pour nous parce qu’on les vit, mais elles ne correspondent pas à leur réalité. Le manque de diversité devant et derrière la caméra peut expliquer ces dynamiques. »
Elle observe en outre que les femmes noires, autochtones ou marginalisées ne sont pas non plus représentées dans les politiques publiques au Canada et au Québec et qu’elles sont oubliées dans les stratégies gouvernementales.
Les autres oubliés de #MeToo
Comme le soulignent les expertes, beaucoup de femmes demeurent invisibles en matière de violences sexuelles, notamment les travailleuses du sexe, les personnes issues des communautés LGBTQ+ et celles qui se trouvent en situation de handicap. « Les différents systèmes d’oppression – comme le sexisme, le racisme, l’homophobie et la transphobie – créent vraiment des barrières, résume Mme Souffrant. Il est vraiment difficile pour ces personnes de dénoncer et d’obtenir de l’aide. » Ces barrières constituent également des obstacles en ce qui a trait aux services offerts aux victimes.
Obtenir des ressources et des services adaptés
Tarah Paul est chargée de projet au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de l’Ouest-de-l’Île, un organisme qui offre un service d’aide gratuit et confidentiel aux filles et aux femmes victimes d’agressions sexuelles. Elle se consacre en ce moment à un projet intitulé Adaptons nos pratiques à la diversité des survivantes, qui vise à instaurer un dialogue sur la manière dont les organismes communautaires peuvent devenir plus accessibles, plus inclusifs, en créant un environnement sécuritaire pour toutes les femmes, qu’elles soient noires, autochtones, racisées, en situation de handicap, LGBTQ+ ou avec un statut migratoire précaire.
« Les ressources d’aide ne sont pas toujours accessibles ou accueillantes, et ne répondent pas nécessairement à leurs besoins, observe-t-elle. C’est le moment pour tous les organismes communautaires d’avoir une discussion en se posant une question : “Est-ce qu’il y a moyen d’améliorer les services pour les rendre plus sécuritaires et plus inclusifs ?” Il faut analyser les services qu’on offre et se demander s’ils sont adéquats. Il faut aussi se questionner sur les pratiques d’intervention, et plus encore », souligne-t-elle. Mme Paul pense qu’il faudrait allouer des fonds aux organismes spécialisés qui desservent les communautés marginalisées afin qu’ils puissent venir en aide aux victimes de violences sexuelles.
Selon Marlihan Lopez, plusieurs initiatives souffrent d’un manque de financement.
La Coalition pour le définancement de la police propose notamment que les fonds versés au SPVM soient redirigés vers les organismes qui viennent en aide aux victimes. « On a des quartiers comme Montréal-Nord où il y une présence accrue de la police, mais aucun service en matière de violence », indique-t-elle. Mme Lopez rappelle par ailleurs que l’éducation à la sexualité est également importante. « Si on n’a pas une éducation qui nous permette d’aborder la violence sexuelle de manière inclusive, c’est problématique, juge-t-elle. Il faut créer des programmes de sensibilisation qui soient inclusifs et qui représentent les réalités des différentes communautés qui font face à la violence sexuelle. »
Kharoll-Ann Souffrant abonde dans ce sens et pousse la réflexion plus loin.
« Les écoles primaires et secondaires, à la différence des établissements d’éducation supérieure, n’ont aucun protocole pour prévenir et contrer les violences sexuelles dont peuvent être victimes les enfants, remarque-t-elle. Lorsqu’il n’y a pas de protocole, il existe un risque que les victimes ne soient pas prises au sérieux, que leur problème ne soit pas traité ou que la façon dont on leur vient en aide les victimise de nouveau. Les employés doivent être formés en la matière », affirme Mme Souffrant.
« Il faut être à l’écoute de la victime et la soutenir, être à l’écoute de ses besoins », explique Mme Souffrant. « Pour ce faire, on peut lui demander : “Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Comment puis-je t’accompagner ?” », conclut la travailleuse sociale.
Pour aller plus loin
Quelques lectures:
- Corps accord, guide de sexualité positive, La CORPS féministe, les éditions remue ménage
- Écorchées vivantes, sous la direction de Marine Fidèle, Mémoire d’encrier
- Not That Bad, Dispatches from Rape Culture, Roxane Gay, Haper Perennial
- The Unapologetic Guide to Black Mental Health, Rheeda Walker, New Harbinger Publications
- Decolonizing Trauma Work: Indigenous Stories and Strategies, Renee Linklater, Fernwood Publishing
- La boîte noire, Ito Shiori, Éditions Picquier
Des ressources:
- La doctorante en psychologie Ariel Garand a créé une liste des psychothérapeutes noir.e.s du Québec (en construction).
- Les CALACS sont des organismes à but non lucratifs qui offrent des services gratuits aux victimes de violence à caractères sexuels.
- Le CPIVAS est un organisme communautaire qui vient en aide aux victimes d’agressions sexuelles