Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) a tenté plusieurs fois de réformer le système d’immigration économique de la province. La plus récente de ces tentatives, annoncée le 9 juillet dernier, exclut les travailleurs dits « peu qualifiés » (dont les camionneurs, les manutentionnaires, les préposés aux bénéficiaires et les travailleurs agricoles et agroalimentaires) du Programme d’expérience québécoise (PEQ). Ceux qui travaillent déjà au Québec y restent admissibles, mais doivent avoir un niveau élevé de maîtrise du français avant d’obtenir le Certificat de sélection du Québec (CSQ), nécessaire pour la résidence permanente. Selon plusieurs travailleurs et spécialistes en matière d’immigration, cette réforme aura de lourdes conséquences sur le plan humain et économique. Quand Donalee Martinez décroche son téléphone, il est dans le New Jersey.
Il me dit qu’on pourra se parler le lendemain après-midi, quand il sera de retour chez lui, à Montréal. Entre-temps, il doit franchir près de 700 km afin d’aller livrer la cargaison de pain qui se trouve dans son camion-congélateur. Donalee fait partie d’un groupe d’environ 60 camionneurs d’origine philippine – lesquels sont souvent recrutés au Moyen-Orient par des agents travaillant pour des compagnies québécoises ou canadiennes. Il est arrivé à Montréal en 2018, pensant qu’après quelques années, il pourrait faire venir sa femme et ses trois enfants, laissés aux Philippines.Dans son pays, Donalee avait dirigé pendant quelques années sa propre entreprise de camionnage, avant de tenter sa chance comme camionneur longue distance en Arabie saoudite, où il avait été approché par une agente de recrutement d’une compagnie canadienne.
« J’ai eu la possibilité de venir en Occident et je l’ai saisie, dit-il. Il fait mieux vivre au Canada qu’en Arabie saoudite ou aux Philippines. Ici, par exemple, tu sais que tes impôts financent des services qui aident la communauté. J’apprécie le fait de payer mes impôts ! »Avec la réforme du PEQ qui entre en vigueur le 22 juillet, Donalee Martinez, comme tous les travailleurs dits « peu qualifiés », sera obligé de présenter un degré de maîtrise du français intermédiaire ou avancé avant de pouvoir demander son CSQ, qui est un élément essentiel à l’obtention de la résidence permanente. Entre-temps, il devra renouveler son permis de travail chaque année. Il risque donc d’enchaîner les permis de travail temporaires pendant des années, sans savoir s’il pourra un jour déposer ses valises au Québec, ou si sa demande de permis suivante sera refusée.
Benito Supan est également camionneur. Comme Donalee, il est originaire des Philippines; lui aussi a été recruté en Arabie saoudite par une compagnie canadienne.
« J’ai rencontré quelqu’un sur Internet qui m’a dirigé vers un emploi, raconte-t-il. Le gars ne nous a jamais parlé du processus de résidence permanente, et il ne nous a jamais dit non plus qu’il fallait apprendre le français. Il nous a demandé beaucoup d’argent, et il nous a promis qu’il allait travailler pour qu’on ait notre résidence, c’est tout.» Pour payer l’agent qui a préparé son dossier d’immigration, Benito a déboursé environ 7 000 $, soit l’équivalent de plus de 10 mois de salaire. « En Arabie saoudite, ils ne te paient que 600 ou 700 $ par mois ; tu ne peux pas faire vivre une famille avec ça. C’est pour ça que j’ai tant voulu partir, ajoute ce père de quatre adolescents. J’aimerais tellement que mes enfants puissent venir vivre avec moi et finir leurs études ici. »
Depuis son arrivée à Montréal, Benito vit seul et travaille de longues heures, effectuant des allers-retours entre Montréal et Bécancour au volant d’un camion-citerne plein d’asphalte servant à la construction des routes. Il doit suivre des cours de francisation pour avoir la possibilité de devenir résident permanent, mais son horaire de travail lui laisse déjà à peine le temps de laver son linge. « On travaille de 10 à 12 heures par jour, du lundi au samedi. Le dimanche, on va à l’épicerie, on fait son lavage et on se repose un peu. C’est pour ça qu’on n’a pas le temps d’aller à l’école. Ce serait vraiment bien d’apprendre le français, mais comment l’apprendre si on ne peut pas étudier ? »
« Ça me crève le cœur que le gouvernement reste avec son plan pour les travailleurs temporaires, regrette Donalee, qui a pris plusieurs fois la parole lors des manifestations contre la réforme du PEQ organisées par le mouvement citoyen Le Québec c’est nous aussi ! Il se trouve dans la même impasse que Benito. « Il faudrait que je réussisse le test de français, mais nous travaillons de 60 à 70 heures par semaine depuis le début de la pandémie. Nous n’avons pas le temps de suivre des cours. »
Pendant quelques semaines, Donalee a profité de sa seule journée de congé hebdomadaire pour étudier. « J’ai suivi quelques cours, que j’ai payés de ma poche, mais ils ont été annulés en raison de la pandémie. En même temps, on nous a demandé de travailler davantage la fin de semaine. Donc, je n’ai pas pu continuer. »
Le cycle de la précarité
Pour les futurs travailleurs étrangers, peu importe leur degré de maîtrise du français, la situation est encore plus difficile. Après le 22 juillet, les travailleurs étrangers temporaires dits « peu qualifiés » qui ne bénéficient pas de la clause des droits acquis n’auront plus la possibilité de faire une demande de CSQ dans le cadre du PEQ. Me Ho Sung Kim, avocat en immigration, explique que le précédent gouvernement libéral a réformé le PEQ en 2018 pour faciliter le traitement des demandes soumises par des travailleurs peu qualifiés.
Les caquistes, qui ont fait campagne sur une réduction des seuils d’immigration, ont pour leur part essayé de réformer le système d’immigration économique quatre fois en un an et demi – en commençant avec une projet de loi qui aurait carrément effacé 18 000 dossiers d’immigration en février 2019, puis en tentant deux refontes du PEQ en novembre 2019 et mai 2020, avant d’arriver avec une version finale de la réforme en juillet. « Le gouvernement envoie un message très confus avec toutes ces réformes. À la fin, certaines personnes ne sont pas affectées, mais d’autres, même si elles ont contribué à la société québécoise depuis des mois, ne se sentent plus les bienvenues. »
Sur l’ensemble des personnes qui ont obtenu un CSQ en 2019, 86 % sont passées par le PEQ. « Le gouvernement voudrait fermer le PEQ, mais il a peur d’abolir un programme aussi attirant, donc il le rend plus compliqué », résume l’avocat.Interrogée à ce sujet, Marie-Hélène Blouin, porte-parole du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), souligne qu’il existe d’autres possibilités d’immigration au Québec pour les travailleurs dits « peu qualifiés ». Sans donner plus de détails, elle précise que le MIFI compte lancer plusieurs programmes pilotes afin de recruter des travailleurs étrangers peu qualifiés, notamment des préposés aux bénéficiaires et des travailleurs agroalimentaires. Au moment de publier ces lignes, rien n’avait été prévu pour les camionneurs.
Selon la CAQ, certains travailleurs étrangers exclus du PEQ pourront faire une demande de CSQ par le biais du programme Arrima, qui sélectionne des candidats en fonction des besoins de main-d’œuvre dans les régions. Ce programme laisse plusieurs acteurs du milieu sceptiques. Pour Selin Deravedisyan-Adam, présidente de l’antenne québécoise de l’Association canadienne des conseillers professionnels en immigration, la plateforme Arrima « n’est que de la poudre aux yeux ».
Selon elle, la grande majorité des travailleurs étrangers peu qualifiés, même ceux qui travaillent dans des secteurs essentiels, ne pourront pas passer par Arrima. Le programme fonctionne avec un système de points qui privilégie les travailleurs francophones, éduqués et plus jeunes. « Si un travailleur n’a pas l’[équivalent du] 5e secondaire, si son français est limité, ou s’il a plus de 40 ans, peu importe son expérience, ça ne fonctionnera pas », explique la consultante. Sur l’ensemble des travailleurs peu qualifiés qui auraient pu passer par l’ancien PEQ pour obtenir à terme le statut de résident permanent, elle pense que seul un sur 10 pourrait passer par Arrima.
La consultante collabore avec des employeurs québécois qui recrutent des travailleurs à l’étranger. Depuis l’annonce de la réforme du PEQ, elle déploie de grands efforts auprès de ces clients pour reclasser certains travailleurs afin qu’ils puissent être admissibles au nouveau PEQ. Ces clients se trouvent principalement en milieu rural, et elle considère que l’exclusion des travailleurs peu qualifiés du PEQ n’est rien moins qu’un « suicide économique » pour les régions : « Il y a des villages qui, sans ces familles, ne pourront pas être revitalisés. »
À la merci des employeurs
En passant par Arrima, les demandeurs reçoivent un permis de travail fermé qui les lie à un employeur précis. « Cela les place dans une situation très vulnérable si l’employeur ne les paie pas ou s’il y a d’autres formes d’exploitation », explique l’avocate Perla Abou-Jaoudé, une collègue de Me Kim. Ce genre d’exploitation, Benito Supan l’a déjà vécu. Dès leur arrivée à Montréal, Benito et ses camarades se sont aperçus que leur employeur les escroquait. « Il nous a dit qu’il nous paierait 22 $ l’heure, mais il n’a payé que 12 $, parfois 15. J’ai dit à notre patron qu’il devait nous payer au taux horaire écrit dans le contrat. Il nous a dit que ce taux était seulement valable pour les longs trajets… mais quand on est allés en Ontario, il nous a payés au même taux horaire que d’habitude. Là, on a porté plainte. »
Avec le soutien du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), un organisme communautaire situé à Côte-des-Neiges, Benito et ses collègues ont obtenu des permis de travail ouverts (leur permettant de travailler avec n’importe quel employeur) et de nouveaux contrats. Me Abou-Jaoudé craint qu’avec la primauté du programme Arrima, l’obtention des permis ouverts devienne plus difficile, ce qui forcerait les travailleurs à choisir entre un employeur abusif ou corrompu, le départ et la clandestinité.
Le combat de Mister Joey
À plusieurs reprises pendant notre conversation, Benito Supan s’interrompt pour me dire : « Il faut que vous parliez avec Mister Joey. » « Mister Joey », c’est Joey Calugay, organisateur philippin du CTI. Cet été, Joey et ses collègues sillonnent Montréal afin de sensibiliser les travailleurs migrants à leurs droits. Il se raconte brièvement, tout en distribuant des dépliants au métro De la Savane, naviguant entre le français, l’anglais et le tagalog, faisant la navette entre notre micro et les travailleurs qui passent, au rythme des portes tournantes. Il rappelle que les travailleurs temporaires philippins auprès de qui il œuvre sont « très vulnérables », non seulement en raison de leur statut migratoire, mais aussi en raison de leurs connaissances limitées du français et de la nature de leur travail.
« Ils ont souvent les jobs les plus dangereux et les plus sales, dit-il. Or, ce sont des jobs qu’on considère maintenant comme essentiels. Notre sécurité alimentaire en dépend. » « La pandémie a mis en lumière les vulnérabilités de ces travailleurs… et l’importance de leur travail, dit-il. C’est le temps de leur offrir la stabilité et la possibilité de rester au pays. »
À la recherche de solutions
La ministre Girault a répété à plusieurs reprises que cette réforme du PEQ sera la dernière. « Chaque femme, chaque homme, chaque enfant qui arrive au Québec doit s’y sentir accueilli et bienvenu, et on se doit d’aider à son intégration. Pour que l’immigration réponde adéquatement aux besoins du Québec, il faut poursuivre la transformation et la modernisation de notre système », a-t-elle déclaré. La réforme du PEQ n’a pas satisfait les membres du regroupement Le Québec c’est nous aussi !, qui se sont rendus au bureau de circonscription de la ministre, à Sainte-Agathe-des-Monts, la semaine dernière pour lui remettre des lettres de travailleurs et d’étudiants qui estiment être laissés pour compte par la réforme.
Donalee Martinez n’a pas pu rédiger de lettre ; il était sur la route. Mais il sait ce qu’il aurait écrit à la ministre : « Donnez-nous la possibilité de la résidence, et on ira à l’école par la suite. » Joey Calugay pense que les travailleurs temporaires doivent manifester leur opposition à la réforme. « Quand on pense à des choses comme le salaire minimum ou le congé parental, il faut se rappeler que les gouvernements ne se sont pas réveillés un jour avec l’idée de nous les accorder – ces gains sont le produit de nos luttes », rappelle le syndicaliste. Notre but est d’outiller les travailleurs pour qu’ils puissent faire connaître la situation et lutter pour leurs droits. »
Me Ho Sung Kim demande au gouvernement Legault de consulter davantage la communauté juridique. « Nous n’avons pas envie d’être tout le temps en train de lutter, déclare l’avocat, qui fait partie du conseil d’administration de l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI) et qui a signé, avec plus de 60 autres avocats, une lettre ouverte contre la réforme. Parlez-nous. Avec cette réforme, il y a de la place pour des améliorations. » Il conseille aux travailleurs touchés par la réforme de chercher des conseils juridiques.
De son côté, Mme Deravedisyan-Adam conseille des employeurs qui tentent de régulariser le statut de leurs employés étrangers. « Nous travaillons avec des employeurs qui essaient de garder le lien d’emploi avec ces travailleurs et de les tenir informés. Et nous travaillons avec nos candidats pour voir ce qui manque à leurs profils. Nous essayons de nous adapter, mais c’est une réforme qui nous reste en travers de la gorge. » Benito Supan et Donalee Martinez, pour leur part, songent à déménager au Nouveau-Brunswick ou dans l’Ouest canadien – à contrecœur. « J’ai un ami au Manitoba qui m’a dit qu’obtenir la résidence là-bas est très facile, explique Benito. Mais si je peux rester au Québec, je resterai. C’est le plus bel endroit au Canada ; et si je peux faire venir ma famille, on sera si heureux ! »
Mme Deravedisyan-Adam s’inquiète d’entendre des travailleurs penser à partir. « Beaucoup veulent s’en aller. S’ils le veulent, ils peuvent partir dans d’autres provinces, mais j’espère qu’il va y avoir une prise de conscience avant. »