Les communautés musulmanes et juives de Montréal vivent les représailles de la guerre en Israël-Palestine. Illustration: Nia E-K
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Guerre ISRAÉLO-PALESTINIENNE :LES COMMUNAUTÉS MUSULMANES ET JUIVES DU CANADA CRAIGNENT POUR LEUR SÉCURITÉ
21/10/23
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Alors que l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre dernier sur Israël a remis au cœur des préoccupations mondiales la situation au Moyen-Orient, le sentiment d’insécurité des communautés musulmanes et juives est omniprésent au Québec. Du Petit Maghreb à Côte-Saint-Luc, la crainte des répercussions du conflit est palpable.

Il est vendredi après-midi sur l’avenue Bernard, en plein quartier Outremont. Habituellement, les rues grouillent de monde qui s’attelle avec effervescence aux derniers préparatifs de la cérémonie hebdomadaire du sabbat, qui commence au moment du coucher du soleil. 

Mais cette semaine, les rues de ce quartier, connu notamment pour son importante communauté juive, sont désertes. 

L’effervescence qui règne le vendredi dans ses rues verdoyantes agrémentées de belles bâtisses et arpentées par de nombreux enfants de la communauté juive a laissé place à un climat d’inquiétude. 

Les voitures familiales qu’utilisent d’ordinaire les familles juives pour se déplacer avec leurs enfants ont été remplacées par des véhicules de patrouille de la police et des services de sécurité communautaires juifs. Cette semaine, le sabbat ne sera pas comme d’habitude.

« De l’inquiétude et de l’anxiété »

Marchant discrètement vers chez elle, Isabelle, une femme juive, se confie et avoue avoir ressenti une différence dans la perception des gens à son égard, que ce soit dans la rue ou à son travail. 

S’apprêtant elle-même à célébrer le sabbat, elle constate avec un ton grave que l’ambiance de son quartier n’est pas la même que d’habitude. « Il n’y a personne dans les rues ; habituellement, il y a des gens dans les rues, raconte avec désarroi Isabelle. C’est sûr qu’on fait attention. »

Mère de deux filles qui étudient à l’université et qui craignent pour leur sécurité, Isabelle reconnaît leur avoir demandé le matin même de rester à la maison pour la journée et de cacher leurs signes religieux en public. 

« Aujourd’hui, on leur a dit de rester à la maison et d’éviter d’aller au centre-ville, car il y a des manifestations, explique-t-elle. Mes filles sont à la maison, et je leur ai dit de ne pas sortir pour rien. C’est de l’inquiétude et de l’anxiété pour moi. »

Bien qu’elle ait constaté une augmentation de la présence policière aux abords des écoles et des lieux de culte, elle n’est pas pour autant rassurée et confie ne pas savoir à quel moment ses filles pourront retourner étudier sur les bancs de l’école. 

Se préparer au pire

À quelques kilomètres de là, la ville de Côte-Saint-Luc, où réside aussi une importante partie de la communauté juive montréalaise, n’a pas échappé à ce vent d’inquiétude qui s’est mis à souffler sur ses larges ruelles bordées d’immenses maisons aux pelouses resplendissantes. 

Le parc Mitchell Brownstein est désert, les rues sont vides, et la présence de deux agents de sécurité montant la garde à l’entrée de l’Académie Hébraïque témoigne de l’atmosphère pesante qui y règne. 

Restée à la maison, Mélissa Perez, une femme juive, ouvre timidement la grande porte d’entrée de sa demeure. Elle aussi a préféré garder ses enfants à la maison pendant quelques jours, par crainte que quelque chose ne leur arrive à l’école. Elle-même ne s’est pas rendue à l’école primaire juive où elle enseigne. Elle explique d’ailleurs avoir maintenant « très peur » de s’y rendre. 

Cette mère de trois enfants confie prendre la situation « un jour à la fois », tant la situation au Moyen-Orient est imprévisible. Et le climat à l’école reste très pesant. 

« On se prépare tous les jours au cas où il y aurait un lockdown, explique avec désarroi Mélissa. On explique à nos enfants de trois et quatre ans ce qui se passe si tu es aux toilettes – qu’il faut monter sur le bol de toilette pour ne pas qu’on voie tes pieds... Ça fait peur d’apprendre ça à nos enfants ! »

Elle raconte même qu’on enseigne désormais aux très jeunes enfants comment « faire la tortue » si une personne menaçante fait intrusion dans l’établissement.

Une fois à la maison, Mélissa et son mari n’évoquent que brièvement les actualités pour éviter d’inquiéter davantage leurs enfants. « Je leur dis juste de faire attention, de ne pas ouvrir la porte à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, et de ne pas parler à quelqu’un dans la rue, dit-elle. C’est sûr qu’il y a un degré d’anxiété qui n’était pas là auparavant. » 

Son fils de six ans, qui marche habituellement pour se rendre à l’école avec sa kippa sur la tête, est désormais escorté en voiture par son père. Par ailleurs, inquiète pour leur sécurité, Mélissa a demandé à ses enfants de rester à la maison au lieu d’aller à la synagogue en fin de semaine dernière pour célébrer cette fois un sabbat pas comme les autres. 

La crainte de sortir de chez soi

Il est 15 h 30 rue Jean-Talon Est, à quelques minutes de la prière. Les rues et les terrasses des cafés sont bondées. Ici, la présence policière ne se fait pas sentir. Pourtant, la communauté musulmane a elle aussi son lot d’inquiétudes et de peurs face aux actes haineux qui pourraient être commis contre elle. 

Avec le récent meurtre d’un enfant palestinien aux États-Unis et le douloureux souvenir de l’attentat contre la grande mosquée de Québec en 2017 qui persiste, plusieurs personnes de confession musulmane ont modifié leur quotidien pour se protéger au maximum des actes haineux. 

Dans son magasin de vêtements du Petit Maghreb, coloré par une grande variété de qamis et de djellabas, Sarah craint que sa sécurité ne se dégrade avec le déroulement de la guerre. « On voit que je suis musulmane et j’ai toujours cette crainte de sortir de chez moi et de me faire attaquer parce que je porte le voile et le niqab, dit-elle. J’évite de trop sortir et j’essaye de me déplacer en voiture. » 

Sarah n’a heureusement pas subi d’agression depuis le 7 octobre, mais face à l’aggravation de la situation au Moyen-Orient, elle avoue être plus vigilante, comme le lui ont conseillé ses proches. « Ça peut arriver à tout moment, par exemple quand je prends le métro ; je ne me mets jamais trop près du bord, je me recule, car on peut se faire pousser à tout moment, explique-t-elle. On est tous humains, mais on dirait que nous, on est quelque chose d’autre. » 

La vendeuse confie ne pas voir « beaucoup de police » dans le quartier, à l’exception des agents de la Ville de Montréal pour le stationnement. 

Sur le point de s’engouffrer dans la station de métro Saint-Michel, Nour, qui porte le hijab, explique ressentir les « regards croches » à son égard depuis le 7 octobre dernier. Dernièrement, une de ses amies s’est même fait agresser verbalement par un homme dans le métro parce qu’elle portait simplement un drapeau palestinien. 

« Chaque fois que je vais au centre-ville, mon père me dit : “Fais attention, tu ne sais jamais ce que les gens peuvent te faire, les gens peuvent t’attaquer.” » 

Épuisée d’avoir à se justifier 

Portant un hijab et arborant un keffieh sur les épaules, Amel Kassem, une jeune Palestinienne de 26 ans née à Gaza, s’est rendue au travail les yeux pleins de larmes. Le lendemain, elle nous confie au téléphone être fatiguée d’avoir à se justifier constamment pour la situation au Moyen-Orient. Elle accuse les médias de masse d’être à l’origine de l’adversité que connaît la communauté musulmane depuis le 7 octobre dernier.

« Je me suis toujours sentie chez moi ici – je suis citoyenne canadienne –, mais là avec ce que les médias de masse propagent sans cesse, je dois toujours me justifier, toujours expliquer pourquoi les Palestiniens ne sont pas des terroristes, et c’est ça qui m’épuise dans le fond », dit-elle. 

« Depuis les derniers événements, il y a des gens que je connais qui me demandent si je condamne tel ou tel acte, et je trouve ça décevant que certaines personnes refusent d’entendre autre chose que ce qui est dit par les médias de masse, ajoute-t-elle. Elle souligne toutefois qu’elle reçoit de nombreux messages de soutien venant de Canadiens et de Québécois, ce qui lui fait « chaud au cœur ». 

« C’est très difficile à gérer, surtout de devoir toujours se justifier ! Je trouve ça épuisant, déplore Amel. Des fois, je perds espoir, et ça ne me tente plus de me justifier. Mais après, je me dis que je dois le faire pour mon peuple, car je suis sa voix aussi. »

Dans un tel climat d’insécurité, ses parents lui ont demandé de ne plus porter son keffieh, alors qu’elle l’arbore depuis une dizaine d’années. Elle déclare que les comportements haineux ne parviendront pas à lui faire retirer ce vêtement de ses épaules.

« Parfois, il y a un sentiment de peur qui m’habite, mais je ne porte pas mon keffieh pour provoquer qui que ce soit, je le porte en solidarité avec le peuple palestinien – ça fait une dizaine d’années que je le porte et je continuerai à le porter tant que mon peuple se fera coloniser.» 

Comme Sarah, Amel avoue se tenir désormais « proche du mur » lorsqu’elle attend le métro. Et pour cause, peu de temps après l’attentat contre la mosquée de Québec, la jeune femme avait été poussée volontairement dans les escaliers du métro. Ayant déjà été insultée dans la rue à plusieurs reprises, elle explique être de plus en plus méfiante, surtout lorsque quelqu’un l’accoste de manière spontanée.

« Des fois, je ne me retourne pas [quand on m’interpelle dans la rue], parce que j’ai déjà reçu des insultes du style : “Tu es une pro-terroriste, tu es une antisémite.” C’est arrivé six ou sept fois depuis le 7 octobre que je me fasse dire que je suis une terroriste et que c’est une honte que je soutienne des terroristes. »

Amel dit pleurer « au moins une vingtaine de fois par jour ». Elle ajoute qu’elle et ses proches ont perdu la sérénité qu’ils avaient avant. 

Augmentation des actes haineux au Canada 

Le 19 octobre, la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, Amira Elghawaby, a expliqué que l’on craint actuellement une « résurgence de l’islamophobie qui a des échos troublants du passé ». 

Elle évoque le traumatisme causé par la stigmatisation qu’ont vécue les communautés musulmanes au Canada à la suite des attentats du 11 septembre 2001. « Les communautés musulmanes me mentionnent que nous ne pouvons pas laisser le conflit israélo-palestinien rouvrir un chapitre aussi douloureux, déclare-t-elle. Le souvenir de cette période sombre est ravivé aujourd’hui. »

De son côté, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) déclare suivre avec « beaucoup d’intérêt » les événements qui se déroulent au Moyen-Orient et invite la population à être vigilante. « Bien [que le conflit] soit éloigné de nous géographiquement, nous sommes conscients de son impact sur le sentiment de sécurité de la population, et particulièrement des communautés impliquées dans ledit conflit », ajoute le SPVM. 

En date du 18 octobre, le SPVM avait recensé 11 méfaits à caractère haineux commis contre des membres de la communauté arabo-musulmane, et 25 contre des membres de la communauté juive, depuis le 7 octobre. 

Selon le vice-président et avocat du Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA), Richard Marceau, le nombre de crimes à caractère haineux contre des personnes juives est en hausse au Canada. Le CIJA redoute une forte augmentation des actes antisémites, comme cela a été le cas dans le passé lorsque les tensions ont été ravivées dans la guerre israélo-palestinienne.

« Ce qui se passe au Proche-Orient, à mon avis, va empirer avant de s’améliorer ; et ça risque d’avoir des conséquences ici, explique M. Marceau. La crainte existe absolument au sein de la communauté juive. » 

De son côté, le responsable du développement communautaire pour le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) au Québec, Yasser Lahlou, constate une augmentation fulgurante et « dramatique » du nombre d’incidents antimusulmans. Le nombre des méfaits de cette nature rapportés au CNMC aurait bondi de 1 300 % depuis le 7 octobre ! Chaque jour, le CNMC reçoit environ huit appels pour des signalements, contre un par jour auparavant.

« La communauté musulmane a peur, se pose beaucoup de questions et pense à des choses qui se sont déroulées dans le passé, résume M. Lahlou. Il y a absolument le passé qui porte son poids, et les blessures sont encore présentes. »

L’actualité à travers le dialogue.
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