Un vendredi soir de février, une rencontre sur la couverture de la guerre à Gaza a lieu avec des jeunes à Saint-Michel. Le sujet : « Comment vous sentez-vous face à la guerre à Gaza ? ». Parmi les mots qui reviennent le plus, c’est la frustration et l’impuissance qui caractérisent les sentiments des jeunes présents ce jour-là.
Aujourd’hui, ces jeunes veulent se faire entendre par le gouvernement et demandent aux politiciens de rendre des comptes. Ce qui les dérange, c’est « leur hypocrisie ».
Alors que le bilan actuel dépasse l’imposante barre des 30 000 décès, la tension est à son comble au collège de Maisonneuve. La Converse est allée à la rencontre de quelques jeunes qui fréquentent l’établissement scolaire afin de mieux comprendre leurs préoccupations.
Frustrée et déçue
Le mardi midi, au collège de Maisonneuve, c’est la pause commune. C’est un moment où personne n’a de cours, ce qui permet à tous de se rassembler et d’avoir un moment libre en commun pour diverses activités parascolaires ou simplement pour dîner entre amis. En se promenant dans les couloirs, on aperçoit plusieurs élèves qui se promènent, cahiers en mains et keffiyehs (un foulard palestinien) sur la tête ou au cou.
Nesrine, étudiante au collège depuis un an, profite de cette pause pour passer rapidement à l’entracte, l’un des multiples locaux mis à disposition des élèves. À l’entracte, on jase, on mange, on débat, on révise ou on ne fait que passer, comme Nesrine.
« J’étudie au programme de “justice et société” du collège, débute-t-elle. J’aimerais un jour devenir psychologue pour aider les enfants victimes de traumatisme de guerre, en Palestine, par exemple. » C’est comme ça que Nesrine se présente de prime abord.
La cause palestinienne lui tient à cœur. « Je m’implique depuis longtemps, mais surtout depuis octobre. Je sors manifester, je boycotte les compagnies pro-israéliennes et j’en parle constamment sur internet. Mais à part ça, je ne peux pas faire grand-chose », déplore l’étudiante de 19 ans.
Ce que Nesrine ressent depuis quelques mois, c’est de la frustration : « On est un pays qui prône la paix et la liberté. Ça a pris beaucoup trop de temps à notre gouvernement pour demander un cessez-le-feu », estime-t-elle.
« Si je vais là-bas, je risque de mourir en une journée », déclare t-elle. Incertaine, elle ne cesse de se demander de quelle façon elle pourrait s’impliquer pour aider ceux qu’elle considère comme ses « propres frères et sœurs » au Proche-Orient.
Ce qui frustre également l’étudiante d’origine algérienne, c’est d’abord la notion de représentation qui est censée être au cœur de la démocratie dans laquelle elle vit. « Mes parents sont venus ici pour une vie meilleure, une politique plus transparente. Ça ne me fait pas du tout plaisir d'avoir un gouvernement qui ne représente pas les idées et les valeurs de la paix », s’exclame-t-elle.
Malgré cette insatisfaction, elle estime tout de même qu’elle est chanceuse de vivre à Montréal.
Elle affirme qu’« il y a beaucoup d’avantages à être Canadien et Québécois. [On] est extrêmement libre. C’est un pays qui donne beaucoup de droits et libertés individuels contrairement à d’autres pays. En gros, c’est un mélange d’émotions que je ressens. »
Si Nesrine en veut aux politiciens, en revanche, elle ne se sent pas du tout trahie par la société civile qui l’entoure. « La plupart des gens ordinaires semblent avoir une connaissance sur le sujet et prônent, tout comme moi, l’humanité. Au collège, tout le monde est solidaire de la cause palestinienne. Les quelques professeurs qui en parlent dans les cours nous écoutent et nous parlent », souligne-t-elle avec un certain soulagement.
Triste et en colère
Alors que Nesrine achève de partager son expérience avec nous, la porte du bureau de l’Entracte s’ouvre brusquement. Une jeune femme, portant fièrement son keffiyeh par dessus son foulard, s’installe sur l’une des chaises vides du local.
« J’ai entendu que vous parliez de la situation à Gaza. J’aimerais parler en tant qu’étudiante au collège, mais aussi en tant que Montréalaise », nous souffle alors la jeune femme. Elle est accompagnée de deux garçons, aussi étudiants au collège et qui souhaitent participer au témoignage.
Cette jeune fille s’appelle Marwa. Lunettes sur le nez et multitude de colliers autour du cou, elle est âgée de 19 ans et étudie en sciences humaines. Contrairement à Nesrine, qui parle avec une voix toute douce, elle semble en colère, sa voix porte, elle est dure.
Elle commence d’ailleurs son témoignage avec aplomb : « Rien n’a changé en octobre pour moi. Je suis au courant des injustices qui se passent à Gaza et sur tout le territoire palestinien depuis très jeune, dit-elle. J’ai toujours été intéressée par ce sujet. J’en ai fait l’objet de mes travaux de recherche et de mes exposés au primaire et au secondaire », explique-t-elle.
Questionnée sur la situation, Marwa est furieuse. « Non seulement la guerre m’attriste et m’horrifie, mais la réaction de nos élus me met hors de moi. Je ne comprends pas comment, malgré toutes les manifestations massives partout au pays qui demandent un cessez-le-feu, ça a pris tant de temps pour l’accepter au niveau des dirigeants », s’indigne-t-elle.
Marwa souhaite que les Montréalais, les Québécois et les Canadiens en général sortent du silence et prennent la parole. « Je veux que les gens, surtout les jeunes, réalisent l’impact qu’ils peuvent avoir s’ils sortent de leur zone de confort. Je prends l’exemple du mois dernier où moi, je suis sortie avec une vingtaine d’autres filles de mon âge, jusqu’à l’hôtel de ville de Montréal pour confronter un élu municipal. »
« Le mois dernier, je suis allée au Conseil d’agglomération de Montréal. C’est un Conseil qui réunit tous les élus de l’Île de Montréal. J’y suis allée pour questionner le maire d’Hampstead, Jeremy Levi, qui ne cesse de partager son soutien à Israël sur tous ses réseaux sociaux. Je voulais lui demander, face-à-face, pourquoi il ne demande pas un cessez-le-feu au lieu d’argumenter sur les réseaux sociaux et de nier le massacre en cours à Gaza », raconte-t-elle.
Le maire de Hampstead a refusé de répondre aux questions de la jeune Montréalaise. Ce silence ajoute de la colère au sentiment d’impuissance de la jeune femme. « Ça me frustre encore plus, ça me met en colère. Les élus sont supposés rendre des comptes aux citoyens, surtout lorsqu’il y a des milliers de morts en cause », nous confie Marwa.
La Converse a tenté de rejoindre Jeremy Levi sur cet enjeu. Il n’a toujours pas répondu à nos questions au moment d’écrire ces lignes.
Par ailleurs, questionné sur la frustration exprimée par ces élèves, le cabinet de la ministre des Relations internationales du Québec, Martine Biron, a indiqué que, malgré le temps d’attente, « notre gouvernement a fait adopter une motion à l’unanimité réclamant un cessez-le-feu à Gaza et en Israël le 30 janvier dernier, dans la foulée de la résolution du 22 décembre du Conseil de sécurité de l’ONU. » Le cabinet de la ministre a également appelé « au calme et au respect en sachant que ce conflit génère beaucoup d’inquiétudes. »
« Il ne faut pas oublier l’historique du collège »
Presque dix ans après les incidents des jeunes étudiants du collège qui sont partis rejoindre les rangs de l’État islamique en Syrie, des professeurs s’inquiètent. Ils craignent de faire face à une situation similaire en particulier pour les élèves qui estiment que leur frustration et l’injustice ressenties ne se font pas suffisamment entendre.
Jean-Félix Chénier est professeur de politique au collège depuis 2008. Avant d’enseigner à Maisonneuve, il a exercé sa profession au collège Jean-de-Brébeuf, situé dans l’arrondissement Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce. Expert en politique du Moyen-Orient, il est allé en Israël et en territoires palestiniens par le passé.
En se rendant à son bureau, dans le département des sciences sociales, on passe toujours devant les mêmes affiches sur les murs des corridors qui demandent une Palestine libre.
« Tu sais, commence-t-il en marchant, la session passée, je donnais un cours d’introduction à la politique. Le seul moment de la session où j’ai senti que les étudiants aimaient mon cours, c’était lorsque le Hamas a lancé son attaque sur Israël. J’ai mis mon programme sur pause et j’ai fait un crash course sur le sujet le temps d’une séance. Les élèves étaient tellement intéressés qu'on n'a même pas pris de pause », raconte-t-il.
En entrant dans le bureau du professeur, la première chose qui saute aux yeux, c’est la bibliothèque remplie de livres derrière son ordinateur. Parmi les ouvrages qu’on voit en premier, il y a des essais sur l’identité juive et arabe.
Dans ses cours, monsieur Chénier souligne l’inquiétude de ses élèves. Beaucoup se sentent indignés. « Quand le gouvernement du Québec refuse de réclamer un cessez-le-feu, ou quand il associe “demander la paix à Gaza” à “être sympathisant avec les terroristes du Hamas”, c’est sûr que ceux qui prennent la cause à cœur se sentent trahis », déclare-t-il.
Ce qui est important à ses yeux, c’est le caractère identitaire de ces jeunes à qui il parle tous les jours. « Dans un établissement où une bonne partie des élèves provient du monde arabo-musulman, il y a un risque qu’ils se sentent délaissés par la société dans laquelle ils vivent », poursuit-il.
« À Maisonneuve, ce n’est pas anodin », dit-il. « Il ne faut pas oublier l’historique du collège. En 2015, il y a une raison pour laquelle des étudiants se sont envolés en Syrie rejoindre les rangs de l’État islamique. Tout ça partait à la base d’une frustration que l’on n’a pas prise au sérieux », raconte-t-il.
Sa plus grande crainte, c’est que des élèves canalisent mal la colère qu’ils ont en eux. « Ce sentiment d'injustice-là pourrait les amener à se radicaliser sur le plan politique ou religieux ou à devenir raciste à l'égard des Juifs en général, alors qu'il y a plein de Juifs en Israël ou ailleurs qui sont très critiques de l'État d'Israël et des politiques menées par ce dernier », ajoute-t-il.
Il estime qu’un contexte comme celui-ci flirte avec celui d’il y a neuf ans. « Il y a un risque de dérapage idéologique. Je trouve que les intervenants de corridors ici font d’ailleurs un travail extraordinaire avec les jeunes, mais après mon expérience en 2015, je ne nie pas reconnaître certaines ressemblances contextuelles. »
Permettre aux élèves d’exprimer leur colère
Des témoignages comme ceux de Nesrine et de Marwa, « il y en a plein », affirme Jean-Félix Chénier. Et s’il réside une crainte chez certains professeurs et employés du collège, d’autres, comme lui, sont plus optimistes.
« On essaye de favoriser des débouchés de canalisation positive pour les étudiants. On veut que cette colère et ce sentiment d’impuissance se traduisent par l’implication et la prise de parole de la communauté ici. Certains le font déjà très bien, estime-t-il, sourire aux lèvres, mais on veut élargir ces options. »
Parmi celles-ci, l’expert en politique estime qu’il serait bénéfique d’offrir l’opportunité à ceux et celles qui le veulent de prendre la parole, en plus d’augmenter l’accessibilité des élèves à des associations étudiantes ou encore d’encourager les jeunes à entrer en contact avec leurs élus.
« On veut créer un sentiment de solidarité avec les gens ici. Je veux que les jeunes ne se sentent pas isolés dans leurs convictions ». Il déclare même : « Quand François Legault se prononce contre une résolution sur un cessez-le-feu immédiat, je ne me sens pas dignement représenté non plus. »
Au-delà de ces opportunités, l’enseignant rappelle qu’il existe aussi des liens forts entre la communauté étudiante et les enseignants du collège sur la question des droits humains en Palestine. « Il faut démontrer aux étudiants qu’il est possible d’avoir un discours nuancé et critique à l'égard du gouvernement d'Israël. L’institution du collège de Maisonneuve, par le truchement de l'association étudiante ou du syndicat des profs, peut adopter des résolutions qui critiquent les politiques de l'État d'Israël. »
« Ça, ça peut mettre un peu de baume sur le sentiment d'injustice que ressentent beaucoup d’élèves ici », conclut-il sur une note optimiste.