La chaleur de la main d’une mère est forte, aimante. Le souvenir qui en découle nourrit, ou nous marque s’il y a un manque. C’est là qu’une grand-mère peut se manifester. Les grands-mères autochtones perturbent les systèmes coloniaux existants par leur sagesse communautaire. Elles demandent au Canada de combler le fossé entre les paroles et les actes des gouvernements et des décideurs.« Nous souhaitons que nos grands-mères retrouvent la place qui leur revient dans nos communautés », déclare Isabelle Meawasige, elle-même grand-mère. Elle appartient au clan de l’ours de Serpent River, et ses racines sont ojibwées et algonquines.
Dans une lettre adressée aux Nations unies à l’occasion de la 50e session du Conseil des droits de l’Homme, elle souligne le fait que les recherches et les voix des femmes autochtones ne sont pas au cœur des efforts déployés pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et des filles autochtones au Canada. Âgée de 72 ans, Meawasige a été travailleuse sociale pendant plus de 30 ans. Elle fait état du lien qui existe entre les industries extractives et la violence à l’égard des femmes. Certaines de ses proches sont portées disparues. Son territoire d’origine subit les dommages causés par les Man Camps (camps de travail temporaires) de l’industrie minière et forestière.Meawasige est la grand-mère à la tête du Kii-Ga-Do-Waak Nookimisuk, le conseil des grands-mères qui lutte contre la violence sexuelle, l’exploitation et le trafic humain dans les communautés autochtones de l’Ontario en cultivant et en rétablissant les responsabilités et rôles traditionnels. « Les structures politiques, économiques et sociales existantes au Canada semblent incapables de transformer les attitudes et de mettre en œuvre des politiques visant à mettre efficacement fin à la violence contre les femmes autochtones », disent-elles dans leur lettre, qui étaye le rapport du rapporteur spécial de l’ONU.Selon les conclusions du Polaris Project, le nombre de cas de crise de trafic humain signalés a augmenté de 40 % depuis le début de la pandémie de COVID-19, en 2020. L’ampleur du phénomène est énorme : selon l’Organisation internationale du travail, cela représentait près de 25 millions de personnes dans le monde en janvier 2021.
Lien entre l’exploitation du territoire et les violences contre les femmes
Comme l’indique le site web de Kii-Ga-Do-Waak, le conseil des grands-mères voit un lien entre le colonialisme et la dépossession de la terre, ainsi qu’une corrélation avec la violence à l’égard des femmes. Des rapports des Nations unies ont révélé que le trafic humain augmente dans les régions où l’environnement naturel est menacé, et qu’il existe des liens entre la violence sexiste et les crimes environnementaux. Jacqueline St-Pierre travaille chez Kii-Ga-Do-Waak. Elle assume plusieurs rôles : les communications, les levées de fonds et la coordination, en plus d’être une petite-fille adoptive.
« Les industries extractives du colonialisme ne pourraient pas faire ce qu’elles font si les gens restaient liés à la terre », explique-t-elle. L’organisation Indigenous Climate Action (ICA) décrit comment l’extraction et l’exploitation des ressources et des combustibles fossiles sur le territoire perpétuent la violence à l’égard des femmes. « Les ressources prélevées sur nos terres contaminent l’environnement et endommagent les écosystèmes, tout en augmentant les gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, ce qui aggrave le changement climatique », lit-on dans un rapport. On y explique que ces activités sont à l’origine de camps de travail temporaires, ce qui a pour conséquence une augmentation du trafic sexuel et de la violence contre les femmes, explique l’ICA. Le rapporteur spécial de l’ONU, James Anaya, a fait ce constat en 2014. « Les femmes autochtones ont rapporté que l’afflux de travailleurs dans les communautés autochtones a également entraîné une augmentation des cas de harcèlement et de violence sexuels, dont des viols et des agressions », a-t-il indiqué. « Les femmes étaient celles qui maintenaient le lien avec la terre », explique Mme St-Pierre. Ce lien était renforcé par l’enseignement et la pratique de la médecine traditionnelle. La séparation des mères et des enfants, notamment en raison de l’envoi de ces derniers dans les pensionnats, a rompu le lien avec la terre. Meawasige note que le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996, que les survivants sont en vie et continuent à élever leurs enfants aujourd’hui. Ils ont été renvoyés chez eux et ont dû faire face aux difficultés et aux traumatismes qu’ils ont subis. L’instabilité économique et les perturbations sociales rendent les gens plus vulnérables aux tactiques dangereuses utilisées pour les exploiter. L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont le rapport est intitulé « Réclamer notre pouvoir et notre place », était une enquête publique tenue en réponse à l’appel à l’action 41 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. L’enquête a révélé que, « malgré leurs circonstances et leurs antécédents différents, toutes les personnes disparues et assassinées sont liées par la marginalisation économique, sociale et politique, le racisme et la misogynie tissés dans le tissu de la société canadienne ». Le mandat de l’enquête nationale était d’examiner les politiques et pratiques institutionnelles existantes qui traitent ou perpétuent la violence. La lettre adressée à l’ONU souligne une faille : le rapport final établit implicitement que « la violence est l’intersection du colonialisme actuel, avec la violence domestique qui s’est infiltrée dans les foyers et les communautés autochtones ».
« Une des considérations essentielles pour entretenir de bonnes relations est de remettre en question la perception, fausse, mais prédominante, selon laquelle les peuples autochtones sont au cœur du problème », lit-on dans la lettre adressée par Kii-Ga-Do-Waak à l’ONU.
« Bienvenue à la maison, ma fille »
Kii-Ga-Do-Waak Nookimisukl se consacre à la guérison par le biais de cérémonies et de conseils traditionnels, de rites de passage. Par des rassemblements, de l’éducation et de la formation, elles aident à faire comprendre la nature de la violence et de l’exploitation sexuelles commises à l’encontre des peuples autochtones. Les grands-mères travaillent avec des femmes et des filles qui ont été victimes de trafic humain.
« On les amène dans une tente, et elles y passent deux ou trois jours à jeûner. Elles partagent, elles tissent des liens. Et quand elles sont prêtes, elles se dirigent vers une hutte de sudation où elles retournent dans le ventre de la terre. Elles peuvent renaître dans cette hutte », explique Meawasige. Les grands-mères chantent pour elles lorsqu’elles sortent de la hutte de sudation. « Il y a des choses très, très puissantes qui se produisent. » Un gardien du feu fait brûler le feu sacré. Les participantes peuvent adresser leurs prières et leurs offrandes à ce feu sacré. C’est là qu’elles peuvent se délester de tout ce qu’elles n’ont plus besoin de porter.
« Là, elles peuvent tout laisser aller, elles peuvent évacuer toutes les blessures », dit Meawasige. Quand elles en sortent, les grands-mères sont là, les bras tendus avec des serviettes pour les envelopper.Meawasige raconte l’histoire d’une jeune fille victime de trafic humain. « Elle a disparu de sa communauté sans que cela ne fasse de vagues. Personne ne lui a dit au revoir », dit-elle. Lorsque cette femme a pu se sortir de sa situation, les grands-mères ont décidé d’organiser un cercle en son honneur, qu’elles ont nommé Bienvenue à la maison. Meawasige est allée parler au chef de la nation de cette jeune femme et lui a raconté son histoire. Il est venu au cercle des grands-mères et l’a accueillie chez elle. Quand elle est sortie de la hutte de sudation, « les grands-mères l’ont enveloppée dans une couverture, la jeune femme est tombée par terre, le cœur au sol », poursuit Meawasige. Les grands-mères ont un enseignement qui dit que, si le cœur d’une femme est au sol, il n’y a aucun espoir. « Peu importe la force de ces guerrières, peu importe le nombre de balles ou la direction de la flèche, si le cœur de la femme est au sol, aussi bien abandonner », explique la grand-mère.Les grands-mères l’ont soulevée du sol. Et elles l’ont bercée. Tout ce temps, elles lui ont chanté une chanson qui disait : « Je t’aimerai toujours. »
« Voilà une autre femme qui est rentrée chez elle. Elle était chez elle ; son corps, son esprit et son âme l’étaient aussi, partage Meawasige. C’est comme si elles étaient nettoyées et légères. Tout leur corps en témoigne, leur visage brille, elles rayonnent de l’intérieur et de l’extérieur. »Pourquoi les grands-mères peuvent-elles reprendre un rôle que les mères ont du mal à remplir ? « C’est peut-être parce qu’il faut beaucoup de temps pour guérir des traumatismes de la petite enfance », note Meawasige.Et c’est parce que les grands-mères jouent depuis toujours un rôle que cette énergie est toujours vivante et pousse Meawasige et son cercle de femmes à être les grands-mères de ceux qui en ont le plus besoin.
Les grands-mères autochtones ont un rôle essentiel de leadership
Les grands-mères jouent un rôle particulier dans les coutumes anichinabées. Mme St-Pierre a souvent entendu les grands-mères dire « que leurs propres coutumes étaient comme de la braise, qu’il fallait enterrer. Et en ce moment, elles attisent les flammes, pour rallumer le feu des coutumes matrilinéaires ».
« Dans nos communautés, en tant que grand-mères, nous avons beaucoup de pouvoir. Nous avons beaucoup de voix, explique Meawasige. Et les gens ont très, très faim du savoir des grands-mères. Lorsque les feux des grands-mères sont allumés, les gens parcourent des kilomètres pour venir assister à ce feu et prier avec ces grands-mères. » Dans la lettre adressée à l’ONU, Measawige explique que les appels à la justice « exigent une plus grande visibilité et une plus grande participation des femmes autochtones, non pas en tant que sujets de recherche, mais en tant qu’agentes de changement dans les processus de prise de décision concernant les nouvelles politiques et la transformation systémique. »
Les grands-mères autochtones ont « un rôle de leadership vital dans leurs communautés, qu’elles continuent d’exercer, [mais elles] ne sont pas reconnues comme détentrices de leurs droits culturels au sein des systèmes de gouvernance traditionnels », peut-on lire dans la lettre adressée à l’ONU. De plus, comme l’explique le conseil des grands-mères, les systèmes gouvernementaux canadiens créent des obstacles à l’accès à un financement durable pour leur travail culturel et politique. Les changements de politique et les financements occasionnels sont insuffisants, malgré les données et les rapports comme ceux de la campagne Sœurs d’esprit de l’Association des femmes autochtones du Canada (2009), de la Commission de vérité et réconciliation (2015) et de l’Enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées (2019). La lettre adressée à l’ONU souligne ceci : « (...) trop souvent, les ressources sont acheminées vers les organisations autochtones nationales, sans tenir compte des efforts des femmes autochtones de la base. Une distribution cohérente et continue des fonds est nécessaire et doit soutenir les efforts des femmes de la base, en particulier des grands-mères. »« C’est un moment très difficile, présentement, reconnaît Meawasige. Nous n’arrivons pas à rassembler notre peuple et à lui raconter ces histoires qui vont flotter dans son sang et le rajeunir. » Mais la pandémie ne freine pas les grands-mères. Ces dernières poursuivent leur travail en passant des appels et en organisant des vidéoconférences. Kii-Ga-Do-Waak Nookimisuk recueille des fonds pour réaliser un documentaire, dont le tournage débutera au printemps. Le projet, intitulé The Nokomis Project, servira d’archive permanente des initiatives des grands-mères.La voix d’une grand-mère a un pouvoir, celui d’enseigner aux filles et aux femmes et de les guérir. Ce pouvoir témoigne de la force de l’amour.