Des rythmes latinos s’échappent d’un kiosque de vente de fleurs du marché Atwater, une salsa, plus précisément. À l’entrée d’une mini-serre dans laquelle sont exposées des plantes de tailles et couleurs différentes, Rubén, un travailleur saisonnier mexicain, décharge quelques boîtes, et reçoit des instructions de son patron.
C’est une journée chaude et humide de juillet à Montréal. La haute saison de la vente de fleurs et de plantes est derrière nous, elle se déroule habituellement entre la mi-mai et le mois de juin. Rubén met tout de même à profit ses connaissances en matière de plantes. Chaque jour, il charge et décharge la précieuse marchandise.
« En juin, on en voit plus », assure-t-il, lorsqu’on lui demande s’il y a beaucoup de travailleurs agricoles saisonniers au marché Atwater. On ne sait pas exactement combien d’entre eux – qui viennent au Québec pour travailler dans les champs et les exploitations agricoles – assurent également la vente au public. Jusqu’à présent, il n’était pas courant de voir leurs visages au marché. En tout cas, pas dans le service à la clientèle. C’est d’ailleurs la première fois qu’on demande à Rubén de travailler dans la vente de fleurs, ce qui le rend très heureux.
« C’est difficile de savoir pourquoi ils m’ont choisi », dit-il en toute humilité. C’est la première année que je travaille à Atwater, pourtant ça fait neuf ans que je viens au Canada. Peut-être que mes patrons ont vu que j’avais une chance de bien travailler ici. D’habitude je suis dans les serres. J’y étais de janvier à mai », explique Rubén, qui travaille en manches longues, en jeans et avec une casquette même lorsque le thermomètre affiche 30°C.
Des travailleurs agricoles de plus en plus nombreux sur les marchés
La présence de travailleurs agricoles saisonniers sur les marchés n’est pas surprenante au vu de la pénurie de main-d’œuvre actuelle dans le secteur des services et le fait que ces derniers soient de plus en plus nombreux à venir au Québec. Selon Statistique Canada, le nombre de travailleurs étrangers temporaires dans le secteur agricole venus dans la province a augmenté de 64% entre 2020 et 2022, passant de 13 094 à 21 531.
Rubén, lui, est venu au Québec en passant par le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), avec un permis de travail « ouvert » jusqu’en décembre. Il affirme que ses conditions de travail sont bonnes, tant dans les serres qu’au marché. Il préfère toutefois se rendre à Atwater, car il considère que la situation y est bénéfique pour tous.
« Parce que nous apprenons d’eux, les travailleurs locaux ou québécois, et qu’ils apprennent de l’expérience que nous avons dans les serres. Par exemple, quel est le nom de la plante, combien de temps dure-t-elle, combien de fois faut-il l’arroser, que faut-il lui donner pour qu’elle survive si elle est malade ? Tout cela », explique-t-il.
Ce qu’il apprécie le plus dans cette nouvelle activité, c’est d’acquérir des compétences, en particulier celle de la maîtrise du français. « J’apprends autant dans les serres qu’au marché. Mais ici, j’apprends à me débrouiller davantage. Je commence à parler et à comprendre un peu. J’aimerais en apprendre un peu plus pour que le client reparte satisfait de ce qu’il me dit et de ce que j’essaie de lui dire », explique-t-il en souriant.
Un travail éprouvant
Claude Wilson est le propriétaire du kiosque où travaille Rubén. Il est le fils de Noël et Rita Wilson, fondateurs de Wilson et fils, une entreprise qui a vu le jour en 1957, et qui a commencé à récolter des fleurs annuelles en 1978. La ferme est située à Saint-Rémi, à 40 minutes au Sud de Montréal.
« Il y a des travailleurs mexicains et guatémaltèques… Ils travaillent très bien, surtout si on considère le milieu du travail. C’est une chance qu’ils soient contents d’être ici », explique-t-il.
S’il affirme que la pénurie de main-d’œuvre l’a poussé à employer des travailleurs agricoles saisonniers au marché, il explique aussi qu’il a besoin d’employés capables de porter de lourdes caisses et de transporter des plantes.
« Habituellement, ce sont surtout les femmes qui sont là pour vendre les fleurs, pendant que les autres employés mettent en place le stock, arrosent les plantes. Quand ils ont fini, ils viennent donner un coup de main. Ce sont des gens qui sont prévoyants. Mais il faut le dire : ceux qui sont là, sont là parce qu’ils aiment ça, qu’ils savent parler aux gens, qu’ils s’entraident et qu’ils font aussi l’effort de parler français. S’ils ne se sentent pas à l’aise avec le public, ils sont mieux dans les serres. Cela fonctionne très bien car comme vous le voyez ils aiment ce qu’ils font », explique Claude Wilson.
Première fois au marché Jean-Talon
Simón* travaille dans un kiosque de légumes du marché Jean-Talon depuis une vingtaine de jours. Il est arrivé au Canada en avril. Au marché, ses collègues sont toutes des femmes. Comme Rubén, il est chargé des travaux lourds au kiosque, mais il est aussi en contact avec les clients, ce qui lui permet d’apprendre et de pratiquer le français.
« Je viens au Canada depuis deux saisons déjà, mais c’est la première fois que je travaille au marché », dit-il sur un ton réservé. « On m’a dit qu’il fallait que je vienne, surtout pour porter les charges lourdes. Mais je travaille toujours avec le public, je vends des légumes. Je me sens très bien ici, parce que c’est quelque chose de totalement différent », déclare l’employé, qui est également mexicain.
Pour l’instant, il a un objectif clair : apprendre le français. « C’est ce qui m’intéresse le plus », ajoute-t-il. Il y a des jours où il continue à travailler dans les champs, dans la farma, un terme utilisé par les ouvriers agricoles pour désigner les fermes. « Je travaille dans tout, surtout dans les récoltes », explique-t-il.
Au marché, Simón dit qu’il s’en sort très bien. « Je m’entends très bien avec tout le monde, il y a une bonne ambiance. Je pense qu’ils m’ont fait venir parce qu’ils ont vu que je travaillais bien, alors ils m’ont donné l’occasion de passer un test. Si je travaillais avec la même envie, je pourrais continuer et c’est ce que j’ai fait. C’est un environnement différent », explique-t-il.
Pour se rendre à Jean-Talon, Simón voyage avec ses patrons tous les jours depuis la ferme, située à une heure de Montréal. « Je travaille de 6h à 18h et je suis payé au salaire minimum. Dans cette ferme, nous travaillons avec une quinzaine de travailleurs temporaires étrangers et il y a des Mexicains et des Guatémaltèques », explique-t-il.
Passion pour le travail avec le public
José Luis travaille quant à lui aux Serres Riel Inc depuis quelques semaines, une exploitation également présente au marché Atwater. Comme Rubén, il a déjà eu l’occasion cette année d’être employé pour du service à la clientèle. Il pourra d’ailleurs y travailler jusqu’en septembre.
Au départ, il s’est rendu au marché pour faire le gros du travail. « Je devais remplacer ce que les clients achetaient. Par exemple, s’ils achetaient trois géraniums, je devais apporter trois géraniums, et ainsi de suite avec tous les produits, les pots, les balconnières. »
Il a eu une petite expérience au marché Atwater il y a trois ans et depuis, il s’est découvert une passion pour le travail avec le public. Il est venu au Canada pour la première fois il y a cinq ans dans le cadre du PTET et travaille pour Les Serres Riel Inc. depuis quatre ans.
« Le marché est très spécial pour moi », assure-t-il avec un charisme dont il fait preuve tout au long de l’entretien. « J’ai toujours eu une bonne relation avec les gens. Je trouve mon travail plus intéressant lorsque je suis avec le public. J’ai appris un peu de français. La sœur de mon patron, qui est ma patronne directe, ne parle pas espagnol et cela m’aide à faire des efforts pour apprendre la langue », ajoute-t-il.
José Luis, lui aussi mexicain, estime que le fait de travailler à Atwater l’a aidé à comprendre les besoins des clients en matière de choix et d’entretien des plantes et des fleurs notamment. « Et c’est l’endroit où, petit à petit, j’ai pu pratiquer davantage mon français. C’est là que j’ai appris à parler davantage. »
Les Serres Riel Inc., situés à Saint-Rémi, emploient une vingtaine de travailleurs agricoles saisonniers et cette année, quatre d’entre eux, tous Mexicains, exercent au marché Atwater. La plupart du temps, ils sont chargés de déplacer des plantes et d’autres articles, mais José Luis explique que c’est sa soif d’apprendre qui l’a amené à s’occuper du côté vente de l’entreprise. « La personne en charge du kiosque a vu que je faisais du bon travail et c’est pourquoi il m’a mis à la vente. Lorsqu’il y a eu un manque de personnel, ils m’ont envoyé occuper ce poste », explique-t-il.
L’impatience du retour au Canada
Rubén, Simón et José Luis gagnent le salaire minimum, fixé à 15,25 $ de l’heure au Québec. Qu’ils soient au marché, dans les champs ou dans les serres, ils ont un jour de congé toutes les deux semaines, qu’ils utilisent pour envoyer de l’argent à leur famille. Tous trois sont mariés et leurs femmes et enfants vivent au Mexique.
« J’aimerais revenir l’année prochaine, si le patron me demande à nouveau, alors je reviendrai ici avec eux », répond Simón lorsque nous lui demandons s’il aimerait continuer à travailler au marché Jean-Talon.
Rubén, lui, aimerait retourner travailler dans la même entreprise en 2024 et avoir la possibilité de continuer à servir les clients du marché.
Un souhait que José Luis partage également. «J’ai toujours dit à mes collègues que j’allais au marché pour travailler dur, afin qu’ils me reprennent. L’année prochaine, j’ai l’intention d’y retourner.»
Tous trois aimeraient devenir des résidents permanents au Canada et faire venir leur famille avec eux. Mais ce statut leur est difficilement accessible au Québec. En effet, le gouvernement de François Legault a restreint l’accès des travailleurs agricoles saisonniers au Programme d’expérience québécoise, une voie offerte par la province aux travailleurs temporaires et aux étudiants étrangers pour obtenir la résidence permanente.
Malgré les énormes sacrifices qu’ils consentent, année après année, en vivant pendant de longues périodes loin de leurs familles, de leurs maisons et de leur culture, les trois travailleurs mexicains se disent satisfaits de ce qu’ils ont accompli jusqu’à présent.
Apercevoir les visages des travailleurs agricoles saisonniers, entendre leur accent, voir leurs mains, leur peau brunie par le soleil, dans des lieux couramment fréquentés comme les marchés de Montréal, donne un nouvel aperçu de l’importance de ces travailleurs. Les côtoyer au lieu de voir uniquement leurs photos dans les champs est peut-être une autre façon de montrer la grande contribution de ces personnes qui, bien qu’elles passent plus de temps ici que dans leur pays, continuent d’être des travailleurs temporaires.
* Pour respecter l’anonymat de cet employé, nous avons changé son nom.