La mort de Mireille Ndjomouo, le 7 mars dernier, a secoué la province entière. Son décès est survenu deux jours après qu’elle eut publié une vidéo où elle dénonçait le traitement qu’elle recevait à l’hôpital Charles-Lemoyne, à Longueuil. L’affaire fait toujours l’objet d’une enquête. Dernièrement, plusieurs patients autochtones se sont plaints de mauvais traitements reçus. À peine six mois après la mort de Joyce Echaquan, survenue à l’hôpital de Saint-Charles-Borromée, à Joliette, cet événement réveille des douleurs. Alors qu’on ne sait toujours pas ce qui s’est passé lors de l’hospitalisation de Mme Ndjomouo, ce drame a lancé une conversation sur le racisme en milieu hospitalier.
Une hospitalisation qui vire au cauchemar
L’histoire de Mireille Ndjomouo, comme celle de Joyce Echaquan, a eu un effet coup de poing sur Ismaëlle Rose. Cette dernière revit le douloureux souvenir d’une importante opération qu’elle a subie en juin dernier à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. « Il a fallu que je me remette non seulement de l’opération, mais aussi de la violence que j’ai vécue », dit-elle à propos de son hospitalisation. À sa convalescence de deux mois s’est ajouté un choc post-traumatique, qui a contraint la femme de 43 ans à interrompre ses études. « Je ne sais pas comment ni pourquoi je suis vivante ! » s’exclame-t-elle en évoquant son hospitalisation. Ismaëlle n’en était pas à sa première procédure pour un problème de santé récurrent. Cette intervention allait pourtant été bien différente des précédentes. La jeune femme raconte qu’à son réveil, elle est frappée par une douleur insoutenable. On l’aurait laissée dans cet état une journée entière avant de la soulager avec un médicament épidural. Une infirmière vérifie son état de santé plus tard. Elle lui aurait dit : « Te rappelles-tu de moi ? J’étais à côté de toi toute la journée après ton opération, j’ai dû me battre pour qu’on traite la douleur. À la fin, tu agonisais », rapporte Ismaëlle, qui reste profondément traumatisée.
La patiente a été à la charge de plusieurs soignants durant les six jours où elle est demeurée à l’hôpital. Elle considère que plusieurs d’entre eux ont bien pris soin d’elle. Ismaëlle témoigne également de plusieurs autres incidents et problèmes qui l’auraient affligée durant son hospitalisation : sonnette défectueuse qu’on refuse de vérifier, malnutrition, réaction allergique qui n’est pas prise au sérieux, médication administrée de façon irrégulière. Chaque fois, elle aurait tenté d’en faire état afin de rectifier la situation. « Je me suis fait traiter de façon horrible, on m’a insultée, on m’a dit que c’était dans la tête », dit-elle de certains membres du personnel hospitalier. Avant qu’elle n’obtienne son congé, un membre du personnel infirmier tente de la culpabiliser. « On m’a dit que personne n’aimait aller dans ma chambre, que les médecins de moi parlaient entre eux, que j’étais une patiente difficile » cite-t-elle. J’étais pourtant extrêmement affaiblie pendant la majorité de mon séjour. » Ismaëlle se demande ce qui a bien pu pousser certains des membres du personnel hospitalier à se conduire de cette façon. « J’ai l’impression que la misogynie est en cause, et je n’exclus pas le racisme », avance-t-elle. Comme la pandémie faisait rage, la jeune femme n’a pu être accompagnée pendant son séjour à l’hôpital. « Il n’y a eu aucun témoin ou proche ; ça peut jouer dans les comportements », croit-elle. C’est la première fois qu’elle raconte cette histoire. « On sait que personne ne va nous croire, qu’on va dire qu’on exagère », regrette-t-elle. « C’est récent qu’on entende parler de ce genre de chose. »
Entre tabous et stéréotypes
« On entend beaucoup ce type d’histoire dans les communautés racisées », affirme Ariane Métellus, consultante périnatale. « Quand on vit du racisme, on le sait, on le sent. Mais comment l’expliquer à quelqu’un ? On a eu vent de ces incidents, car ils ont été filmés, poursuit-elle. Qu’en est-il lorsque ce n’est pas le cas ? »
La spécialiste en périnatalité voit de façon positive le fait que de plus en plus de gens choisissent de témoigner de leur expérience. « Il y a un tabou. Avant, on ne parlait pas des gens qui subissent des violences et du racisme dans le milieu médical », observe Mme Métellus. Dans le cadre de sa profession, elle mène des recherches, offre de la formation et se penche sur les procédures entreprises dans le milieu hospitalier. C’est sa propre expérience qui l’a poussée à lancer sa pratique, d’abord en tant qu’accompagnante à la naissance. Un premier accouchement lui a laissé un goût amer. « Un médecin m’a dit : “Vous les femmes noires, vous avez un petit bassin, donc souvent ça se termine en césarienne” », raconte-t-elle.
Ariane Métellus évoque d’autres croyances sans fondement qui perdurent, dont plusieurs autres professionnels rencontrés dans le cadre de ce reportage confirment l’existence. Il y a ce qu’on appelle le « syndrome méditerranéen », un stéréotype raciste suivant lequel les personnes arabes, noires ou racisées exagèrent leurs symptômes et leur douleur. La prise en charge et les traitements peuvent s’en trouver grandement affectés. La spécialiste fait également état de théories erronées voulant que les personnes noires ressentent moins la douleur. Elle-même, tout comme Ismaëlle, considère que cette idée reçue a pu jouer dans le traitement qu’elle a reçu lors de son hospitalisation. « Le système de santé a été créé sur des bases racistes. Par exemple, le père de la gynécologie moderne a pratiqué et expérimenté sur des esclaves noirs. Il y a des choses qui se perpétuent », nous apprend la consultante périnatale. Elle croit que les préjugés et le racisme n’épargnent pas les professionnels de la santé, qui prêtent pourtant serment pour pratiquer. « Il y a des individus qui, dans leur vie de tous les jours, sont racistes, et ces individus travaillent dans ce système », affirme Mme Métellus. Elle explique que le racisme peut également être systémique, c’est-à-dire que la structure et les pratiques peuvent faire en sorte que certaines personnes reçoivent un traitement inadéquat.
Des cas non chiffrés
Selon la consultante en santé sexuelle et reproductive, il est encore plus difficile d’aborder le sujet et de plaider une cause sans pouvoir s’appuyer sur des chiffres. En attendant, il faut se fier à la situation aux États-Unis ou en Europe pour émettre des hypothèses sur les expériences vécues par certains groupes de la population. « Ce n’est pas parce que ça n’existe pas ou que ce sont des cas isolés », dit-elle au sujet des traitements différentiels. Elle cite comme exemple les États-Unis, où, selon les Centers for Disease Control and Prevention, les femmes noires sont 243 % plus à risque de mourir de causes liées à la grossesse ou à l’accouchement que les femmes blanches. Il s’agit d’une des plus grandes disparités sur le plan de la santé. Il n’existe toujours pas de données à ce sujet au Québec, mais plusieurs chercheurs indépendants se penchent actuellement sur la question. « Si ça se passe là-bas, chez nos voisins, pourquoi le Québec et le Canada en seraient-ils exempts ? » demande la consultante périnatale. « Le problème pourra être réglé quand on en parlera sérieusement, qu’on donnera la parole aux gens qui subissent des violences et qu’on les croira », déclare-t-elle.
La discrimination derrière le sarrau
Des patients traités différemment, la Dre Alexandra Bastiani, cardiologue d’intervention, en observe régulièrement. « J’ai vu des situations où les gens passent des commentaires, commettent des micro-agressions ou ont certains comportements », relate la spécialiste. En tant que femme noire, elle dit être sensible à ce genre de conduite et ajoute avoir déjà reçu des remarques désobligeantes de la part de patients, mais également de collègues. La cardiologue demeure tout de même prudente, soulignant au passage le travail exténuant qu’accomplit quotidiennement le personnel hospitalier. « Je ne veux pas fermer les yeux sur ce qui se passe », dit-elle au sujet de ce type d’incidents, qu’elle juge être du racisme systémique. « On a des connaissances, mais on doit être en mesure d’avoir des réponses adéquates », croit-elle. « Ce n’est pas un problème de connaissances, mais de perception », poursuit la médecin, avant d’ajouter qu’une personne noire a moins de chance de sortir d’un l’hôpital à la suite d’une crise cardiaque qu’une personne blanche. La Dre Bastiani souhaiterait qu’une formation sur le racisme en milieu hospitalier soit intégrée dans le curriculum des étudiants en médecine.
La justice sociale comme soin
Le Dr Samir Shaheen-Hussain, urgentologue pédiatrique, observe les effets des injustices sociales sur la santé des patients. Il en fait état dans son dernier livre, Plus aucun enfant autochtone arraché – Pour en finir avec le colonialisme médical canadien. Le pédiatre y expose le racisme systémique et son incidence sur la prestation des soins au Québec et au Canada. Il estime que la culture dans laquelle le système de santé évolue est fortement influencée par les idées de suprématie blanche et de patriarcat. « Les injustices ne surgissent pas de nulle part. Elles sont créées par les gens et par les systèmes dans lesquels nous vivons. »Le médecin appuie la pratique de la sécurisation culturelle, une approche qui, selon lui, peut changer les choses dans le système de santé. « Ce concept apprend aux praticiens et aux prestataires de soins de santé à comprendre les dynamiques de pouvoir inhérentes aux soins de santé et à les inverser, à reconnaître la dignité de la personne qu’ils traitent, ainsi que son histoire, son contexte social et politique », explique le Dr Shaheen-Hussain, qui est également professeur adjoint à la Faculté de médecine de l’Université McGill. Il est d’avis que, si les professionnels de la santé comprennent mieux le rôle de l’histoire et les dynamiques de pouvoir, il y a un espoir que cette prise de conscience puisse avoir une influence sur le type de soins qu’ils fournissent. « Si cette initiative est correctement mise en œuvre, les bénéfices seront ressentis par tout le monde. Les leçons tirées pourraient être applicables à toutes sortes de personnes : les communautés autochtones, noires, de migrants, LGBTQ+, et plus encore. »