Nadia est soulagée. D’ici quelques semaines, sa fille aura enfin une enseignante. C’est que, depuis la deuxième semaine d’école, des dizaines de suppléants se sont succédé dans la classe de première année de son enfant. « Chaque jour, c’était une nouvelle personne, dont ma fille ne se souvenait même pas du nom. Une fois, il y a même eu un changement en plein milieu de la journée », raconte la mère.
Évidemment, cela a des répercussions. « Sur le plan scolaire, ils avancent peu, et ma fille regarde aussi beaucoup de films à l’école…
Bref, des périodes entières sont perdues. Et quand je veux l’aider pour ses devoirs, je vois qu’il n’y a pas de continuité d’un enseignant à l’autre », continue-t-elle.La maman parle d’enseignant, mais ce n’est pas toujours du personnel qualifié qui vient dépanner en classe. « Je ne blâme pas l’école ; ils sont désolés et tout le monde fait de son mieux. D’ailleurs, ils viennent de nous annoncer que nous aurons enfin une enseignante attitrée début octobre. »
Cette enseignante quittera toutefois une autre classe pour occuper ce nouveau poste. Nadia se désole qu’une telle situation survienne après un confinement particulièrement difficile pour sa famille. « Disons qu’on avait besoin d’un retour à une certaine normalité et stabilité. On va espérer que ça arrive bientôt », souffle-t-elle.
Un procès lourd de conséquences… et d’émotions
Pendant ce temps, de jeunes enseignants motivés et fraîchement diplômés ne peuvent pas accéder à la profession, car ils tombent sous le coup de la nouvelle loi 21, qui empêche les employés de la fonction publique en position d’autorité d’arborer un signe religieux. Combien d’enseignants sont ainsi tenus hors des écoles ? Le gouvernement de la CAQ a cherché à le savoir, mais les commissions scolaires ont pour la plupart refusé de faire le décompte, invoquant le fait qu’il s’agit là d’une action discriminatoire en soi. En comptant les étudiants et les finissants, on peut néanmoins estimer à quelques centaines le nombre de personnes concernées dans le domaine de l’enseignement.
Nour Farhat est avocate. Ces jours-ci, elle se prépare pour un important procès qui occupera sans aucun doute une place importante dans l’espace médiatique au mois de novembre. Elle contestera en effet en Cour supérieure la loi 21 au nom de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) et de ses 45 000 enseignants.
« Pouvoir agir directement dans un dossier où tes droits personnels sont violés, c’est incroyable. Ça me permet de reprendre un peu de pouvoir sur ce qui m’est arrivé », affirme l’avocate voilée, qui rêvait d’être procureure de la Couronne. C’est un dossier proprement astronomique qui sera présenté, opposant quatre parties demanderesses au gouvernement. Une dizaine de parties intervenantes, pour et contre la loi, prendront également part au procès. D’un point de vue juridique, la position de la FAE est claire : la loi est inconstitutionnelle. Et ce, même si la clause dérogatoire a été utilisée pour son adoption.
Cette clause permet à un gouvernement d’adopter une loi qui contrevient à certains éléments de la Charte canadienne des droits et libertés, comme la liberté de religion.
« Nous, on dit que la clause 33 [clause dérogatoire] doit être interprétée à la lumière de l’évolution de la jurisprudence canadienne et internationale », déclare Me Farhat. Un autre argument portera sur l’article 6 de la Charte, relatif à la liberté de circulation et d’établissement. Ainsi, selon la Charte, un citoyen canadien devrait pouvoir se déplacer et s’établir librement sur le territoire, sans contrainte.
« Or, si par exemple un enseignant ou une enseignante visé par la loi 21 décide de partir un an en Ontario, puis revient au Québec, elle n’aura plus le droit d’enseigner. Concrètement, cela représente une contrainte qui emprisonne les gens, qui les empêche de circuler librement », explique Me Farhat. Quant à l’article 6, contrairement à celui sur la liberté de religion, il ne peut être écarté pas le recours à la clause dérogatoire. Tout cela est bien plus qu’un débat de juristes. Nour Farhat a déjà pu prendre connaissance d’histoires déchirantes d’enseignants régis par la loi 21.
« Nous allons d’ailleurs démontrer l’existence d’effets physiques liés à la discrimination. On parle de santé mentale, évidemment, mais cette loi a carrément des effets physiologiques négatifs sur ceux qui subissent ce stress. » La clientèle de Me Farhat est d’ailleurs composée d’enseignants déjà en poste, et donc protégés par la « clause grand-père » (ou clause de droits acquis).
« Ce sont des gens qui peuvent rester en poste, mais qui ne peuvent pas évoluer, avancer, déménager. Ils sont prisonniers et se sentent souvent humiliés face à leurs collègues. Ça donne deux classes d’enseignants. »
Des conséquences à long terme
Ichrak Nourel Hak est l’une des autres demanderesses dans cette affaire. Diplômée depuis peu en enseignement, elle donne aujourd’hui des cours de soutien linguistique, en espérant accéder un jour à une classe. En contexte de pénurie, elle trouve la situation doublement désolante et souhaite que le gouvernement revienne sur sa position.
« S’il ne le fait pas pour ces personnes-là, qui ont à cœur l’éducation et le bien-être des élèves, qu’il le fasse au moins pour les élèves eux-mêmes, qui méritent une éducation de qualité. La relève mérite d’être épanouie et d’avoir accès aux meilleures ressources », affirme la jeune enseignante.
Si on ignore le nombre exact d’enseignants touchés, on ne connaît pas non plus les répercussions qu’aura une telle législation sur les futures cohortes. D’ailleurs, pour Me Derek Ross, directeur exécutif de l’Alliance des chrétiens en droit, une organisation regroupant quelque 600 juristes et étudiants en droit au Canada, les chiffres importent peu. La symbolique est beaucoup plus lourde.
« En fin de compte, cela ne devrait pas être une question de nombre. Pour une seule personne visée, cela vaut la peine d’aller jusqu’au bout des recours juridiques », juge Me Ross. Rappelons que l’Alliance des chrétiens en droit a été active dès les premières audiences entourant l’adoption de la législation.
« Une loi comme celle-là risque d’avoir des effets sur les futurs étudiants et leurs choix de carrière, mais aussi sur leur vision identitaire et leur place dans la société », craint l’avocat. Selon lui, la loi 21 renforce les associations négatives face à la religion. Et il précise que, si la contestation judiciaire se rend jusqu’en Cour suprême, les répercussions sur le terrain se feront sentir au moins pendant les quatre prochaines années.
Fatima Ahmad est nouvellement diplômée en enseignement. Tombant sous le coup de la loi 21, elle a considéré la possibilité d’accepter un poste d’enseignante en Europe, avant de décider de poursuivre des études plus poussées ici, tout en faisant du tutorat privé auprès de jeunes du secondaire. Elle confirme que ces derniers sont inquiets pour l’avenir.
« Des jeunes filles musulmanes de 15, 16 ans me confient qu’elles écartent déjà certains choix de carrière par peur de ne pas pouvoir y accéder. Pour les jeunes, la discrimination est en voie de devenir la norme», rapporte l’enseignante.
« J’abandonne »
Mais tous n’ont pas l’énergie ou l’espace mental pour se battre. Safirah*, enseignante musulmane spécialisée en anglais langue seconde, est à peine au courant qu’une importante bataille juridique se prépare. Épuisée, elle a cessé de suivre ce dossier. « Je me sens un peu coupable, mais c’est ma réalité. Je suis tellement fatiguée… »
Quand la loi 21 est entrée en vigueur, Safirah enseignait dans une école publique de Montréal. Mais comme elle était sous contrat, celui-ci n’a pas pu être renouvelé. « Le pire, c’est que j’avais proposé d’enlever le voile en classe, devant les enfants » – un compromis qui ne l’enchantait pas, mais qu’elle était disposée à faire.
Or, la loi stipule que le signe religieux doit aussi être retiré au cours des réunions et des rencontres de parents. « Je trouvais que c’était absurde. Le raisonnement repose sur la question de la position d’autorité. Enlever mon signe religieux devant les enfants aurait dû être suffisant », se désole-t-elle.
Elle envisage aujourd’hui d’enseigner à distance pour une école ontarienne, une possibilité qui vient de lui être soumise et qu’elle explore tranquillement. Elle utilise le verbe « explorer », parce qu’elle n’est plus sûre de rien.
« Honnêtement, je vais prendre le temps de réfléchir. Je vais passer du temps avec mon enfant. Peut-être que je vais retourner aux études, ou mettre sur pied ma petite entreprise. J’ai le luxe de ne pas être une mère monoparentale avec de lourdes responsabilités financières. Je sais que d’autres n’ont pas cette chance… » reconnaît Safirah.
Opération Élèves cherchent enseignante
La pénurie d’enseignants ne date pas d’hier, mais la pandémie de COVID-19 a certainement aggravé le problème. Si certains enseignants ont décidé de prendre une retraite anticipée, d’autres sont à risque et doivent travailler à distance. En ce moment, la situation est si critique que les écoles embauchent du personnel non qualifié pour s’occuper des classes.
Parfois même en privant de services des élèves ayant des besoins particuliers. Ainsi, le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) envisage de recourir à des orthopédagogues pour enseigner à temps plein dans des classes, privant ainsi les enfants ayant des difficultés d’apprentissage du soutien individuel nécessaire à leur réussite.
Pour pallier le manque, le gouvernement a par ailleurs mis en place une mesure spéciale afin d’inciter des enseignants retraités à revenir donner un coup de main.
Ces derniers pourront gagner jusqu’à 412 $ par jour, comparativement au maximum habituel de 212 $, et ce, sans pénalité sur leurs prestations de retraite.Les intervenants rencontrés lors de la préparation de cet article sont unanimes : à peine entamée, cette année scolaire est déjà bien éreintante.