Au Canada et au Québec, les minorités visibles sont surreprésentées dans les établissements carcéraux : au cours des dernières années, la proportion de personnes de couleur en milieu carcéral a explosé. Et lorsque ces dernières sortent de prison, la réinsertion sociale constitue pour elles un défi de taille. D’anciens détenus ont bien voulu partager leur expérience avec La Converse.
La réalité de la vie carcérale
Québécois d’origine algérienne, Amine* raconte, bouleversé, son histoire dans le système judiciaire. Pour lui, la prison est loin d’être un milieu étranger. « La première fois qu’on m’a arrêté, c’était en 2015. J’avais 15 ans. J’étais mineur. Je me suis battu au centre-ville, et quand la police est intervenue, on m’a jeté dans le backseat de la voiture de police », explique le jeune homme de 23 ans. « Une fois au poste de police, on a appelé mes parents pour qu’ils viennent me chercher. Il ne s’est rien passé par la suite, mais je n’oublierai jamais comment les policiers m’ont parlé dans la voiture. Ils m’insultaient et me rabaissaient », confie-t-il en se remémorant la scène.
Cette première arrestation n’est que le début d’une relation houleuse entre le citoyen et le système judiciaire. Amine s’est en effet retrouvé derrière les barreaux de l’Établissement de détention de Montréal, communément appelé « la prison de Bordeaux », à neuf reprises. « La première fois que j’ai été en prison, c’était pour alcool au volant. On a procédé à mon arrestation, puis on m’a amené au centre opérationnel du centre-ville de Montréal. C’est là que j’ai vu une cellule pour la première fois en tant qu’adulte. J’avais tout juste 18 ans », raconte-t-il. Le centre opérationnel est l’endroit où on procède à la détention temporaire de suspects potentiels. « La cellule était vide : il y avait juste un banc et un lavabo. Comme c’était l’hiver, il faisait très froid », poursuit le jeune citoyen. « Normalement, si la détention est longue, les agents doivent te procurer de la nourriture, et une couverture s’il fait froid, mais je n’ai eu droit à rien », rapporte-t-il, indigné. Il n’aura pas de couverture et ne recevra de la nourriture qu’à la fin de la journée. « À partir de là, j’ai su que je n’allais pas être traité comme un être humain », déplore-t-il.
« Lors de l’un de mes passages à Bordeaux, j’ai été mis en isolement total dans ma cellule pendant deux semaines. Je n’avais pas le droit de me doucher ou de parler au téléphone, parce que j’étais cloîtré seul », se remémore-t-il, éprouvé. Il évoque aussi l’époque où la pandémie faisait des ravages partout dans le monde. Selon lui, les gens ont « tendance à oublier que la vie carcérale pendant ce temps était particulièrement éprouvante ». Sur un ton tendu, il explique : « Quand quelqu’un est malade, ils confinent l’aile au complet. Ça veut dire qu’on ne peut pas sortir pendant 14 jours. Si tu tombes malade, les gens de ton aile t’interdisent de le dire aux gardes. Sinon, tu te mets à dos tout le monde. » Bien que la population vive alors difficilement les restrictions sanitaires liées à la pandémie, Amine, qui fait des va-et-vient en prison pendant ce temps, retrouve le monde extérieur avec un grand soulagement. « Quand je sortais de prison pendant la pandémie, c’était différent. Dehors, les gens n’ont pas vécu la pandémie comme ceux en prison », rappelle-t-il.
« Je ne crois plus à la réinsertion »
Tout comme le processus d’incarcération, celui de la remise en liberté désoriente. « J’ai été incarcéré dans un lieu inconnu, avec des personnes que je ne connaissais pas, et je n’avais le droit à rien du monde extérieur », décrit-il en parlant de l’isolement social qu’il a vécu. Il ajoute que « les prisonniers sont abandonnés, et puis remis en liberté ; on attend d’eux qu’ils agissent en citoyens réhabilités. Le problème de la réinsertion sociale est qu’aucun outil n’est fourni pour la transition après une courte incarcération ». Amine souligne que la durée de l’emprisonnement n’est pas le seul facteur à prendre en compte dans l’expérience d’un détenu. « Même si je ne suis resté en dedans que quelques jours, j’ai vécu des expériences traumatisantes », déclare-t-il, troublé.
Il témoigne de la rupture brutale qu’il a subie d’avec la société en raison de son expérience pénitentiaire. Une fois libéré, il a été livré à lui-même, sans aucune aide pour réintégrer la société. « Quand je suis sorti de prison, quelqu’un devait venir me chercher. J’ai dû rentrer chez moi directement, comme si de rien n’était, sans être accueilli ni guidé », raconte le jeune homme. Pour lui, l’absence d’une transition appropriée n’a fait qu’aggraver sa situation. « Je suis retombé à plusieurs reprises dans les mêmes habitudes d’exclusion. »
Après avoir été confronté aux systèmes judiciaire et carcéral, Amine a perdu toute confiance envers les établissements et les institutions liés. « Je ne crois plus à la réinsertion, ça n’a jamais marché pour moi », reconnaît-il. Le regard nonchalant, il ajoute : « La façon dont j’ai été traité par les policiers et les agents m’a fait comprendre que la réinsertion n’est pas appliquée de la même manière pour tous. » Cette indifférence est d’ailleurs devenue une réalité partagée par d’autres détenus ayant vécu des histoires similaires. « C’est le résultat d’un abandon systémique. Si on ne veut pas de moi dans la société, je ne chercherai pas à me réintégrer », déclare-t-il, résigné.
Continuer, coûte que coûte
Comme Amine, Mattéo a été en prison à plusieurs reprises au cours de sa vie. D’origine mexicaine, le jeune homme est en train de compléter une technique en génie civil au Collège Ahuntsic dans l’espoir de reprendre sa vie en main.
Le Québécois de 28 ans connaît bien les aléas de la vie judiciaire en raison de ses nombreux séjours en prison, un peu partout au Québec. « La première fois que j’ai été incarcéré, ça a duré un mois. J’ai dû manquer des cours et des examens », explique-t-il. Ses passages en détention l’entravent encore dans son parcours scolaire. « J’ai dû m’absenter à cause de ma peine, ce qui a nui à mes résultats scolaires. Quand j’ai essayé d’annuler ma session, l’école a refusé. On a justifié ce rejet en me disant que, si j’avais été en prison, c’était de ma faute. Aujourd’hui, j’ai été reconnu non coupable pour cette affaire en question », déplore-t-il. « J’ai toujours aimé l’école. Je n’ai jamais arrêté le cégep, même si c’était plus facile pour moi d’abandonner », ajoute Mattéo avec détermination.
Les conséquences de son incarcération ne se limitent pas au domaine scolaire. Il fait encore face à des difficultés lorsqu’il cherche un emploi. Selon lui, la plus grande entrave à la réinsertion sociale, c’est le dossier criminel qui est lié à la personne. « J’ai postulé pour des centaines d’emplois. Mais à chaque fois, je me suis retrouvé comme face à un mur », avoue-t-il. « Mon casier judiciaire me met tout le temps des bâtons dans les roues. Les seuls emplois auxquels j’ai accès sont trop contraignants et n’offrent qu’un maigre salaire. Sinon, je peux travailler au noir, mais c’est trop dangereux », enchaîne-t-il.
Toujours à la recherche d’un emploi, Mattéo essuie refus sur refus. « On m’a déjà ri à la figure en entrevue parce que j’avais déclaré que j’avais un casier judiciaire », dit-il. Rempli de frustration, il se questionne : « Comment faire pour réintégrer le marché du travail quand on est un ex-détenu et qu’on a une étiquette collée en permanence sur le dos ? » Malgré ses efforts, l’ancien prisonnier confie qu’il n’aura probablement pas la chance d’exercer en tant qu’ingénieur au Québec plus tard. « Si je veux accéder à l’Ordre des ingénieurs du Québec, je vais devoir présenter une demande de pardon pour faire suspendre mon casier judiciaire. Mais ça ne sera pas possible avant 10 ans », regrette l’étudiant, désespéré par l’absurdité de la situation.
« La prison, peu importe la durée, laisse des cicatrices profondes »
Contrairement à Amine et à Mattéo, Elias* n’a été en prison qu’une seule fois, en 2021. Âgé de seulement 22 ans à l’époque, il a été arrêté et conduit au Centre de détention d’Ottawa-Carleton. Son incarcération a duré 25 jours. Cela peut paraître bref, mais pour le jeune homme, cette expérience est synonyme de longues heures d’enfermement dans une cellule étroite, de nourriture insipide, de solitude et d’incertitude.
Une fois libéré, Elias s’est senti délaissé et a vécu beaucoup d’anxiété dans son processus de réintégration. « On m’annonce que je suis acquitté des charges qu’on a contre moi. Je retourne en cellule, j’attends que le processus administratif soit complété. Puis, les gardes arrivent et m’escortent finalement vers la liberté », décrit-il. Il se remémore ses derniers moments en prison : « Quand je marchais vers la sortie, je sentais le regard des agents sur moi. Comme si je ne méritais pas cette liberté », énonce-t-il avec amertume. « Après 25 nuits au même endroit, je me suis retrouvé dehors, enfin ! Mes parents sont venus me chercher comme s’ils venaient me chercher à l’école, et je suis rentré chez moi », dit-il, ébranlé par le manque de délicatesse de la procédure de sortie de prison. Il poursuit en dénonçant le fait qu’il n’y ait « aucun support, aucune aide, aucune accommodation – ni pour moi, ni pour mes parents ».
Tout au long du trajet de retour chez lui, Elias se questionnait sur son sort. Après avoir passé du temps en prison, il se demandait avec appréhension quelles allaient être les répercussions de son expérience. « La route vers Montréal était longue. J’étais content, mais en même temps super angoissé ; je ne savais pas ce qu’il allait se passer », ajoute-t-il, éprouvé. La peur de l’inconnu rongeait alors le jeune Montréalais.
« La plus grande épreuve que j’aie endurée, c’est le choc brutal de la transition. L’entrée en prison a été pénible, mais la sortie a été tout aussi difficile », avoue Elias. Se sentant abandonné par le système, il poursuit : « Je n’avais aucune idée de la suite des choses, j’étais comme dans un brouillard de stress. » Après avoir tenté de réintégrer la société, il s’est retrouvé coincé. « J’avais des conditions à respecter. Un couvre-feu, par exemple, qui m’empêchait d’avoir un emploi. Personne ne voulait m’engager parce que je ne pouvais pas travailler après 20 h », rapporte-t-il. Pour lui, le traitement infligé aux anciens détenus est injuste. « Je ne peux pas comprendre comment des gens sont relâchés de prison sans la moindre aide pour réintégrer la société après une expérience aussi traumatisante. La prison, peu importe la durée de la peine, laisse des cicatrices profondes », conclut-il avec conviction.
« L’exclusion, c’est une sorte de prison »
Les histoires d’Amine, de Mattéo et d’Elias reflètent la réalité frustrante et alarmante vécue par de nombreuses personnes qui ont purgé une peine de prison. Ces individus éprouvent souvent beaucoup de mal à être considérés comme des êtres humains à part entière. En général, ils sont plutôt jugés comme étant des délinquants à vie et sont condamnés à vivre avec une forte stigmatisation sociale
Mohamed Lotfi, qui est intervenant, éducateur et animateur auprès d’anciens détenus, a entendu des histoires et des expériences similaires chez les personnes racisées. Fort de son expérience, il a constaté que « les difficultés auxquelles les ex-détenus font face sont souvent les mêmes qu’avant leur incarcération ». Selon lui, il s’agit plutôt des répercussions de différents mécanismes auxquels certaines communautés sont confrontées.
Il souligne également un fait important : « Le profilage racial, la discrimination, l’exclusion sociale – tout cela, c’est une autre forme de prison. La prison n’est que l’endroit physique et légal auquel certains individus font face, mais il existe plusieurs sortes de systèmes d’exclusion que ces mêmes individus subissent tous les jours. » Soulignant le rôle de cette exclusion, M. Lotfi poursuit : « Si certaines personnes vivent du rejet social dès le début de leur vie, il est normal qu’elles courent plus de risque de finir incarcérées. Ainsi, si une personne a cinq fois plus de chances de se faire arrêter par la police en raison de la couleur de sa peau, on risque de faire face à une surreprésentation des détenus de couleur en prison. » Dans le même ordre d’idées, il ajoute « qu’une fois dans l’engrenage de l’exclusion, les personnes touchées ont de moins en moins de facilité à s’en sortir et à retourner de façon digne dans la société ».
Selon l’éducateur, l’un des principaux obstacles à la réinsertion sociale est l’omission des personnes incarcérées dans le débat public. « Les prisons et les gens qui les fréquentent sont complètement oubliés. Dans la sphère médiatique et politique, on n’en parle jamais, ou très rarement », spécifie-t-il.
Les difficultés rencontrées par les anciens détenus ne se limitent pas à leur passage en prison, mais se prolongent souvent bien au-delà. Le système carcéral s’organise autour d’un ensemble de mécanismes qui ont des répercussions considérables sur la vie des individus, en particulier ceux qui sont issus des communautés marginalisées ou racisées. En guise de solution, l’intervenant propose « d’inclure les personnes concernées dans les décisions et les débats afin de savoir ce dont elles ont besoin pour réintégrer la société ». Entre-temps, Amine, Mattéo et Elias portent les noms de nombreuses personnes qui, dans les mêmes situations, attendent toujours des progrès.
*Les prénoms ont été changés par souci de confidentialité.