Ernest Edmond, le fondateur des Ballons intensifs Photo: Melissa Haouari
Hood Heroes
Hood Heroes - épisode 6 : Ernest Edmond ou comment le sport favorise l’engagement des jeunes
14/4/23
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Le samedi matin dans un certain coin de Pointe-aux-Trembles, on peut entendre le bruit des jeunes qui courent dans l’un des gymnases du quartier. Il s’agit des entraînements de basket-ball donnés par l’équipe de l’organisme à but non lucratif Les Ballons Intensifs (LBI), qui propose un camp d’entraînement de basket aux jeunes dans différents quartiers de Montréal. La particularité de ce service ? Il est entièrement gratuit.

L’instigateur de ce projet est Ernest Edmond. Arrivé d’Haïti à l’âge de six ans, l’entraîneur et fondateur de LBI a vécu toute sa vie dans l’est de Montréal, plus précisément à Pointe-aux-Trembles. Jeune joueur de basket-ball plein d’ambition, il retrouve un jour sur son parcours de rêve des obstacles inattendus. Dans l’espoir de créer des liens entre la jeunesse et la communauté, il voit dans le sport une manière brillante de s’engager et de redonner aux jeunes, tout en les faisant participer activement à la société.

La naissance du projet

Tout débute en 2008. Âgé d’à peine 18 ans, Ernest prépare alors son départ pour la Floride. Il s’y rend dans l’espoir de se joindre à une équipe de basket-ball universitaire. « Lors des examens de sélection, j’ai reçu un diagnostic d’arythmie cardiaque, raconte-t-il, pensif. Je n’ai donc pas pu continuer à m’entraîner pour intégrer les rangs d’une équipe. » À son retour au Québec, le jeune sportif apprend une autre mauvaise nouvelle. « On m’a annoncé la mort de mon cousin en revenant des États-Unis, explique-t-il. Comme moi, il est issu de l’immigration et a grandi dans l’est de Montréal, mais il s’est adonné à des activités criminelles qui ont conduit à sa mort… » Le décès de son cousin, dont il était très proche, a bouleversé Ernest. « Cette année-là était censée être un tremplin pour moi. Finalement, ç’a été l’inverse »

L’été suivant, Ernest s’est rapproché de son cousin qui avait perdu son frère quelque temps auparavant « Jimmy avait 16 ans et il voulait intégrer une équipe de basket juvénile à l’automne. Il m’a demandé de l’entraîner pendant l’été, continue-t-il. Alors, tous les jours durant l’été, on s’est rendus au parc à 6 h du matin. On s’entraînait durant trois ou quatre heures, puis j’allais travailler. Après deux semaines, les amis de Jimmy, avec qui il passait le reste de ses journées, ont remarqué une progression, dit-il en évoquant l’amélioration de son cousin au basket-ball. L’un des amis de Jimmy nous a rejoints ; il voulait s’entraîner avec nous et voir des progrès. Ç’a continué jusqu’à la fin de l’été. » Cette année n’a été que le début, puisque grâce au bouche-à-oreille, plusieurs jeunes se sont joints à Ernest et Jimmy. « Je mettais de mon temps dans ces entraînements, car je me voyais dans ces jeunes-là. »

« J’ai remarqué que les jeunes aimaient ça ; ils étaient nombreux à venir », raconte-t-il. Il explique qu’après quelque temps, il s’est retrouvé avec une vingtaine de jeunes sous son aile. « La popularité de l’entraînement de basket auprès des jeunes m’a frappé. Ils étaient là tous les jours à 6 h tapantes. Ils voulaient travailler fort, se remémore-t-il. Ils avaient des besoins à combler, des demandes liées à ce qu’ils vivaient, parce qu’ils ne pouvaient pas tous intégrer des équipes payantes. » Ayant la volonté de répondre à ce besoin d’accès au sport chez les jeunes, Ernest enchaîne : « À la fin de l’été 2013, je me suis assis avec eux. Je leur ai demandé : “Qu’est-ce que vous voulez concrètement ?” » Les commentaires tournaient tous autour de la même demande : ils voulaient qu’Ernest continue à offrir des entraînements de qualité, et ce, gratuitement.

Quelques années plus tard, le désir des jeunes s’est réalisé et continue encore à se développer. Ernest a joué un rôle crucial en répondant à la demande de la communauté : il a fondé en 2013 Les Ballons Intensifs, un camp d’été gratuit offrant des entraînements de basket-ball de qualité à tous ceux et celles qui sont prêts à fournir des efforts. S’inspirant de son expérience personnelle, Ernest donne de son temps aux jeunes et s’engage auprès d’eux. « Quelque part, à travers le temps que je leur consacre, je vois ça comme la récompense de leur motivation et de leurs efforts. »

Le basket-ball comme modèle d’engagement citoyen

Ses années d’expérience en tant qu’entraîneur auprès des jeunes des quartiers ont permis à Ernest de mieux comprendre ce que les nouvelles générations vivent. « J’ai grandi dans l’est de Montréal, dans un quartier un peu oublié et délaissé, mais j’ai eu un parcours différent. Je faisais du basket, mais aussi du théâtre. J’étais très impliqué dans mon conseil d’école et j’étais dans un programme enrichi. D’autres jeunes ont eu des parcours plus atypiques, plus difficiles, j’en suis conscient », expose-t-il. C’est néanmoins l’une des raisons pour lesquelles il souhaite rendre accessible un sport de qualité au plus grand nombre de jeunes, peu importe l’expérience qu’ils vivent.

Avec le temps, ceux qu’il prend sous son aile sont de plus en plus nombreux. « Au fur et à mesure, les jeunes m’ont fait part de leurs préoccupations, de leurs problèmes. Il y a des notions de participation citoyenne qui se sont développées, dans le sens où ils posaient des questions : “Pourquoi, nous, on ne change pas nos filets de basket-ball ? Pourquoi on n’a pas de fontaine d’eau qui fonctionne dans nos parcs ?” », rapporte-t-il. Plus ses élèves évoluent sur le plan sportif, plus ils prennent conscience des problèmes qui les entourent. « Les jeunes remarquent des préoccupations. Ils n’avaient pas la possibilité auparavant de s’impliquer activement dans la communauté ; la plupart d’entre eux étaient issus de milieux différents, défavorisés. Il y avait des barrières linguistiques, des barrières financières qui les empêchaient de participer », continue-t-il. Pour l’entraîneur, l’absence de possibilités d’engagement est problématique. Il est donc primordial de créer ces moyens d’implication.

« On va devenir un modèle d’engagement, et on va faire un shift pour que ça tourne en engagement jeunesse. On va utiliser le sport pour amener les jeunes à être plus engagés dans leur milieu. » Ce sont les paroles que prononçait Ernest en 2013, alors qu’il souhaitait encourager les jeunes de son quartier à se donner pour leur communauté. Pour lui, ce souhait est encore plus pertinent aujourd’hui, dans un contexte où les jeunes sont plus que jamais déconnectés de certains enjeux et où il y existe des problématiques uniques dans certains quartiers plus défavorisés.

Lorsqu’on le questionne sur l’implication des jeunes, le coach originaire de Pointe-aux-Trembles explique vouloir développer l’engagement des jeunes de diverses manières. Se fondant sur son expérience, il voit l’engagement à différents niveaux. « On a voulu, mon équipe et moi, décortiquer notre approche. Approcher l’engagement en plusieurs étapes, comme on le fait avec le sport », explique le fondateur des Ballons Intensifs. Il ajoute que, calqué sur un modèle sportif, l’engagement peut se faire tant sur le plan personnel que professionnel et que, par le biais du basket, « les jeunes peuvent contribuer à redorer l’image du sport et du milieu dans lequel ils le pratiquent. »

Être sensible aux réalités de la communauté

« L’une des principales demandes des jeunes, c’est d’avoir des activités gratuites, parce que leurs parents ne peuvent pas tous payer pour eux », déclare Ernest. Étant lui-même issu d’un quartier délaissé et ayant fait face à des défis personnels, le coach explique que la gratuité est un élément clé de l’accessibilité au sport pour les jeunes, en particulier dans les quartiers défavorisés.

Et s’il insiste sur la question de la gratuité, cela ne signifie pas pour autant que la qualité du service offert devrait être moindre. Pour Ernest, « il ne faut pas que gratuité et accessibilité riment avec cheap et de mauvaise qualité ». Il est ferme : « Je ne veux pas que les gens associent l’implication gratuite des jeunes à un milieu défavorisé. Quand je cherche du financement, par exemple, je mise sur le fait que les donateurs ne financent pas un problème, mais une solution. »

« Il y a des parents qui veulent nous payer pour le service qu’on offre à leurs enfants, mais je refuse tout le temps. Je ne veux pas que le basket-ball soit payant, et je ne veux pas qu’il y ait des classes de jeunes. Sur le terrain, tout le monde est au même niveau », continue Ernest. « On ne demande rien ; seulement l’implication et l’effort des jeunes », ajoute l’entraîneur. Si certains parents sont prêts à payer pour que leurs enfants aient accès à des activités sportives parascolaires, d’autres n’ont pas la possibilité de le faire. Face à ces différentes réalités, Ernest explique ce qui suit : «Certains parents ne parlent pas la langue, d’autres ont plusieurs emplois en même temps – tout ça rend l’accessibilité difficile. Pour moi, Les Ballons Intensifs, c’est une manière de donner la même chance à tous les jeunes. »

Changer la perception des jeunes et du basket-ball

Le basket-ball a souvent une image négative. Pour Ernest, « il y a toujours eu une culture négative associée au sport ». Ce qui l’a motivé à s’impliquer dans le sport engagé, c’est sa volonté de briser les stéréotypes négatifs liés au basket.

Ernest raconte que, malgré l’évolution de la perception du sport en milieu défavorisé, on ne rend toujours pas justice aux effets positifs qu’ont les activités sportives sur la communauté. « Quand j’étais plus jeune, on traînait souvent dans un parc en particulier pour jouer au basket, rapporte-t-il. On l’appelait le “parc dragon” à Pointe-aux-Trembles. Il était entouré de maisons, et un jour, la Ville a décidé de fermer ce parc parce que les résidents se plaignaient du bruit. C’était le seul endroit où on pouvait jouer au basket dans les alentours. On trouvait ça un peu insultant parce que ça n’arrivait pas aux autres terrains de sport dans les autres quartiers. Maintenant, on essaie donc de répondre au besoin qu’ont les jeunes d’avoir accès à des terrains de basket un peu partout dans les quartiers. »

« Quand on parle d’engagement jeunesse, c’est important de parler de rayonnement positif dans la communauté, déclare Ernest en poursuivant sur sa lancée. Je ne veux pas que les gens perçoivent les enfants qui participent à des activités communautaires comme des enfants à problèmes, mais comme des enfants qui en valent la peine. »

« Ce n’est pas tout le monde qui peut s’engager »

Impliqué dans sa communauté depuis des années, l’entraîneur cherche à redonner à ceux qui font des efforts et qui s’engagent. « Il y a plein de façons de mesurer l’effet des jeunes dans leur quartier », affirme Ernest. « Mon idéal, c’est que, dans les communautés où on intervient, les jeunes s’approprient le projet. Il n’y a rien de plus beau que ce moment où un jeune demande de s’impliquer, demande d’élargir le projet dans son quartier », déclare-t-il, des étoiles dans les yeux.

Selon Ernest, il y a une réalité qu’on oublie souvent quand on parle d’engagement citoyen. « J’aimerais qu’on revoie l’engagement dans les quartiers aussi, parce que c’est un concept quand même élitiste. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’engager. Quand tu viens d’un certain milieu ou que tu vis de la précarité financière, ce n’est pas évident de participer bénévolement à la vie de la communauté », explique-t-il. Il attire l’attention sur l’accessibilité de l’engagement, un concept sur lequel tous devraient travailler. « S’engager quelque part, ça demande plus que du temps. C’est plus exigeant, ça implique des sacrifices. Il faut que ce soit plus facile pour les jeunes de participer », ajoute-t-il. Sur une note plus optimiste, il reconnaît que l’engagement des jeunes dans les quartiers par le biais du sport s’est nettement renforcé. « Chaque année, le nombre de jeunes qui veulent s’inscrire chez nous augmente. On a commencé avec 20 jeunes dans un seul arrondissement. Aujourd’hui, on compte plus de 300 jeunes dans 4 arrondissements de la ville », se réjouit le citoyen. « Mon rêve, c’est de voir de plus en plus de jeunes régler les problèmes de leur communauté en étant créatifs, en faisant preuve de leadership », confie Ernest.

« On pense que les jeunes des quartiers font partie des solutions, parce qu’ils le vivent tous les jours, ils le comprennent », termine-t-il. Pour lui, l’implication communautaire demeure primordiale, mais il rappelle tout de même l’importance de l’action. « Il faut que les jeunes aient des attentes. Face aux autres et face à eux-mêmes. Quand ils ont des attentes élevées, ça les pousse à agir et à changer les choses, explique-t-il. Entraîner mon cousin, ç’a été une toute petite faveur. Mais si je n’avais pas agi à ce moment-là, rien de tout cela n’aurait été possible. »


L’actualité à travers le dialogue.
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