Dans la culture latino-américaine, il est normal que les personnes âgées vieillissent avec leurs enfants au sein du même foyer. Lorsque les personnes âgées sont plus indépendantes, il est courant qu’elles vivent à quelques rues de leurs familles, pour s’assurer que, quoi qu’il arrive, il y ait toujours quelqu’un pour les aider.
Cela devient une préoccupation supplémentaire en cas de migration. De nombreux parents finissent donc par immigrer au Québec une fois que leurs enfants ont trouvé une certaine stabilité dans la province, en particulier si les conditions qui ont motivé la migration persistent dans le pays d’origine.
Ce fut le cas avec les groupes de migrants latino-américains des années 1970, 1980 et 1990, comptant un grand nombre de parents et de grands-parents originaires du Chili, d’Argentine, d’Amérique centrale, de Colombie et, plus récemment, du Mexique, du Pérou et du Venezuela.
Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent, lors de rencontres, de fêtes et de pique-niques, que des familles latinos cherchent à se réunir avec d’autres familles qui ont leurs parents au Québec, dans le but de socialiser. Pour beaucoup, la prise en charge des parents nécessite une stratégie et une planification similaires à celles qui sont de mise avec les plus petits.
En effet, les personnes âgées immigrées d’origine latino-américaine ne trouvent pas nécessairement à s’intégrer facilement dans la société québécoise, malgré l’abondance des services destinés aux personnes âgées au Québec. Une barrière les empêche généralement de sortir, de socialiser et de conserver une certaine autonomie, même s’ils sont débrouillards : la langue.
Il n’existe pas de données précises sur le nombre de personnes âgées d’origine latino-américaine vivant au Québec. Selon un rapport présenté en mars dernier lors de la rencontre annuelle du Groupe d’expertise pour le développement de cités interculturelles au Québec, en 2016, environ 44 % des personnes âgées vivant à Montréal étaient nées ailleurs qu’au Canada.
Selon les statistiques du gouvernement fédéral, 96 % des immigrants de 65 ans et plus sont arrivés au Canada avant 2006.
Un apprentissage du français difficile pour les aînés
Doris González de Bolívar a 82 ans. Elle s’est installée à Montréal en 2021, 10 ans après sa première visite dans la ville.
Cette grand-mère aux cheveux gris et au regard espiègle a travaillé pendant 40 ans comme secrétaire au Venezuela et a étudié le droit alors qu’elle était déjà âgée. La situation politique, économique et sociale dans ce pays d’Amérique du Sud et les demandes constantes de sa fille Laura l’ont incitée à s’installer définitivement au Québec.
Doris est arrivée le 31 juillet 2021 à Hochelaga chez Laura, son mari et son fils. Elle est venue grâce au programme de parrainage des parents et des grands-parents du gouvernement canadien. « Je ne voulais pas venir, mais j’ai commencé à penser à ce que j’allais faire seule au Venezuela », se souvient-elle. « S’il m’arrivait quelque chose, personne ne me retrouverait avant plusieurs jours, alors que je serais déjà pourrie », ajoute en riant cette femme à la voix douce et enjouée.
Alors âgée de 80 ans, elle décide de prendre des cours de français. Elle apprend à faire l’aller-retour en transport en commun – et le fait pendant quelques mois – pour assister à ces cours, mais ceux-ci n’étaient pas adaptés à son niveau.
Sa fille Laura est son principal soutien. Elle a cherché d’autres moyens pour que sa mère puisse continuer à apprendre le français. On lui a suggéré un cours de français pour analphabètes, mais Laura a estimé qu’il ne serait pas non plus adapté aux besoins de Doris.
Elles ont fini par trouver un cours à temps partiel un peu moins exigeant. Même si la famille a récemment déménagé à Anjou, Doris continue à fréquenter une institution d’enseignement près de Hochelaga.
« Ici, le seul contact que j’ai en dehors de la maison, c’est avec mes camarades de classe. Les cours sont très difficiles pour moi et, en plus, mes camarades sont pour la plupart jeunes. Je demande toujours au garçon derrière moi de me dire ce que le professeur a dit », raconte-t-elle en riant.
Bien que Doris ait fait une chute une fois et se soit blessée lors d’un épisode de verglas, elle est toujours prête à sortir et à vivre sa vie. « J’ai toujours été indépendante et j’utilise le transport en commun. Ce qui m’arrête, c’est que je ne parle pas français. Si je sors, je ne peux discuter avec personne, sauf évidemment si je rencontre quelqu’un qui parle espagnol », regrette-t-elle. Elle fréquente également l’église Notre-Dame-de-Guadalupe (Mission latino-américaine), située sur la rue de Bordeaux, à Montréal, mais elle hésite à participer aux activités qui s’y déroulent tous les dimanches. Jusqu’à présent, la famille n’a pas trouvé de services hispanophones adaptés près de chez elle.
Bien que la présence de sa mère au Québec apporte à Laura une certaine tranquillité d’esprit, un doute s’insinue de temps à autre dans son esprit. « Il y a des moments où je me demande si la faire venir ici était vraiment la meilleure décision. Quand on est plus âgé, on n’est pas toujours prêt à quitter son pays, à laisser ses affaires, ses amis… Je pense que, peut-être, ce serait mieux qu’elle retourne au Venezuela, mais je me dis alors qu’elle serait seule, que tout pourrait lui arriver, et à ce moment-là, le doute disparaît. »
Pour Laura, il est essentiel qu’il y ait des lieux de rencontre pour ces aînés qui ne parlent pas français. « L’idéal serait qu’il y ait plus d’endroits où ils pourraient parler, jouer, tricoter, faire des promenades guidées – mais en espagnol. Autant il y a chez eux un besoin de s’intégrer au Québec, autant il est nécessaire qu’ils socialisent dans leur langue, car le rythme d’apprentissage n’est pas le même. Nous n’avons pas à exiger des personnes âgées ce que nous exigeons de nous-mêmes. Elles sont à une autre étape de leur vie », souligne-t-elle.
Manque de ressources
Ces lieux de rencontre sont généralement proposés dans les centres communautaires et les organismes d’aide aux immigrants. L’un de ces centres, bien connu de la communauté latino-américaine de Montréal, est le Centre d’aide aux familles latino-américaines (CAFLA). Il offre des services communautaires d’accompagnement aux immigrants, en accordant une attention particulière à la petite enfance et à la jeunesse. Il dispose également d’un service d’écoute et de soutien psychologique pour toute la famille en espagnol, y compris pour les personnes âgées.
Cecilia Escamilla, directrice du CAFLA, aimerait mettre sur pied un programme exclusivement destiné aux personnes âgées d’origine latine, mais elle sait que cela prendrait plus que de la volonté. Les ressources offertes par le Québec pour ce type de programme ne sont pas suffisantes, estime-t-elle.
« Chaque année, le ministère responsable des personnes âgées peut allouer environ 25 000 $ à un projet du CAFLA, mais avec cette somme, on ne peut même pas payer une personne responsable des ressources humaines à temps plein. Lorsqu’il y a eu des appels d’offres pour des projets, nous y avons participé afin de planifier des activités pour les aînés latinos, pour leur donner des informations, pour les aider à traduire des documents, mais ce n’est pas possible avec aussi peu de ressources », déplore-t-elle.
Le CAFLA, qui célèbre cette année son 20e anniversaire, a tenté au fil des ans de mettre en place des programmes pour les personnes âgées, mais n’offre pour l’instant qu’un soutien psychologique. « Nous avons développé plusieurs projets pour nos personnes âgées, mais notre local se trouve actuellement au premier étage, et nous ne pouvons pas les accueillir pour des activités ; c’est pourquoi nous les redirigeons vers d’autres organismes », déclare-t-elle.
Personnes âgées abandonnées
Pour Cecilia, le besoin de services en espagnol s’est accru avec le vieillissement des premiers groupes d’immigrants. « De nombreuses personnes âgées sont arrivées il y a 15 ou 20 ans avec leurs enfants pour s’occuper de leurs petits-enfants. Elles n’étaient pas totalement intégrées à la vie au Québec. Elles n’ont pas fait de francisation, n’ont pas socialisé avec des gens de leur âge. Leurs petits-enfants ont grandi et ont quitté la maison, mais les grands-parents sont restés. L’église le dimanche est pratiquement leur seule sortie », explique-t-elle.
Il y a eu des cas de grands-parents abandonnés, agressés par leurs propres enfants et même exploités financièrement, rappelle-t-elle. L’argent qu’ils recevaient au titre de l’aide sociale ou de la pension leur était retiré par leurs enfants. « Nous avons reçu des personnes âgées qui pleuraient devant nos bureaux, parce qu’elles ne savaient pas quoi faire. Certaines ont été abandonnées, parce que leurs enfants se sont remariés et sont partis dans une autre province, ou parce que le nouveau conjoint n’accepte pas le grand-parent à la maison », déplore-t-elle.
Selon elle, il faut aussi qu’il y ait un changement de paradigme au sein de la culture latino-américaine, pour permettre aux personnes âgées de rester indépendantes autant que possible.
« Nous agissons de façon à ce que nos parents sortent manger avec nous, qu’ils aillent à nos fêtes, que nous les emmenions à l’église – nous les traitons comme des enfants, nous les infantilisons, nous les minimisons au lieu de favoriser leur autonomie. Et tout cela parce que nous pensons qu’ils sont incapables, alors qu’en fait une personne âgée a déjà parcouru tout un chemin et peut faire plus que nous », avertit-elle.
Craintes de dépression
Lourdes* conduit souvent Pedro, son beau-père, aux activités qu’elle organise avec famille et amis. Il se dit satisfait depuis son arrivée à Montréal, il y a plus d’un an, mais Lourdes et son partenaire ont plutôt l’impression qu’il n’est pas heureux. « Nous pensons qu’il pourrait même souffrir d’une sorte de dépression, car parfois, nous le trouvons devant la télévision, mais celle-ci est éteinte », affirme Lourdes. Elle cherche des ressources pour aider son beau-père à mieux s’intégrer dans la société québécoise.
Une organisation propose aux personnes âgées des activités en français près de leur résidence. On a offert à Pedro d’assister à certaines d’entre elles pour qu’il socialise. Il a choisi de ne pas y aller.
« Il fait beaucoup d’efforts pour apprendre le français, mais il a peur de parler. Cela a été très difficile pour lui et il désespère, mais il continue d’essayer. C’est une situation très difficile. »
Actif, indépendant et désireux de socialiser
Jorge Huenufil est lui aussi un beau-père qui est arrivé au Québec récemment. D’origine chilienne, il a l’air en pleine forme. Il a travaillé pendant plus de 45 ans dans l’une des plus importantes maisons d’édition de journaux du pays en tant que directeur des opérations. Selon lui, les dernières années qui ont précédé son émigration ont affecté son système nerveux, avec des conséquences sur sa santé physique. Comme Doris, il suit actuellement des cours de francisation.
Venir au Canada était le dernier choix de Jorge : après l’émigration de ses cinq enfants et le décès de sa femme, l’homme de 76 ans a jugé préférable de passer les années suivantes auprès de Claudio, l’un de ses fils, et de sa femme Mervic, qui vivent à La Prairie.
Arrivé au Québec en juin 2022, il a déposé une demande d’asile. Il n’a pas encore eu d’audience, mais a un permis de travail.
Pour l’instant, comme travailler n’est pas dans ses projets, il étudie le français à temps plein. Il se rend à l’école, située dans la ville de Sainte-Catherine, et en revient en bus. Il étudie également en ligne pour devenir trader.
Jorge est grand, mince et jovial. Il nous assure qu’il est de bonne humeur et est reconnaissant de vivre ici, même si on sent qu’une certaine pudeur l’empêche de révéler toutes les difficultés avec lesquelles il doit composer. « J’aime le mode de vie au Canada et l’ordre. J’ai toujours été comme ça. Une fois que j’ai décidé quelque chose, je fais tout pour que ce soit positif. C’est un état d’esprit », déclare-t-il avec fermeté dans la voix et sur le visage.
Mais comme pour Doris, l’apprentissage du français est difficile pour lui. « C’est très lourd. Je n’ai pas 20, 30 ou 40 ans, donc je dois souvent traduire ce que je veux dire. Le mieux est de pouvoir penser immédiatement dans la langue, mais c’est très difficile pour moi. »
Il se dit reconnaissant de la manière dont le pays traite les immigrants. « Je sais que l’objectif est que chacun soit productif, et c’est pour ça que je pense continuer à faire des études. Ce que je veux, c’est en tirer le meilleur parti. »
Le Chemin du Passé (El Camino de Antaño) : un modèle à reproduire
Doris et Jorge n’ont pas d’espace pour socialiser près de chez eux, mais au cœur de Rosemont, les aînés latinos ont un endroit où ils peuvent socialiser en espagnol, échanger avec des aînés d’autres cultures et même bouger leur corps.
Le Centre d’orientation paralégale et sociale pour immigrants (COPSI) existe depuis 41 ans et a été créé par des immigrants chiliens dans les années 1980. Leur objectif ? Offrir des services en espagnol à leur communauté et à d’autres groupes de Latino-Américains.
Cet organisme est d’ailleurs devenu incontournable à Montréal. « Des gens de partout nous appellent pour obtenir des informations en espagnol et, comme nous sommes une référence, d’autres entités nous demandent de l’aide », dit Jessica Fierro, du COPSI. « Même la police nous a demandé d’aider des personnes âgées qui ne parlaient qu’espagnol », ajoute-t-elle.
Depuis 1995, le COPSI offre – par intermittence – des services en espagnol destinés aux personnes âgées. « Nous avons toujours eu à l’esprit la nécessité de briser l’isolement et de prévenir la maltraitance des aînés », explique pour sa part Carmen González, la directrice de l’organisation.
Le COPSI a mis en place un programme appelé Le Chemin du Passé, qui propose des activités uniquement aux personnes âgées. Ce programme, dont le nom en espagnol est « El Camino de Antaño », « représente le parcours de nos aînés, leurs expériences de vie et la façon de se servir de cette expérience pour aller vers l’avenir », résume Mme Fierro, la coordinatrice du programme.
Les activités se déroulent au sous-sol de l’église Saint-Édouard et comprennent une sorte de yoga sur chaise, de la Zumba, de l’artisanat et même des conférences. Le Chemin du Passé propose également des sorties, des marches et des randonnées, organisées grâce à une subvention du ministère de la Santé du Québec.
Au COPSI, les personnes âgées ont aussi accès à des paniers alimentaires, avec des menus adaptés à leurs besoins, incluant beaucoup de légumes. La banque alimentaire demande une cotisation annuelle de 10 $.
Actuellement, 200 personnes sont inscrites au Chemin du Passé. Les activités se déroulent principalement en espagnol, mais l’espace est devenu un point d’échange culturel pour les personnes âgées de toutes origines. Cela leur permet de renforcer leurs acquis dans les cours de français et d’espagnol, que donne également l’organisme.
« Beaucoup d’entre eux mettent des vêtements spéciaux pour venir aux activités. Ils apprécient le fait que nous leur donnions de la vie, de la joie. Une fois, nous avons organisé une activité dans un parc pour toute la famille, et ce sont les grands-mères qui ont fini par frapper la piñata. Elles nous en ont remerciés », déclare Mme Fierro.
En ce moment, l’organisme attend les services d’un prêtre hispanophone afin de pouvoir offrir une messe en espagnol, sachant que l’église et ses activités sont l’une des rares choses que les Latinos âgés fréquentent sur une base régulière.
Un autre aspect important du COPSI est qu’il profite de l’aide des personnes âgées elles-mêmes, qui collaborent en tant que bénévoles aux activités, ce qui non seulement les tient occupées et dynamiques, mais leur donne également le sentiment d’être très utiles.
Étant donné le nombre élevé de personnes participant aux activités, il y a une nécessité d’agrandir l’espace où ces bénévoles travaillent actuellement, car les personnes qui viennent au COPSI ne sont pas uniquement des habitants de Rosemont et de ses environs. « Elles viennent aussi de Laval et de la Rive-Sud, car nous savons qu’il n’y a pas beaucoup de services de ce genre à Montréal et dans sa banlieue », ajoute Mme González.
C’est pour cette raison que cette dernière ainsi que tous les intervenants interrogés pour la rédaction de cet article insistent sur le fait que les services destinés aux aînés hispanophones doivent être offerts non seulement au cœur de Montréal, mais aussi dans des lieux stratégiques où la population latino-américaine est importante, comme à Laval et sur la Rive-Sud.
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La Converse a communiqué avec le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration pour lui poser des questions sur les ressources allouées aux organismes qui proposent des services aux aînés latino-américains et sur les programmes spéciaux de francisation qui leur sont destinés. Nous n’avons pas encore reçu de réponse.
Données de Statistique Canada
- Environ 63 % des immigrants aînés (âgés de 65 ans et plus) arrivés au Canada de 2012 à 2016 ont déclaré ne parler aucune des langues officielles du Canada.
- Les immigrants et les réfugiés aînés sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté, d’être en moins bonne santé (état de santé perçu et maladies chroniques) et d’avoir de la difficulté à obtenir des services.
- Le risque de solitude est plus élevé chez les personnes qui présentent une multimorbidité ou qui déclarent faire face à des obstacles à la participation sociale que chez celles qui ne se trouvent pas dans cette situation.
- Même si, d’une personne immigrante à une autre, le parcours est différent et qu’il existe une grande diversité de cheminements, les facteurs de risque qui contribuent à l’isolement social des nouveaux immigrants et réfugiés aînés sont nombreux.
Ressources
Si vous êtes une personne âgée ou si vous vous occupez d’une personne âgée, certains organismes peuvent vous aider en vous offrant divers services en espagnol. Voici leurs coordonnées :
- COPSI - Programme le Chemin du Passé
- CAFLA : soutien psychosocial disponible pour les personnes âgées
- Casa Cafi
- AIEM : Ampérâge – Accompagnement multilingue personnes âgées
- MIRS : Café des aînés
- MANA
* Noms modifiés à la demande des personnes interviewées.