Louis Salomon, un demandeur d'asile ayant passé par le chemin Roxham raconte son périple, il est toujours hanté par son récit migratoire Illustration: Nia E-K
Migrations
Entre la jungle et le système : la santé mentale des demandeurs d’asile du chemin Roxham
24/3/23
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Tout risquer pour partir en quête d’une vie meilleure – voilà les mots qui sont souvent utilisés pour décrire les histoires des migrants qui parcourent des milliers de kilomètres et empruntent, entre autres, le chemin Roxham pour entrer au Canada. Une fois arrivés en sol canadien, les nouveaux arrivants sont confrontés à des problèmes qui mettent à l’épreuve leur santé physique et matérielle. La santé mentale est rarement évoquée lorsqu’on parle de ces exilés. Tout comme la question du bien-être. Mais comment la traversée irrégulière de nombreux territoires affecte-t-elle la santé mentale des demandeurs d’asile et que propose le système pour les aider ?  La Converse s’est penchée sur la question alors que le chemin Roxham s’apprête à fermer.

Tout risquer pour une vie meilleure

« Je suis un homme marié, père de trois enfants, dont l’un est né au Canada. Je suis venu ici à la recherche d’une vie meilleure », nous dit Louis Salomon. Sa présentation est interrompue par une autre pensée : « Avant le Canada, sur mon chemin, il y a eu des nuits tragiques dont je n’arrive pas à me défaire. » Sa pensée semble dispersée, les souvenirs se bousculent dans son esprit, et il se met à parler de ses expériences. « J’ai passé deux nuits dans la forêt mexicaine. J’ai vu des corps pendus aux arbres, vidés de leurs organes. Il y avait des bêtes sauvages, des jaguars, des pumas et des oiseaux mangeurs de chair », énumère Louis avec précipitation. Benjamin, le diacre en formation qui l’accompagne, est choqué par cette révélation ; il n’en avait aucune idée.

C’est par un chaud vendredi de juillet que les Salomon se lancent dans une épopée des plus périlleuses à travers sept pays en à peine un mois. Ils traversent ainsi la Colombie, le Panama, le Costa Rica, le Nicaragua, le Honduras, le Guatemala et le Mexique. Arrivés non loin de la frontière entre les deux premiers pays, ils parcourent durant cinq jours le bouchon de Darién, l’une des jungles les plus impitoyables et mortelles du monde. Louis fait d’ailleurs à cette occasion une rencontre macabre qui restera gravée dans sa mémoire à jamais. « J’ai découvert un homme gisant sur le sol et j’ai mis mon oreille sur son torse. Il était presque mort, mais son cœur battait encore », explique-t-il. Malgré son épuisement, il soulève cet inconnu et le place sur ses épaules, mais il ne peut le transporter ainsi très longtemps. « Ma femme était enceinte et avait aussi besoin de mon soutien », dit-il. Il raconte s’être retrouvé devant un choix difficile : abandonner l’homme ou risquer la vie de sa propre famille. « J’ai finalement décidé de cacher l’homme derrière un rocher, en espérant qu’il pourrait survivre », rapporte-t-il d’une voix essoufflée. « À peine me suis-je éloigné que des animaux sauvages ont surgi et ont attaqué l’homme encore vivant », confie-t-il, baissant la tête et fuyant notre regard.

Louis poursuit son récit. Il nous confie qu’il n’oubliera jamais la nuit du 14 août 2021. Il est alors au Mexique. Lui et 150 autres migrants haïtiens attendent que l’église Senda De Vida les conduise à Reynosa, une ville frontalière. Sa femme, étant enceinte, a déjà quitté la région avec un autre groupe jugé prioritaire. Vers 1 h du matin, alors que le groupe attend toujours, la police arrive en trombe afin de les déporter. Pris de panique, Louis et neuf autres personnes courent pour se réfugier dans la forêt. Leur frayeur se transforme vite en horreur lorsqu’ils découvrent 12 corps suspendus à des arbres. Témoin d’une violence inouïe, Louis rapporte : « Je n’arrive pas à effacer cette scène de ma mémoire. » Seuls lui et un autre rescapé nommé Jean ont survécu à ce périple, les autres ont fini entre les dents d’animaux sauvages. Encore aujourd’hui, Louis confie que cette expérience le hante.

Sauvé in extremis par des hélicoptères, il retrouve sa femme après deux nuits cauchemardesques. Leur calvaire n’est pourtant pas terminé. Trois mois plus tard, Louis, installé temporairement au Mexique, obtient une lettre humanitaire lui octroyant une consultation psychologique aux États-Unis. Les Salomon arrivent finalement à la frontière du Texas, seulement pour se faire remettre une lettre de déportation dénuée de la moindre considération. Ils passent ensuite un mois chez la grande sœur de Louis aux États-Unis et réussissent à réunir suffisamment d’argent pour effectuer le dernier voyage vers le Canada. Épuisés et traumatisés, Louis et sa femme montent finalement dans un bus en direction de la frontière canadienne, espérant enfin trouver un refuge et une vie meilleure.

La souffrance, une faille systémique

Le stress, ce fléau aux multiples visages, consume chaque jour un peu plus Louis. Tout ce qu’il ressent, que ce soit de la peur ou de la tristesse, il le lie au stress. Il est en proie à des états de transe dont il peine à sortir, et sa femme, désespérée, tente parfois de le ramener à la réalité. « Qui essaies-tu de frapper ? Sais-tu où tu es ? On est à Montréal », raconte-t-il, fouettant sa main en guise de démonstration. Il n’a que des murmures déconnectés à lui offrir comme réponse : « Je ne suis pas ici, pas vraiment », gémit le résidant de Montréal-Nord. Même son amour pour sa femme est étouffé par cet ennemi invisible qui le ronge de l’intérieur. Trop accablé par le stress, il ne parvient plus à lui montrer d’affection. « Chaque bruit fort, chaque cri de ma petite fille, ses pleurs ou ses joies, font battre mon cœur à tout rompre et provoquent des sueurs froides », confie ce père de famille avec amertume.

Arrivés au Canada, les Salomon sont confrontés à une nouvelle et dure réalité. Les premiers Canadiens qu’ils rencontrent sont des employés de la Gendarmerie royale du Canada. Louis affirme que, lors de ce premier échange, il a ressenti chez eux un froid aussi glacial que celui de l’hiver qui les a accueillis. Ce n’est pourtant rien en comparaison de l’isolement et de la détresse qu’il a éprouvés une fois la frontière franchie. « Je me sens complètement perdu ici. Je ne sais pas vers qui me tourner… Je me suis présenté deux fois au PRAIDA (Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile). La première fois, on m’a donné une carte de transport et une maigre allocation de 50 $. La deuxième fois, on m’a dit d’attendre l’aide sociale, mais ma fille avait besoin de lait. Je suis rentré chez moi les mains vides. J’étais tellement stressé, je n’arrivais plus à dormir », déplore l’homme de 47 ans, abandonné à son sort.

En décembre dernier, l’anxiété lui a coûté son emploi à l’agence Efficacité. « J’étais en train de travailler et je ne pouvais pas m’empêcher de penser à mes enfants en Haïti, en particulier à mon plus jeune fils qui avait besoin d’argent pour payer ses frais scolaires », confie-t-il, désespéré. Alors qu’il ruminait, une douleur intense s’est emparée de lui. Il réalisa alors qu’un clou s’était logé dans son pouce. L’ambulance, l’hôpital, puis finalement l’arrêt de travail : tout cela à cause de l’angoisse qui l’avait débordé. « Quand je suis seul, les pensées envahissent mon esprit, et le stress me submerge », ajoute-t-il en décrivant son anxiété. Son contrat de travail devait prendre fin une semaine plus tard, mais son accident a prématurément mis un terme à son emploi. Depuis, Louis Salomon est sans emploi. Cette situation dure depuis des mois.

Ce qui alimente son angoisse, c’est le manque de ressources et d’informations. « La police, la paperasse, les délais : tout est nouveau pour moi. Je me sens plus seul que jamais, confronté à un système qui me paraît hostile et incompréhensible. J’ai dû faire face à une audience le mois passé, car je n’ai pas pu fournir mon Récit de demandeur d’asile (RDA) à temps. Le juge aurait pu me dire que j’étais accepté ou refusé au Canada et je n’aurais rien compris », déclare-t-il, chamboulé.

Au même moment, il ne pouvait s’empêcher de se questionner : « Pourquoi tant de stress ? Pourquoi tant d’angoisse ? Ne savent-ils pas que nous sommes déjà vulnérables ? Je veux seulement vivre dans la légalité. » En regardant son ami Benjamin, Louis ajoute : « Au Canada, je n’ai trouvé que Frantz André pour m’aider. C’est lui qui m’a aidé à remplir les documents nécessaires pour mon RDA. C’est aussi grâce à lui que j’ai connu Benjamin Ntouo-Ngouoni, qui m’a conduit aujourd’hui et a acheté du lait pour ma fille hier. »

Cette désinformation a induit Louis en erreur plus d’une fois. Ainsi, il a renoncé il y a peu de temps à son droit à l’aide sociale par peur de s’endetter, malgré le fait qu’il n’arrive pas à se trouver du travail. « J’aime travailler, j’aime gagner ma vie et subvenir aux besoins de ma famille. J’ai fait le tour de neuf agences de placement la semaine passée, et on m’a dit qu’il allait y avoir du travail en mars, mais non, il n’y a rien. Mes compatriotes haïtiens m’ont averti que, si je n’arrêtais pas de prendre l’aide sociale, je serais endetté. Je ne sais plus quoi faire, je ne sais pas comment nourrir ma famille », nous explique le demandeur d’asile.

La déconnexion, l’angoisse, le manque d’attention et l’incapacité à dormir ne sont que les symptômes d’un mal plus profond. Sa souffrance est la conséquence d’un système qui peine à servir les demandeurs d’asile. Louis sort d’ailleurs trois cartes de son portefeuille : deux résidences (une du Chili et l’autre du Brésil), puis affirme que « la troisième carte est une carte d’accès médical – au Brésil tout le monde a le droit à la santé ».

Pour un homme qui a d’énormes responsabilités, Louis admet vouloir avoir accès à un psychologue. « Je pense que ça pourrait nous aider, moi et ma femme », conclut-il.

« Le Canada ne lui a pas ouvert la porte d’entrée, et donc qu’il est passé par la fenêtre»

Travailleur social depuis plus d’une décennie, Vincent Richard a occupé plusieurs postes au sein du PRAIDA ces six dernières années. « On a tendance à minimiser ce qu’est le chemin Roxham, à croire que ce sont des gens qui arrivent en taxi et qui traversent la frontière avec toute une installation pour les accueillir », affirme le chef d’équipe d’hébergement.

Le caractère irrégulier du passage par le chemin Roxham a une grande incidence sur la santé mentale des personnes qui l’ont traversé. « La plupart des personnes qui empruntent ce chemin sont obligées de faire un long périple à travers les Amériques, en passant par une dizaine, voire une quinzaine de frontières avant d’arriver au Canada », s’exclame-t-il. Pour les Salomon, par exemple, le voyage a été particulièrement difficile, avec 13 pays traversés. Il explique que ces personnes qui traversent la frontière canado-américaine par les États-Unis ne peuvent pas se présenter à un poste frontalier en bonne et due forme en raison de l’Entente des tiers pays sûrs. « Un demandeur d’asile m’a déjà dit que le Canada ne lui a pas ouvert la porte d’entrée, et donc qu’il est passé par la fenêtre. Arriver au Canada par cette voie coûte très cher financièrement, physiquement et psychiquement », ajoute M. Richard.

Une fois au pays, ces personnes sont arrêtées et parfois mises en détention pour des vérifications supplémentaires. « Cela ne crée pas une situation bienveillante, mais provoque une angoisse dès le premier contact », poursuit le travailleur social, qui a déjà travaillé à l’accueil des demandeurs d’asile. « Malgré toutes les explications que nous leur donnons, beaucoup se considèrent toujours comme des personnes illégales. »

Pour M. Richard, il est important de comprendre que chaque demandeur d’asile a un vécu unique et que les enjeux sont différents d’une personne à une autre. Il constate cependant que nombre d’entre eux souffrent de dépression, d’anxiété et d’un syndrome de stress post-traumatique. « Ils sont souvent dans un état de survie pendant une période prolongée, et une fois qu’ils sont en sécurité au Canada, leurs mécanismes de défense s’effondrent et leurs traumatismes refont surface », explique-t-il avec empathie.

« Naviguer dans un nouveau système n’est facile pour personne, encore moins pour les personnes qui ont été déplacées de force pour des questions de sécurité », rappelle l’intervenant. Il rapporte avoir été témoin de l’inquiétude, de la crainte et de la honte des nouveaux arrivants face à leur statut. Et chez ceux qui ont dû laisser des proches derrière eux, la culpabilité et le deuil peuvent se muer en pensées suicidaires.

« Le système n’offre pas des possibilités égales »

« Le système n’offre pas des possibilités égales. Par exemple, les demandeurs d’asile ne sont pas financés pour les cours de francisation comparativement aux résidents permanents.Cela fait en sorte que plusieurs doivent faire un sacrifice : un emploi ou la communication. Les conséquences de leur choix, quel qu’il soit, sont visibles sur leur intégration », ajoute Vincent Richard. Selon le travailleur social, le manque d’informations justes et précises aggrave le sentiment de déracinement et l’impression de confusion. « il y a de la désinformation au sein des communautés ethnoculturelles et une incompréhension du processus de la demande d’asile. Le processus n’est pas simple à comprendre même pour les intervenants dans le milieu.   Cela découle d’une faille systémique d’accessibilité et génère des situations de précarité qui ont des répercussions sur leur mental et nuisent à leur intégration dans la société d’accueil », explique-t-il.

Toujours à propos des inégalités du système évoquées précédemment, il élabore : « Il y a de nombreux préposés aux bénéficiaires d’origine haïtienne qui ont été ou qui sont des demandeurs d’asile. Ils prennent soin de nos personnes âgées et occupent des postes essentiels que d’autres refusent d’occuper. Malgré leur contribution, ils souvent sous-estimés et perçus comme des personnes qui profitent du système par la population générale ignorante de la réalité des personnes en demande d’asile. Ils sont  réduits à des statistiques et à des dollars,oubliant l’humain derrière chaque histoire de demande d’asile. . En réalité, bien qu’ils aient accès à l’aide sociale, ils essaient de s’en défaire le plus rapidement possible.Ils ne sont pas fiers de vivre d’un chèque de paie à l’autre en étant à peine capables de joindre les deux bouts.Ils veulent travailler et intégrer le marcher de l’emploi pour contibruer à la société d’accueil », rappelle-t-il.

Ces représentations affectent leur intégration dans la société, car « il faut aussi reconnaître qu’il y a un problème de racisme systémique. Par exemple, la discrimination dans l’accès au logement. Il est plus facile pour un Vincent que pour un Mamadou d’avoir un appartement » dénonce le Québécois.

Un processus anxiogène

Garine Papazian-Zohrabian, la directrice scientifique de l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur les familles réfugiées et demandeuses d’asile, souligne que la réalité des réfugiés et celle des demandeurs d’asile au Canada sont très différentes. Les réfugiés sont sélectionnés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés dans des pays limitrophes prédéterminés, puis ils obtiennent automatiquement la résidence permanente une fois arrivés à l’aéroport. « Cela leur permet de vivre dans de meilleures conditions au Canada », explique-t-elle.

Pour ce qui est des demandeurs d’asile, leur arrivée au Canada n’est que le début d’un long processus anxiogène. « Il y a tout d’abord l’angoisse d’entrer d’une manière irrégulière (par exemple, par le chemin Roxham) et l’absence d’accueil chaleureux. Ensuite, ils doivent prouver qu’il y a un réel danger de mort pour eux dans leur pays d’origine », explique-t-elle. La chercheuse déclare que la première réponse du gouvernement fédéral à une demande d’asile devrait survenir dans les trois mois qui suivent la demande initiale. « Actuellement, le système est tellement surchargé que les demandeurs attendent parfois jusqu’à 15 mois avant d’obtenir une première réponse, ce qui génère chez eux de l’incertitude, car les dossiers peuvent être refusés et les personnes déportées », ajoute Mme Papazian-Zohrabian.

Le manque de stabilité que confère un statut permanent dicte la vie des demandeurs d’asile. « Il y a beaucoup de précarité liée à ce statut. Ces personnes n’ont pas accès aux mêmes services de soins. Seuls les enfants de moins de 18 ans ont droit à la scolarisation gratuite. L’attente pour l’obtention d’un permis de travail est trop longue. L’accès aux services de garde est inexistant, ce qui limite leurs possibilités d’emploi. Tout cela détériore leurs conditions de vie […] Cela entraîne des problèmes de santé mentale, notamment de l’anxiété, chez les personnes qui demandent l’asile », poursuit la chercheuse.

Par ailleurs, l’environnement dans lequel les demandeurs d’asile évoluent joue un rôle prépondérant dans leur rétablissement psychologique et dans leur intégration au sein de la société d’accueil. Mme Papazian-Zohrabian, qui occupe également un poste de professeure en psychopédagogie à l’Université de Montréal, souligne que les décisions politiques peuvent fortement influer sur l’atmosphère qui les entoure. « L’article 15 de la loi 96 adoptée par l’assemblée nationale , qui concerne tous les immigrants, interdit l’usage d’une langue autre que le français six mois après leur arrivée. Il représente un enjeu majeur pour les personnes en situation de précarité financière, qui ne peuvent se permettre des interprètes. Cette situation engendre des problèmes d’accessibilité aux informations, aux services juridiques et aux soins. »

Malgré tout, la psychologue affirme qu’elle ne porte pas un regard accablé sur la santé mentale des demandeurs d’asile. Elle insiste : « Oui, leur santé mentale peut se rétablir, tout va dépendre des conditions de leur vie post-migratoire, de l’accueil et des services d’intégration reçus.» Elle rappelle que « ces personnes ont déjà survécu à de nombreuses situations difficiles avant d’arriver ici et qu’elles ont autant de zones de force que de vulnérabilité ». « Lorsque nous parlons de traumatismes, nous parlons également de survie, de créativité. Les demandeurs d’asile trouvent des moyens de s’adapter, développent des stratégies pour se relever et poursuivre leur chemin. Cette capacité à s’adapter leur est utile pour s’intégrer à la société d’accueil », affirme-t-elle.

Un « processus curatif »

L’un des moyens de soutenir ce processus de rétablissement est de créer des espaces créatifs qui permettent aux gens de symboliser et d’exprimer leurs expériences, leurs traumatismes, sans l’aspect langagier – ce que Garine Papazian-Zohrabian qualifie de « processus curatif ».

De la peinture, des crayons, des feuilles de papier et des livres de coloriage s’étalent sur la table du Centre de réfugiés (CDR) à la Ruche artistique. Avec des citoyens, de nouveaux arrivants et du personnel, le processus créatif commence.

Miguel, un demandeur d’asile qui sort d’une séance avec le département juridique, prend des crayons de couleur et un dossier vide et se lance dans une mission ambitieuse pour transformer le beige en un arc-en-ciel. « Autour de cette table, tant de personnes sont assises, et personne ne parle la même langue. Mais nous continuons à dessiner, à colorier, à nous exprimer. En nous montrant nos créations les uns aux autres, nous tissons des liens. Nous surmontons la barrière des mots et nous entretenons une conversation visuelle », explique Jude Ibrahim, la coordinatrice du bien-être, tandis que Miguel demande de la peinture noire en espagnol.

Les réfugiés et les demandeurs d’asile sont confrontés à une nouvelle réalité accablante. Cela place les services de santé et de bien-être hors de portée. « J’ai souvent constaté que les gens ne parlent de leur état mental que lorsque celui-ci pèse sur toutes leurs fonctions quotidiennes et qu’ils ne parviennent plus, par exemple, à dormir ou qu’ils font des cauchemars ou ont une anxiété incessante ainsi que des pensées dépressives et suicidaires », révèle la coordinatrice. « Au début, ils doivent se préoccuper de trop de choses : la procédure judiciaire, la recherche d’un logement, la recherche d’un emploi. La santé mentale n’a pas d’importance à ce moment-là, car ils sont trop occupés par leur survie au sens le plus primaire du terme », clarifie-t-elle.

De nombreux bénéficiaires comme Miguel ont été dirigés vers la Ruche artistique par le département d’assistance juridique, l’un des services les plus prisés. La coordinatrice du bien-être, consciente de l’importance de répondre aux besoins divers des réfugiés et des demandeurs d’asile, souligne l’impérieuse nécessité d’une approche transculturelle. « La culture est comme une paire de lunettes : elle détermine la façon dont nous percevons les symptômes, les émotions et la santé mentale. La manière dont nous ressentons ces émotions peut également varier d’une langue à une autre. C’est pourquoi il est crucial d’aborder la santé mentale avec une humilité culturelle », explique Mme Ibrahim avec passion. Elle évoque la différence entre être compétent culturellement et être culturellement humble. « Plutôt que d’imposer des étiquettes ou des diagnostics, il est essentiel de donner aux personnes les moyens de définir leurs propres expériences et de leur fournir un soutien ainsi que des ressources adaptées. En fin de compte, elles sont les expertes de leur propre vie, et il est de notre devoir d’écouter et d’aider d’une manière qui soit respectueuse de leur culture. »

Elle souligne aussi qu’un accès adéquat à de l’information est essentiel pour dissiper les sentiments de confusion et de désespoir que de nombreux réfugiés et demandeurs d’asile peuvent éprouver. Le CDR offre des ateliers de groupe, lesquels permettent de mieux comprendre l’assurance médicale, par exemple, ou portent sur des services individuels afin de rencontrer gratuitement un assistant social. D’autres ateliers abordent les questions les plus fréquemment posées par les demandeurs d’asile. Dans le cadre de son travail, Mme Ibrahim structure les programmes de manière à « promouvoir la continuité, l’autonomisation et la dignité humaine inhérente à chaque individu, des éléments souvent mis à mal tout au long du processus de migration, en particulier pour les demandeurs d’asile ».

La Ruche artistique touche à sa fin, et toutes les places autour de la table sont maintenant occupées. Des demandeurs d’asile, des réfugiés et des citoyens se sont joints à la communauté de la Ruche, certains y sont simplement passés, alors que d’autres attendent les ateliers et les rendez-vous. Miguel, lui, gratte la peinture noire séchée avec sa clé, révélant des fissures colorées sous un ciel assombri. Il contemple fièrement sa création, symbole de son espoir et de ses convictions : d’un côté, « Dieu est amour », de l’autre, « Canada » et « Venezuela ». Pendant ce temps, Louis Salomon sillonne la ville en quête d’un emploi et d’une aide psychologique, cherchant à atténuer son désarroi.

Entre-temps, le chemin Roxham sera fermé ce vendredi à minuit. De nombreuses personnes comme Louis et Miguel traversent actuellement les jungles et les frontières en espérant atteindre un lieu sûr. Bien que cette mesure puisse permettre de réduire les migrations irrégulières, plusieurs experts craignent qu’elle n’oblige en fait les migrants à emprunter des itinéraires encore plus périlleux, ce qui mettrait encore davantage leur vie en danger.

L’actualité à travers le dialogue.
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