Dan Desormes est né et a grandi dans l’un des quartiers les plus pauvres du pays – Parc-Extension – et il y vit toujours aujourd’hui. Pour lui, ce n’est pas un quartier-dortoir, mais un lieu rempli d’émotions qui l’a vu évoluer au fil des années. Aujourd’hui, Dan est surnommé le « Kickz Surgeon » – littéralement, le « chirurgien d’espadrilles » –, ce qui est également le nom de l’entreprise qu’il a lancée. Son métier, sa passion ? Nettoyer et remettre à neuf des souliers.
C’est par une fraîche soirée d’automne, dans les locaux du studio Never Was Average, que Dan s’est entretenu avec La Converse. L’endroit, c’est lui qui l’a choisi, et pas de façon anodine. « C’est un espace de travail black-owned qui met de l’avant l’inclusivité et la collaboration avec la communauté. Je travaille ici parfois, je me sens à l’aise et à ma place dans ces locaux », commence-t-il en prenant place sur l’un des canapés du local.
Qui est Dan?
Dan a jonglé entre sport et musique pendant une grande partie de sa vie. C’est au primaire qu’il découvre d’abord son intérêt pour la musique. Il raconte que, élève de l’école Barthélemy-Vimont, en plein cœur du quartier de Parc-Extension, c’est grâce à son professeur de musique qu’il s’est découvert un attachement pour le quatrième art. « En première année du primaire, mon enseignant de musique a parlé à ma mère. Il lui a dit que j’étais bon dans sa classe, et il lui a suggéré de me changer d’école pour m’envoyer dans une école spécialisée en musique », raconte-t-il. Après avoir terminé le primaire, il a continué son parcours dans une école secondaire qui a également pour vocation la musique. « J’ai fréquenté l’école secondaire Pierre-Laporte. Puis, vers la fin du secondaire, j’ai délaissé un peu la musique pour me concentrer sur une autre de mes passions : le football américain. Je me suis donc inscrit au cégep Montmorency pour faire partie de l’équipe de football », continue-t-il.
En pleine pandémie, durant les quelques mois où le Québec est confiné en entier, Dan commence à chercher une façon d’occuper ses journées. « À l’époque, j’étais un étudiant athlète. On ne pouvait plus pratiquer de sport à cause des mesures sanitaires. Il fallait que je trouve une façon de m’occuper, tout en restant créatif », commence-t-il. Il observe une pause et commence à rigoler, un peu à la dérision, puis explique : « Sur Snapchat, dans ma private story, j’ai demandé à des gens s’ils voulaient que je nettoie leurs souliers. Je passais le temps comme ça : je mettais ma musique en fond et je travaillais sur les chaussures de mes amis. C’était une façon de me détendre, tout en étant productif. »
Si le nettoyage et la remise à neuf de chaussures n’étaient qu’une façon de tuer le temps pour Dan au début, l’engouement de ses proches pour son travail l’a incité à continuer. « De plus en plus de gens venaient me demander de prendre soin de leurs chaussures. J’ai réalisé qu’il y avait une demande, et que je pouvais vraiment faire quelque chose avec ça », raconte-t-il. C’est pour ça qu’en 2021, le jeune Montréalais se lance officiellement. « J’ai ouvert une page Instagram, j’ai trouvé un moyen de me faire un peu de promotion ici et là, et me voici ! » déclare-t-il.
En tant que jeune d’origine haïtienne, il explique comment son héritage et sa culture interfèrent avec sa motivation à faire ce qu’il fait. « Quand j’ai vu combien la demande est importante, j’ai d’abord été surpris. Puis, j’ai réalisé qu’en fait, c’était prévisible. Je suis immigrant et Noir, et je sais que, dans nos communautés, le paraître est quelque chose d’important. T’as des beaux souliers, des beaux bijoux, tu fais attention à la façon dont tu te présentes devant les autres. D’une certaine façon, je réponds à un besoin. Quand les gens reprennent leurs souliers et les voient tout propres, remis à neuf, ils ont le même sentiment que quand ils viennent de les acheter au magasin », résume-t-il.
C’est aussi pour cela qu’il dit continuer et aimer ce qu’il fait : « Quand je regarde le visage des gens lorsqu’ils reprennent leurs souliers, je vois qu’ils apprécient vraiment ce que je fais. »
La route n’est pas facile
Dan a un frère plus jeune, et la fratrie a été élevée par une mère monoparentale. Voir sa mère élever deux enfants seule a été – et est toujours – quelque chose de difficile pour lui. « C’est marquant pour un enfant de voir son seul parent se démener pour lui. Payer le loyer, faire l’épicerie, veiller à ce que les enfants soient bien : c’est une tâche énorme, surtout quand on le fait seul », rappelle-t-il. Le quotidien du jeune homme était donc marqué par une vie de famille complexe, mais Dan tient à souligner que, malgré tout, sa mère a su répondre à tous les besoins de ses enfants : « Même si elle était seule, ma mère a toujours bien pris soin de nous. Mais je sais à quel point ç’a été difficile pour elle. »
Un événement a fait basculer la vie de la petite famille de Parc-Extension. En pleine crise du logement, la mère des deux garçons reçoit une lettre d’éviction : il faut quitter les lieux au plus vite. « En 2018, les propriétaires de l’appartement que nous louions nous ont dit de partir. Il fallait qu’on se trouve un appartement très rapidement, sinon on risquait de se retrouver à la rue », raconte-t-il, toujours déconcerté.
« Je me souviens encore de cette période. Je marchais des kilomètres dans les rues et je cherchais des appartements à louer dans les environs, car on ne pouvait pas quitter le quartier. Le changement aurait été trop abrupt et s’habituer à de nouveaux lieux est exigeant, même si ça n’en a pas l’air», dit-il pour illustrer la charge mentale de sa famille. « Je passais des heures à appeler des numéros de téléphone en espérant que les loyers ne soient pas trop chers, spécialement au début d’une crise du logement. »
« On devait partir le 1er juillet cette année-là. Deux jours avant, nous étions toujours sans logement. Puis, par miracle, on a trouvé un appartement près d’où nous vivions. On a pu déménager, mais ç’a été limite. » Il s’arrête au milieu de sa phrase pour souffler, comme si le stress de cette expérience lui revenait. « On a été chanceux, mais je sais que d’autres n’ont pas cette chance », continue-t-il, pensif.
Le changement du quartier qui l’a vu grandir
Vivre une éviction, c’est une réalité de plus en plus courante à Montréal. Dan le sait et pense qu’à Parc-Extension, c’est de plus en plus commun, surtout depuis quelques années.
Même s’il demeure très attaché à Parc-Extension, Dan ne nie pas le changement et l’évolution que ce quartier est en train de vivre depuis les dernières années. « J’ai grandi et j’ai vécu là toute ma vie. Je vois le changement, surtout avec la gentrification. J’ai témoigné de l’évolution du quartier. » Il raconte alors comment, plus jeunes, lui et ses amis se rendaient dans les parcs locaux pour y jouer. « Je me souviens encore du temps que j’ai passé au parc Liège à jouer au basketball ou au soccer. Aujourd’hui, c’est plus du tout pareil. »
Le jeune entrepreneur parle également d’une forme d’émigration dans le quartier. « Je vois beaucoup de gens quitter Parc-Ex. C’est triste, mais je comprends. Le prix des loyers, c’est n’importe quoi », s’indigne-t-il. « Il y a de plus en plus d’étudiants qui viennent habiter ici, surtout depuis que l’Université de Montréal a construit un pavillon près d’ici », dit-il en référence à la construction du campus MIL de l’Université de Montréal, situé tout près de la station de métro Acadie.
« Quinze ans plus tôt, tout ce que je voyais dans le quartier, c’était une communauté très diversifiée. Sud-Asiatiques, Africains, Haïtiens : les diasporas étaient nombreuses ici. Maintenant, les gens partent, et ce sont ceux qui peuvent payer les loyers plus chers qui viennent. »
« Être pour les jeunes ce que je n’ai pas eu la chance d’avoir »
Dan poursuit présentement des études supérieures à l’Université Concordia. « J’étudie pour devenir directeur sportif au niveau secondaire et collégial », nous apprend-il. Il réitère que le sport a toujours été une passion pour lui et que son objectif est de redonner dans le cadre de cette passion en assumant un rôle de mentor.
« Je veux redonner à travers le sport », répète-t-il. Déterminé, il nous explique pourquoi devenir directeur sportif est si important pour lui. « J’ai grandi avec une mère monoparentale. J’ai un petit frère aussi, et j’ai vu combien c’est dur d’être une mère seule et d’élever deux garçons », commence-t-il. Il lève alors les yeux vers le plafond, comme pour réfléchir, et continue : « À travers le sport, les coachs m’ont encouragé à rester à l’école et à continuer. J’avais en quelque sorte des figures paternelles, parce que je voyais des hommes qui réussissaient croire en moi et me pousser à exceller à l’école et à continuer dans le sport. »
Et c’est autant avec Kickz Surgeon qu’avec ce qu’il souhaite devenir plus tard qu’il estime pouvoir redonner à son tour aux plus jeunes. « Je veux être pour les jeunes ce que je n’ai pas eu la chance d’avoir directement. Je veux les motiver à rester dans le droit chemin », dit-il.
Mais comment redonner ? Pour Dan, redonner à la communauté, c’est plus que représenter un modèle de réussite, aussi accessible soit-il. « Il faut aller plus loin. Moi, je veux aider et toucher les jeunes directement. J’aimerais, surtout dans mon quartier, organiser des événements, faire en sorte que les jeunes aient une vision positive de leur quartier. Je veux qu’il y ait de la nourriture, de la musique, et que les gens qui réussissent puissent être accessibles pour ces jeunes afin de les motiver », raconte-t-il, des étoiles plein les yeux.
L’intervention, pour Dan, ça passe aussi par la compréhension des jeunes. « Je sais que j’ai été à la même place que plusieurs jeunes du quartier, et je sais que je ne suis pas le seul à avoir vécu des choses difficiles. Je sais que les jeunes pensent être destinés à quelque chose, mais je sais aussi qu’ils ont besoin de gens qui les comprennent plutôt que de gens qui les mettent dans des catégories. » En plus de comprendre les jeunes, il estime qu’il faut leur faire savoir qu’il y a dans la vie des passions et des moyens de s’en sortir, « sans rester dehors, dans la rue, à rien faire et à fréquenter des gens qui ont une mauvaise influence ».
« C’est un cycle », affirme Dan. « Il faut aider les plus jeunes qui pensent ne pas avoir d’espoir. Si on leur montre qu’on peut sortir de ce cycle, tout est possible », conclut le Kickz Surgeon.