Lorsqu’on est asiatique, il peut être difficile de discuter de santé mentale. De l’incompréhension et des tabous entourent ce sujet. Cependant, le racisme que la communauté a subi tout au long de la pandémie a mis en lumière cet enjeu. La santé mentale des Asiatiques est affectée par diverses réalités, comme l’adoption, l’immigration et l’adaptation à la société d’accueil.
Les ruptures de l’adoption
India Deblois et Kimura Byol sont deux personnes d’origine asiatique qui ont été adoptées. Même s’ils ont grandi sur deux continents différents et ont des décennies d’écart, tous deux ont vécu des situations d’abandon, des conflits intérieurs et un sentiment d’aliénation par rapport à la communauté asiatique.
« J’ai eu beaucoup de difficulté avec l’abandon. Je me demandais souvent pourquoi j’étais en vie », nous confie India Deblois. Adoptée avec sa sœur par une famille blanche de la Beauce, elle ne se sentait pas à sa place et éprouvait de la confusion face à son identité. « Je ne pouvais pas me rattacher à une identité chinoise, car je ne connaissais rien de cette culture », explique l’étudiante. Et c’est un conflit qu’elle vit toujours aujourd’hui. Lorsqu’elle entend ses collègues discuter de leurs traditions asiatiques au restaurant coréen où elle travaille, elle se sent mise à l’écart « On n’est pas assez asiatique pour se faire comprendre des autres Asiatiques, et on n’est pas assez blanc pour les Blancs » , résume-t-elle. Avant de déménager à Montréal, en pleine pandémie, Mme Deblois étudiait à l’Université Laval.
Elle éprouvait des difficultés à l’école, car elle se sentait seule, sans communauté asiatique. C’est cette expérience pénible qui l’a poussée à consulter un psychologue pendant deux ans. « Durant mes consultations, je lui disais que je ne me sentais pas à l’aise, que mes amis ne comprenaient pas mes intérêts, que je n’avais pas de modèle dans la vie », explique-t-elle. La perspective de déménager dans la métropole, où existe une importante communauté asiatique, lui apparaît comme une solution pour combler ce vide. Dès son arrivée, la jeune femme se met à chercher des gens qui lui ressemblent. Elle s’inscrit au programme de langue coréenne et d’études asiatiques à l’Université de Montréal et se trouve un emploi dans un restaurant coréen.
« M’impliquer dans des activités liées aux cultures asiatiques, rencontrer des gens, participer à la marche contre le racisme anti-asiatique – toutes ces choses m’ont aidée à guérir », affirme-t-elle. De son côté, Kimura Byol se sert de son travail artistique comme d’un baume. « Quand je reçois une insulte, je la tourne en art. Travailler artistiquement me permet de me calmer et de déconstruire cette attaque, affirme l’artiste d’un ton confiant. Je me rends compte que ce n’est pas ma faute, mais bien celle des autres et d’une société qui accepte ce genre d’actions négatives. »
Pour en arriver à ce genre de détachement, Kimura a dû faire beaucoup d’efforts. Né en Corée et élevé dans une famille blanche de Belgique dans les années 1970, l’artiste entendait souvent ses propres parents adoptifs lui faire des remarques blessantes. « Ils disaient qu’ils n’étaient pas racistes envers les Asiatiques, mais ils disaient ouvertement qu’ils l’étaient envers d’autres. Ils insultaient les Asiatiques, mais affirmaient que nous ne l’étions pas parce que nous étions adoptés », raconte Kimura. L’artiste vivait avec la pression de devoir adopter les mêmes normes culturelles que ses parents. Kimura était également inquiet quant à son avenir. Durant sa jeunesse, il n’y avait pas beaucoup de modèles asiatiques en Belgique.
À son souvenir, les seuls qu’il y avait se limitaient à « l’actrice du clip de la chanson China Girl de David Bowie et aux images hypersexualisées de femmes asiatiques ». Durant son adolescence, le manque de pouvoir politique des personnes adoptées et le fait d’avoir à dépendre de ses parents l’ont beaucoup indigné. Kimura songea même à s’enlever la vie. « En tant que personne adoptée, je n’avais pas d’adulte asiatique dans mon entourage. La vie adulte était donc un concept tellement abstrait pour moi », rapporte l’artiste. Aujourd’hui, Kimura lutte pour faire entendre la voix des personnes adoptées. Ses créations, qui traitent de ses diverses identités et expériences de vie, ont été exposées partout au Canada ainsi qu’en Europe et en Asie.
L’insécurité de l’immigration
Pour certains, c’est une immigration difficile qui est à l’origine de leur souffrance. Chaque jour, Jin Xing, conseillère hypothécaire chez CIBC, attend patiemment sa résidence permanente. Et chaque soir après une journée sans nouvelles, elle se met au lit, déprimée et incapable de s’endormir. « Tous mes jours sont gris. Voir les membres de mon entourage – mes amis, mes collègues, les gens sur mes réseaux sociaux – en possession du statut me fait énormément mal », confie-t-elle d’une voix nouée. Les choses n’ont pas toujours été aussi sombres.
Il y a cinq ans, Mme Xing et son mari arrivaient de Chine pleins d’espoir. Ce dernier, alors dans la cinquantaine, espérait retourner aux études et changer de vie après une carrière militaire de plus de 20 ans dans l’armée chinoise. Mme Xing, qui revenait d’un séjour de trois ans au Ghana où elle avait travaillé, maîtrisait déjà le français et avait hâte d’entreprendre une nouvelle carrière. Durant deux ans, elle a suivi une formation pour se préparer à son emploi actuel et elle a passé son examen de français haut la main. Les rêves de ce couple se sont rapidement transformés en cauchemars sous la pression du processus d’immigration. Après avoir soumis leur candidature pour la résidence permanente, le couple n’a eu pour toute réponse que le silence du gouvernement canadien. « Nous n’avons rien reçu, pas de lettres, pas de résultats. Nous sommes toujours en attente », désespère-t-elle. Malgré des efforts soutenus, son conjoint n’a toujours pas réussi à obtenir un permis de travail. Le stress de devoir subvenir aux besoins de sa famille avec son unique salaire et l’attente interminable ont eu raison de l’entrain de la conseillère hypothécaire.
« Je ne suis pas motivée, car je n’ai pas l’impression d’avoir un avenir. Chaque fois que j’écoute les nouvelles et que j’entends dire que le gouvernement canadien accueille plus de nouveaux arrivants, je déprime, affirme-t-elle. Je suis ici depuis cinq ans, j’angoisse, je n’obtiens aucun résultat. »Mme Xing s’est heurtée à plusieurs obstacles en essayant d’obtenir de l’aide psychologique. Quand on manque de temps et d’argent, il est extrêmement difficile d’accéder à des soins. Elle s’inquiète aussi pour son mari, qui a également besoin de soins et qui n’a toujours pas sa carte d’assurance maladie. « Moi, je viens de la recevoir, cette année. Avant, je devais payer tous mes soins de santé de ma poche. Trouver un professionnel qui parle mandarin est par ailleurs difficile – mon mari en a de besoin, il ne parle ni le français, ni l’anglais », raconte-t-elle. Il est également difficile d’obtenir un rendez-vous avec un psychologue. Mme Xing attendait depuis plusieurs mois qu’une place se libère, mais a fini par abandonner l’idée.
Ces expériences l’ont rendue extrêmement cynique. Arrivée au Canada avec de grands projets, elle ne sait même plus s’il vaut la peine d’y rester. Elle souhaite que des réformes dans les systèmes d’immigration et de santé soient mises en place. « Je veux que le gouvernement nous indique les délais d’attente précis pour l’obtention du statut ou du permis de travail, réclame-t-elle. Je veux aussi des services de santé mentale adaptés à notre culture et accessibles pour les personnes sans statut. Mais j’ai peu d’espoir que cela arrivera un jour.»
Guérir de ses blessures en communauté
Face aux traumatismes et à l’isolement de plusieurs aînés, isolement qui a été exacerbé par le confinement, la communauté a senti le besoin de se recueillir. Elle s’est réunie le 2 octobre dernier à Montréal pour discuter de santé mentale. On voyait dans la salle l’esprit de camaraderie d’une communauté qui se réunit après une longue année marquée par la pandémie et le racisme anti-asiatique. Au cours de la conférence de presse organisée par la Coalition asiatique pour une relève émancipatrice (CARE), l’organisme a lancé quatre capsules vidéo sur la santé mentale et la communauté asiatique.
Le quotidien de Julie Tran, l’une des trois administratrices du Groupe d’entraide contre le racisme envers les Asiatiques, est ponctué de récits qui racontent la discrimination, les difficultés et les défis que vivent des membres du groupe. « Quand les Asiatiques vivent ces expériences, ils ont tendance à les nier au niveau de la santé mentale. Lorsque les gens ont commencé à partager leurs expériences, plusieurs ont affirmé que c’était la première fois qu’ils ressentaient un sentiment de solidarité. Ça leur permet d’éprouver un allègement sur le plan de la santé mentale », explique-t-elle. Mme Tran croit que la communauté peut servir d’instrument de guérison. « Les jeunes ont commencé à s’asseoir avec leurs parents et leurs grands-parents pour parler de santé mentale et de racisme », rapporte la diplômée en travail social de l’Université d’Ottawa.
« Ça permet aux générations précédentes de comprendre que le militantisme n’est pas dangereux. Souvent, nos parents vivent avec leurs propres traumatismes, et il est difficile pour eux d’aborder ces sujets », dit-elle.Mme Tran souhaite que ces efforts visant à améliorer la santé mentale des membres de la communauté se poursuivent à l’avenir. Elle souligne l’importance de financer les organismes communautaires et le besoin d’avoir une institution pour contrer le racisme anti-asiatique. « Je suis souvent arrivée dans des espaces militants où il n’y avait aucune autre personne asiatique. Dans ces espaces, nous ne sommes que des personnes racisées qui sont amalgamées à d’autres réalités, dit-elle en exprimant sa frustration. Nos réalités sont rendues invisibles.
Il faut une personne asiatique aux tables où se prennent les décisions. »Faire en sorte que les réalités asiatiques soient visibles dans la sphère publique, voilà la mission de Viet Tran. C’est le mandat que ce psychiatre de formation s’est donné en tant que rédacteur en chef de Sticky Rice. Lancé l’an dernier, le magazine traite des réalités des Canadiens d’origine asiatique. « Pouvoir se reconnaître dans les mots, dans les images, dans les créations de la publication peut être réparateur sur le plan de la santé mentale », croit-il, en ajoutant que cela peut aider à poursuivre le processus de guérison et susciter de nouvelles réflexions. Au cours de ses consultations professionnelles, le Dr Tran a remarqué que ses patients asiatiques avaient des expériences de santé mentale distinctes.
« Plus on se sent proche de notre pays asiatique d’origine, plus notre santé mentale dépend de nos relations interpersonnelles », nous apprend-il. Selon lui, dans les sociétés asiatiques plutôt collectivistes, le bien-être d’un individu dépend de son rôle au sein de sa famille ou de ses collègues. « Lorsque les Asiatiques viennent me consulter, ils me parlent de leurs échecs dans leurs rôles de parent, de frère ou de professionnel, rapporte le psychiatre. Mes patients non-asiatiques qui ont des valeurs plus individualistes vont plutôt parler de leurs échecs individuels, comme le fait qu’ils n’aient pas eu l’emploi de leurs rêves. »Le psychiatre voit avec optimisme le nombre grandissant de professionnels de la santé mentale d’origine asiatique qui comprennent les réalités de leur communauté. Il est toutefois conscient du formidable obstacle que constitue la langue. Pour les personnes immigrantes de première génération qui ne parlent que leur langue d’origine, l’accès aux soins est encore très limité.
Le Dr Tran sait aussi que recevoir des services de santé mentale est toujours tabou dans la communauté asiatique. Il propose d’autres options à ceux qui cherchent des solutions de rechange, notamment les centres communautaires culturels et les lieux spirituels. Il cite en exemple la pagode Chùa Quan Âm, que sa famille fréquente. « Ces endroits peuvent être bénéfiques pour se ressourcer. Plusieurs d’entre nous trouvent que les liens communautaires sont une source de soutien et qu’ils ne se retrouvent pas dans les thérapies individuelles », conclut-il.