Autochtonie
De la résistance à l’entraide
28/5/20
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Membre de la nation Wet’suwet’en, dont le territoire se trouve en Colombie-Britannique, Marlene Hale habite au Québec depuis quelques années. Depuis l’hiver dernier, elle organise des manifestations en soutien à sa communauté et prend la parole pour dénoncer la réalisation du projet GasLink, qui traverserait le territoire de sa nation et qui n’a pas été approuvé par les chefs héréditaires de la communauté. Mais la pandémie lui a donné une autre cause à défendre : celle de la santé mentale de sa communauté durant le confinement. Selon elle, la crise sanitaire est particulièrement difficile pour les Autochtones. « Nous sommes habitués à vivre en communauté, en famille ; c’est important de conserver ça », explique-t-elle.

Avec son écoute, ses cours de cuisine en ligne et la médecine traditionnelle autochtone, Marlene Hale a ainsi transformé un mouvement de mobilisation politique en un mouvement d’entraide et de solidarité pour les aînés autochtones. Zoom est devenu l’une des plateformes les plus populaires pour le télétravail, mais la cuisinière et activiste, avec l’aide d’amis, en a fait un espace communautaire grâce aux webinaires Love in the Time of COVID-19: Solidarity and Support for the Elderly. Depuis le début du confinement, décrété à la fin du mois de mars, elle rassemble des dizaines de personnes de partout au pays chaque vendredi pendant deux heures dans ses séminaires virtuels.

« Au début, c’était surtout pour assurer une mobilisation politique, explique-t-elle. C’était une façon de continuer à exprimer notre soutien à la nation Wet’suwet’en et au camp Unist’ot’en malgré le confinement. » Les travaux de construction du pipeline Coastal GasLink, eux, ne sont pas en confinement et ont pu se poursuivre au cours du printemps.  Le but des séances virtuelles a rapidement changé. « Nous nous sommes rendu compte que les aînés étaient les plus grandes victimes de la crise, poursuit Marlene Hale. Nous avons donc réorienté les webinaires pour leur montrer notre solidarité. Au fil des semaines, c’est devenu une plateforme pour la santé mentale et le partage de la médecine traditionnelle. »

Les webinaires se déroulent en anglais, mais les francophones peuvent y assister sans craindre la barrière de la langue. « Nous avons un interprète, et il y a une traduction en direct en français, se réjouit Mme Hale. Nous sommes de plus en plus organisés. » Elle y encourage aussi les jeunes de la communauté à prendre soin de leur corps autant que de leur esprit. Étant chef cuisinière de profession, elle offre ainsi des cours de cuisine en ligne afin d’encourager les jeunes Autochtones à bien se nourrir. « Je pense qu’il est important de rappeler qu’il faut prendre soin de tout son être, donc de bien se nourrir, d’aller dehors, dans la nature, de bouger. C’est comme ça qu’on prend soin de soi », souligne-t-elle.

Le confinement, une épreuve

« C’est absolument terrible ce qui se passe », nous Marlene Hale de chez elle, à Les Cèdres, près de Montréal. Dernièrement, cinq personnes de son entourage se sont suicidées. « C’est une période difficile. L’isolement est pénible pour beaucoup de gens, dit-elle. Je vois beaucoup plus de détresse et de dépression. »La Ligne d’écoute d’espoir pour le mieux-être, du ministère des Services aux Autochtones, est d’ailleurs prise d’assaut depuis le début de la pandémie. Par rapport au mois d’avril 2019, le nombre d’appels a plus que doublé en avril de cette année. « Des conseillers ont été ajoutés à chaque quart de travail pour répondre à l’augmentation du volume d’appels », souligne une porte-parole du ministère.

Les webinaires de Marlene Hale sont une occasion pour certains participants de se confier sur leur état émotionnel. « Tout le monde est là pour se donner des conseils et se soutenir. Il y a beaucoup de spiritualité et de positif qui en ressort », dit Mme Hale.Les webinaires ont entraîné la création d’une communauté forte, constate-t-elle. Et parfois, cela permet même de sauver des vies. « Récemment, un jeune homme nous a confié ses pensées suicidaires et combien il allait mal, raconte Marlene Hale. Je lui ai demandé s’il avait du tabac pour se purifier. Il m’a dit que non. Barbara est donc allée lui en porter chez lui. Il va mieux. »

« Je lui également donné des graines pour qu’il puisse en faire pousser lui-même et en avoir toujours », ajoute Barbara Diabo, une Kanien’kehá:ka (Mohawk) de Kahnawake.  Dans de nombreuses communautés autochtones d’Amérique du Nord, le tabac est une plante importante qui sert, par exemple, à la purification des objets sacrés et des personnes qui participent aux cérémonies. « En brûlant le tabac, la fumée peut porter nos messages jusqu’au créateur », explique Mme Diabo. « Mais ce n’est pas grave de ne pas connaître tous les rituels et protocoles autour de ça, poursuit-elle. Ce qui est important, c’est l’intention qui est derrière, une intention bonne et positive. »

Les plantes servent à la spiritualité, mais aussi à la santé. La sœur de Marlene Hale, Charlotte, profite des webinaires pour enseigner comment utiliser des plantes du territoire wet’suwet’en et en faire, entre autres, des infusions aux propriétés diverses. « Notre mère, à Marlene et à moi, utilisait ces thés régulièrement », souligne-t-elle.  « Ces temps-ci, les traditions sont tellement importantes, soutient Marlene Hale. Je vois comment ça aide les gens à se sentir mieux. » L’agente d’intervention sociale Jacinthe Connolly, Ilnu de Mashteuiatsh, constate elle aussi les bienfaits des rites traditionnels. « Moi-même, je suis enfermée depuis deux mois, dit-elle. J’ai mes rituels tous les matins avec ma sauge et mon calumet. » Dans sa communauté, elle remarque que le confinement est difficile pour certaines personnes, mais « la spiritualité traditionnelle, c’est pour tout le monde », souligne-t-elle. « Il ne faut pas attendre d’être en détresse pour la pratiquer ; ce n’est pas une baguette magique non plus », ajoute-t-elle.En tant qu’animatrice des séances, Marlene Hale accueille avec le sourire chaque participant.

Son tambour traditionnel l’accompagne et ponctue les discussions. « L’accueil chaleureux de Marlene est tellement apprécié », s’exclame une participante qui réside à Vancouver. Une autre, d’origine métisse, qui vit aussi à Vancouver, abonde dans le même sens : « Je suis très reconnaissante pour ces moments. C’est merveilleux de pouvoir entendre les autres et de partager avec tout le monde. »

Solidarité avec les aînés

Les aînés ont toujours une place importante dans les webinaires. Au début de chaque séance, Barbara Diabo allume une bougie qui contient du tabac. « C’est pour envoyer nos prières pour nos aînés et ceux qui prennent soin d’eux présentement », explique-t-elle. Un jeune participant non-autochtone se réjouit de la place accordée aux aînés dans les webinaires de Marlene Hale. « C’est un bel espace intergénérationnel, il n’y a pas de discrimination d’âge ; c’est une des choses qui me motivent à revenir chaque semaine », dit-il. Ce même participant se dit particulièrement inquiet de la situation dans les centres de soins de longue durée au Canada. « Malheureusement, ce qu’on voit actuellement, c’est le résultat de problèmes qui s’accumulent depuis des années. Ces centres sont négligés et sous-financés », regrette-t-il.

Parallèlement aux webinaires, une campagne de sociofinancement est organisée dans le but de venir en aide aux aînés. « [La crise de la] COVID-19 a démontré l’incapacité de notre société à soutenir les aînés […] Grâce à l’entraide, nous pouvons surmonter nos sentiments d’impuissance collective », peut-on lire sur la page GoFundMe consacrée à cette collecte de fonds.

Une communauté au-delà des frontières

La majorité des participants proviennent du Canada, « mais la solidarité est internationale », affirme Marlene Hale. Geoffrey Kamese, originaire de l’Ouganda, est d’ailleurs l’un des participants réguliers des webinaires. « Il doit rester éveillé jusqu’au petit matin pour pouvoir nous parler, souligne Mme Hale. C’est super d’avoir un point de vue de l’Afrique sur la pandémie, et qu’on puisse partager nos façons d’y faire face. »

  1. Kamese rapporte que les mesures de confinement et de distanciation sont pénibles pour beaucoup d’Ougandais. « Nous comptons nous aussi sur notre solidarité et sur nos médecines autochtones traditionnelles », dit-il. Le fils de M. Kamese est tombé récemment malade, et les séminaires virtuels ont été pour lui une source de réconfort. « Ça fait toute la différence de savoir que nous sommes soutenus et que nous sommes dans les prières des gens, même à distance », affirme-t-il.

Marlene Hale souhaite que cette communauté née en ligne continue à exister au-delà de la pandémie de COVID-19. « Nous sommes là les uns pour les autres. Nous sommes une famille maintenant. »

L’actualité à travers le dialogue.
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