La Converse vous présente « La sagesse du hood », une série qui donne la parole à des piliers qui incarnent la mémoire vivante des différents quartiers de Montréal. Premier portrait, celui de deux sœurs jumelles Ginette et Gisèle Allen, nées en Haïti il y a 67 ans. Elles consacrent aujourd’hui leur existence à faciliter et à embellir celle de leurs voisins.
Quartier Saint-Michel, aux abords du boulevard Crémazie. Le long de la 1re Avenue, les automobiles défilent et la ville se fait entendre au rythme des journées encore douces de septembre. Dans le paysage asphalté du coin, un bâtiment qui pourrait passer pour une école primaire se détache sur l’horizon. À l’intérieur, une ribambelle d’organismes communautaires bien implantés dans le voisinage.
Au rez-de-chaussée, le Carrefour populaire de Saint-Michel, où des personnes au visage chaleureux s’affairent à distribuer de l’aide alimentaire, du matériel scolaire et d’autres réconforts. À l’étage du dessus se trouvent les bureaux d’Entraide Bénévole Kouzin Kouzin’. C’est là que La Converse retrouve Ginette et Gisèle le temps d’un après-midi.
Kouzin Kouzin’ : le terrain de jeu des sœurs Allen
« J’ai une philosophie : “Mon ennemi, c’est le temps. Mon allié, c’est le temps” », déclare d’emblée Ginette. C’est cette attitude qui lui permet de ne pas trop s’en faire et de garder les pieds sur terre et la tête haute pour mener à bien la mission de son organisation. Kouzin Kouzin’ soutient les familles et les jeunes enfants du quartier Saint-Michel grâce à son service d’aide aux devoirs, son camp de jour estival à prix abordable ainsi que des sorties socioculturelles.
Kouzin Kouzin’ a été fondé il y a trois décennies afin de jumeler des adolescents et des enfants issus de la communauté haïtienne avec des mentors. Rapidement, toutefois, l’organisme étend ses services à toute la population de Saint-Michel, sans égard à l’origine. L’époque est marquée par la délinquance et la violence, qui défraient la chronique et sèment l’inquiétude dans les familles du quartier. Novatrice, l’approche de Kouzin Kouzin’ misant sur le jumelage permet à plusieurs cohortes de jeunes Michelois de garder le cap sur la réussite. En 2018, Ginette prend le relais de la fondatrice de l’organisme, bien décidée à perpétuer son œuvre. En manque de personnel, elle sollicite sa sœur Gisèle, qui ne se fait pas prier pour devenir bénévole.
Cela fait maintenant six ans que ce duo quasi fusionnel, qui nous reçoit dans des tenues presque assorties, tient l’organisme à bout de bras. Ginette, le pilier de Kouzin Kouzin’, est une femme polyvalente qui veille à tout. Entretien ménager, accompagnement des enfants pour l’aide aux devoirs, conseils aux adultes en difficulté, rédaction de documents administratifs laborieux – tout y passe. À écouter Ginette, on comprend vite que l’organisme fait beaucoup, mais que les moyens pour recruter la relève sont limités. « Des fois, Gisèle vient me donner un coup de main. Elle est venue m’aider cet été avec le camp de jour quand un jeune employé de 16 ans m’a lâchée en cours de route. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec les enfants ? On n’avait pas le choix, c’est Gisèle qui était encore là avec un autre bénévole », explique-t-elle. De l’autre côté de la table, Gisèle garde le silence, mais opine de la tête, dans un mouvement de complicité évidente avec sa jumelle.
Nées à Port-au-Prince, en Haïti, Ginette et Gisèle ont 18 ans lorsqu’elles débarquent au Québec avec leur père et leurs trois frère et sœurs pour retrouver leur mère, déjà établie tout près d’ici, sur la rue L.-O.-David. « On s’est tout de suite installés chez elle. On vivait tous dans un 3 1/2. Ma mère couchait sur le sofa avec mon père », raconte Gisèle.
Le sens de l’entraide, hérité du pays natal, va faire oublier l’exiguïté du logement et les maigres revenus que leur maman perçoit en travaillant dans une manufacture de textile de la rue Chabanel. C’est d’ailleurs dans le textile, sur cette même rue, que Gisèle et Ginette vont occuper leur premier emploi, deux mois après leur arrivée.
Au terme de cette première rencontre avec le monde du travail québécois, Ginette et Gisèle décident de retourner sur les bancs de l’école. Entre-temps, elles sont elles-mêmes devenues mamans. Là encore, l’entraide familiale est capitale. Jeannine, leur mère, s’occupe de ses petits-enfants pendant que les jumelles étudient pour devenir secrétaires. « J’étais belle, rayonnante, je voulais être à l’accueil, recevoir et orienter les gens, (…) J’avais un drôle de rêve, finalement, hein ! » se souvient Ginette. Gisèle suit le même parcours avec la même ferveur.
Toutefois, l’une comme l’autre vont vite déchanter après leurs études, lorsqu’elles seront confrontées au racisme. « En 1986, j’ai été employée au ministère de l’Éducation, mais c’était toujours pour des petits contrats, tsé, des contrats pour une femme noire, là », lance Giselle. Ginette acquiesce et enchaîne : « À l’époque, on ne voulait pas de petits Noirs dans les bureaux ; le contexte, c’était ça, et puis voilà. On vous embauchait, mais c’était pour trois ou quatre semaines, pas plus. Après, on trouvait toujours une raison pour vous expulser », se rappelle-t-elle.
Le temps passe, et l’expérience finit par leur forger une carapace. Réputées dans le quartier pour leur côté bagarreur et leur caractère fort, les jumelles Allen n’ont ni froid aux yeux, ni la langue dans leur poche. « Nous autres, on ne se laisse pas faire », affirme Gisèle, qui dit attendre de pied ferme quiconque voudrait la prendre par surprise dans son domicile. Même son de cloche chez Ginette. « On est comme des guêpes, nous. Tu as intérêt à ne pas venir dans notre niche », dit-elle, les yeux pleins de malice et l’index levé.
Quand on lui demande d’où vient leur combativité, le visage de Ginette s’éclaire : « Notre arrière-grand-père, Richard Allen, est un Afro-Américain qui s’est affranchi et qui est célèbre pour sa lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage. Il est le premier Noir à avoir fondé une église épiscopale évangélique pour les communautés afrodescendantes aux États-Unis. ll a aussi aidé plusieurs marrons (fugitifs en quête de liberté, NDLR) à s’établir en Haïti. Il a beaucoup fait pour les droits des Noirs. La solidarité, le combat, c’est dans notre ADN familial ! »
Cet héritage anime Ginette et Gisèle, qui ne résistent pas à l’appel leur enjoignant de servir la collectivité. Les jumelles s’adaptent et font carrière dans différents domaines, de l’administration au commerce de détail, en passant par les hôpitaux et les centres pour aînés de Montréal. C’est fortes de ces expériences qu’elles font aujourd’hui vivre et avancer Kouzin Kouzin’.
Le quartier (mal-)aimé des jumelles Allen
À tout moment de la journée, Ginette est sollicitée par des résidents du quartier. Ces derniers savent qu’ils peuvent toujours compter sur elle, même si cela outrepasse parfois les compétences de l’organisme. Lors de notre passage dans les bureaux de Kouzin Kouzin’, certains résidents étaient là pour récupérer une lettre qui devait débloquer une demande d’allocation familiale, d’autres pour un document qui appuierait leurs démarches de résidence permanente pour motifs humanitaires, ou pour s’enquérir de la date de reprise de l’aide aux devoirs. « La plupart de ceux et celles qui passent ici sont de nouveaux arrivants, des immigrants, parmi lesquels beaucoup de femmes monoparentales, souvent des travailleuses précaires », précise la directrice de Kouzin Kouzin’.
Membre du conseil d’administration de Kouzin Kouzin’, impliqué corps et âme dans la vie micheloise, Alexandre Boucher Bonneau parle avec enthousiasme de Ginette, avec qui il échange souvent, et de sa sœur Gisèle. Il se souvient les avoir croisées au Carrefour populaire, mais également dans les fêtes de quartier, lors de rassemblements à la Maison d’Haïti ou pendant les célébrations de la fête de la Saint-Jean.
« Il y a beaucoup d’Allen à Saint-Michel ; ils sont très présents dans la communauté. Cette famille d’origine haïtienne est établie dans le quartier depuis près de 40 ou 50 ans. Ça fait plus longtemps que moi et ma famille qu’elles vivent ici », note Alexandre. « Saint-Michel en arrache, depuis longtemps. On est beaucoup à se mobiliser, à travailler pour améliorer la situation, mais on reste un quartier oublié, retranché. On ne se le cachera pas, Saint-Michel est l’un des quartiers les plus défavorisés de Montréal et du Québec », poursuit-il au sujet du quartier qui l’a vu naître. Pour lui, l’immensité de la tâche ne doit pas diminuer l’importance de la persistance des sœurs Allen à changer les choses.
D’une certaine façon, l’amour que vouent Ginette et Gisèle à leur quartier se traduit aussi par une forme de loyauté : pour rien au monde elles n’en partiraient. « C’est un lieu significatif pour nous, c’est tout ce qu’on a toujours connu. (…) Je ne pourrais pas être mieux ailleurs, même si d’autres prétendent le contraire », affirme Gisèle. Les deux sœurs prennent un air grave avant de poursuivre : « Beaucoup d’Haïtiens ont quitté Saint-Michel. Ils sont allés à Laval, à Repentigny acheter des maisons, car ils ne veulent plus rien savoir de Saint-Michel », déclare Ginette. « Ils partent parce que, souvent, ils ont de jeunes enfants, et ils savent qu’il y a de la délinquance à Saint-Michel », commence Gisèle. « C’est sûr qu’il y en a, pourtant le problème a été transposé ailleurs. Alors, ils s’en vont à Longueuil, et puis voilà », ajoute Ginette.
Son visage se durcit quelque peu alors qu’elle poursuit : « La vérité, c’est que Saint-Michel a été trop médiatisé. Toute la couverture dont il a fait l’objet répétait que c’était un mauvais quartier. Je trouve qu’il y a là une exagération. On a aussi beaucoup montré du doigt les jeunes, en particulier les jeunes Noirs. Pourtant, ça ne reste toujours bien que des jeunes qui se regroupent, non ? Si c’était un groupe de jeunes Blancs, on n’en ferait pas de cas, personne n’appellerait la police », fait valoir la directrice, visiblement énervée.
Les jumelles estiment que, malgré son image ternie, Saint-Michel n’a rien d’un endroit dangereux. Au contraire, c’est là qu’elles peuvent échanger entre voisins, prendre part à la vie de quartier et éviter l’isolement – un autre fléau qui menace les plus vulnérables des Michelois.
Si elles conviennent toutes deux que le patrimoine bâti de Saint-Michel a bien changé au fil des ans, Ginette et Gisèle regrettent toutefois qu’avec le virage technologique, plusieurs services se dématérialisent et deviennent moins accessibles, notamment pour les personnes âgées. « Au niveau du numérique, il y a des services qui ne répondent pas aux besoins des laissés-pour-compte. Les femmes ou les hommes d’un âge certain, ceux qui ont 80, 79 ans, tu leur demandes d’aller prendre un rendez-vous en ligne. Tous les rendez-vous de santé se prennent maintenant à l’ordinateur. [Beaucoup de personnes âgées] ne sont pas habiles avec ça ! » rappelle Gisèle. Absence de littératie numérique, manque d’accès à des équipements adéquats et à une connexion Internet – les deux sœurs insistent sur le fait que le quartier est marqué par une véritable fracture numérique.
Intarissable sur les enjeux complexes qui se posent et s’imposent dans le quartier, Gisèle s’adoucit lorsqu’elle évoque ses concitoyens. « Quand tu sors, que tu rencontres vraiment les gens, que tu prends le temps de leur parler, ils se mettent à te raconter leurs problèmes. Tu les entends, tu les écoutes, mais tu te sens parfois impuissant », confie-t-elle.
La liste des griefs qui collent au quartier ne doit cependant pas occulter les belles histoires qui s’y déroulent. « Nos propres enfants et plein d’autres jeunes se préoccupent du quartier et s’y engagent tous les jours. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a ici que des voyous. La réussite (...) existe aussi à Saint-Michel », dit Ginette. Elle récuse les clichés et explique qu’elle se distingue de sa jumelle par son pragmatisme.
Dans cette génération montante qui se mobilise, Ginette voit l’avenir et le salut de Saint-Michel. « Aujourd’hui, le quartier est plus métissé que jamais. À Kouzin Kouzin’, on reçoit des jeunes Haïtiens, mais aussi de jeunes Maghrébins, de jeunes Latinos, de jeunes Sri Lankais. Ces jeunes vivent et grandissent ensemble. Et ça me réconforte beaucoup, ça me donne énormément d’espoir. »
La retraite, Ginette n’y pense jamais. Elle se prend à rêver de devenir enseignante de français au cégep, elle qui sait encore débiter d’un trait les fables et les pièces de théâtre qu’elle a apprises enfant. Gisèle, elle, a pris la sienne, mais consacre encore beaucoup de temps à épauler sa sœur et Kouzin Kouzin’. « On se tient occupées. Il y a toujours quelque chose à faire, à gérer, à régler. C’est ça, notre vie ; et notre vie, on l’aime », affirme avec force Gisèle.