Samedi dernier, une jeune femme prend le métro. Dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux, on la voit être retenue au sol par des inspecteurs de la Société de transport de Montréal (STM). La femme noire reçoit des coups au visage, assénés par l’un des agents. On voit aussi des passants qui tentent d’intervenir.
La jeune femme appréhendée aurait reçu des blessures à la tête qui ont ensuite nécessité son hospitalisation. L’affaire fait l’objet d’une enquête, et la dame concernée ne souhaite pas s’adresser aux médias pour l’instant. Le lendemain de l’incident, la STM a présenté par voie de communiqué sa version des faits. D’après elle, l’usagère n’aurait pas payé son droit de passage et aurait ensuite refusé de s’identifier et de collaborer. Ce n’est pas la première fois qu’une vidéo de ce genre fait les manchettes.
En 2019, une scène filmée dans le métro de Montréal montre des inspecteurs de la STM rouer de coups de bâton Lawrence Juliano Gray, 21 ans. Plusieurs autres cas de violence liés à des agents de la STM ont été rapportés dans les médias et sur les réseaux sociaux au cours des dernières années.
Une altercation qui marque l’esprit
Pour plusieurs, l’intervention de la semaine dernière indique qu’il est temps de questionner l’usage de la force dans les interventions des agents de la STM.
Raph K. Yoyo a été témoin de l’incident. Entendant des cris perçants, il accourt et découvre la scène, qu’il filme. « Deux agents de la STM sont en train de maîtriser au sol une femme noire. Ce qui m’a saisi, comme beaucoup d’internautes, c’est qu’à un moment donné, l’agent de la STM perd patience et frappe à plusieurs reprises la victime au sol en lui assénant des coups de poing au visage, raconte-t-il. Au moins, il y a eu des gens courageux pour intervenir. »
Il est le dernier à quitter les lieux après s’être enquis de l’état de santé de jeune femme. Mario Berniqué, spécialiste en intervention et opération de sécurité privée et publique, connaît bien le milieu dans lequel évoluent les inspecteurs de la STM. « Souvent, avec la STM, ou encore avec les agents de sécurité, ça débute avec une infraction mineure », explique-t-il. « Une personne refuse de s’identifier ou de collaborer, il y a une escalade, et ça devient une infraction sommaire en vertu du code de procédure pénale. Ça va jusqu’aux arrestations et à l’emploi de la force », déplore-t-il.
Selon M. Yoyo, rien ne peut justifier qu’un agent, en position d’autorité, puisse agir ainsi.
« L’inspecteur qui a perdu son sang-froid n’était clairement pas dans un processus qui permettait de désamorcer la situation, ou d’empêcher une escalade de la violence », poursuit-il.
Être formé pour réagir
« Les inspecteurs sont formés pour suivre le modèle d’usage de la force enseigné à l’École nationale de police du Québec (ENPQ), qui repose notamment sur le principe que la force utilisée doit être proportionnelle au degré de résistance et d’agressivité de la personne appréhendée », explique la STM à La Converse. Les agents de sécurité reçoivent une formation obligatoire de 14 semaines à l’école de police de Nicolet. M. Berniqué a formé des agents de la STM et des corps policiers. « L’usage de la force est le dernier recours », dit-il. Selon lui, les moyens utilisés par les agents dépendent du contexte, de la situation et de nombreux autres facteurs, et il y a des règles à suivre. « Ce n’est pas un combat organisé, c’est une manœuvre pour faire appliquer une loi », résume le policier à la retraite.
Ce n’est pas ce qu’a vu M. Yoyo à la station Jean-Talon. « Quand on met la force entre les mains d’individus, il faut s’assurer que ceux-ci répondent à un protocole clair », croit-il. « Ne me tuez pas, il ne faut pas me tuer » – c’est ce que, aux dires de Ralph Yoyo, criait la femme appréhendée. Sur place, il a appris que la présumée contrevenante venait d’immigrer au pays. « On ne connaît pas sa situation, d’où elle vient. Elle a peur, et avant de perdre son sang-froid, l’agent lui crie de mettre les mains derrière son dos », raconte M. Yoyo, qui croit que l’inspecteur a aggravé la situation.
« ll est totalement à côté de la situation à laquelle il réagit. Est-ce qu’il comprend la personne qu’il a en face de lui ? » demande-t-il. « Si les agents n’ont pas la formation adéquate, pourquoi ont-ils le droit d’intervenir ? »
Mario Berniqué suggère que les façons de faire puissent être revues. « Toutes les manœuvres techniques peuvent se faire si la société les accepte. Si elles ne sont pas tolérées, il faut adapter la formation aux règles sociales et aux orientations politiques », souffle-t-il en entrevue. S’appuyant sur sa longue expérience, il ajoute que ce sont les bavures et les accidents qui font en sorte que les formations sont ajustées.
Une enquête qui fait jaser
La STM a déclaré que la force utilisée était raisonnable lors de l’incident du 17 avril dernier. Alexandre Norris, de la Commission de la sécurité publique de Montréal, a demandé le 19 avril qu’une enquête indépendante soit menée pour faire la lumière sur cette affaire. Quelques jours plus tard, la STM a annoncé qu’une enquête interne aurait lieu.
« Lorsqu’une entité enquête sur elle-même, des questions sont immédiatement soulevées au sujet de la crédibilité d’une telle enquête, et ce, à juste titre », rappelle le président de la commission en entrevue. « Nous voulons qu’il y ait des enquêtes crédibles et indépendantes sur de tels événements », précise M.Norris.
La société de transport montréalaise a ensuite corrigé le tir en faisant appel à un expert indépendant spécialisé en déontologie pour enquêter sur l’incident. L’expert en question, Me Marco Gaggino, a déjà représenté l’Association des policiers provinciaux du Québec (APPQ) dans le cadre de la commission Viens, en 2017.
Il a également représenté Mathieu Chamberland, un policier cité en déontologie et accusé d’utilisation de la force sans droit, d’abus d’autorité et d’intimidation contre une présumée victime de 16 ans.La STM n’a pas souhaité commenter l’affaire davantage.
Un rôle à revoir
Alain Babineau, consultant en matière de sécurité et de profilage racial, se penche sur le rôle des inspecteurs de la STM. « Il faut garder en tête que ce ne sont pas des policiers. Ce sont des agents de sécurité qui assurent la sécurité et le bon fonctionnement », explique-t-il. Selon lui, leur travail doit être clair afin que leur conduite le soit également. « Est-ce que ça vaut la peine de provoquer une altercation physique à ce niveau ?
Au bout de la ligne, c’est la sécurité des passagers et des utilisateurs qui importe, bien au-delà de la collecte de 3,50 $ », rappelle-t-il. Cet ancien policier estime que les agents de la paix et les agents de sécurité qui côtoient toutes sortes d’individus doivent faire preuve d’humanité. « Il faut avoir de la compassion, et mettre l’accent sur le côté humain, croit M. Babineau. On doit examiner les circonstances, la situation de la personne qu’on interpelle – voir, par exemple, si elle est vulnérable, si elle a des problèmes de santé mentale, si elle est dans une situation financière précaire. « Il faut avoir de la compassion. »
Si la situation se répète, il suggère une intervention psychosociale.
M. Babineau affirme sans détour que la STM n’est pas exempte de profilage racial, comme tous les organismes d’application de la loi ou de la sécurité. « Le profilage racial se retrouve aussi dans l’utilisation de la force excessive », juge-t-il .
Différentes perspectives sur la sécurité
À la suite d’une demande déposée il y a un an auprès du ministère de la Sécurité publique, les inspecteurs de la direction Sûreté et Contrôle de la STM obtiendront le statut de constables spéciaux à partir de juillet. Cette nouvelle est préoccupante pour plusieurs, qui s’inquiètent des pouvoirs supplémentaires qui seront octroyés à ces agents. Ces pouvoirs leur donnent le droit de faire des arrestations sans avoir été témoins d’une infraction et d’avoir accès aux bases de données policières. Ils leur donnent aussi la possibilité de porter des armes.
Pour assurer cette transition, qui se fera graduellement, les 160 inspecteurs de la STM suivront une formation supplémentaire à l’École nationale de police du Québec. Marvin Rotrand, ancien vice-président de la STM et conseiller municipal de Snowdon, affirme que les nouveaux pouvoirs des constables spéciaux constituent un pas vers la militarisation des transports publics. La STM a indiqué qu’elle n’autoriserait pas ses inspecteurs à porter des armes, mais elle n’a pas précisé ce qu’elle entendait par « armes ».
M. Rotrand estime qu’en dépit des demandes du public, un doute subsiste à ce sujet. « Que ce soit ou non l’intention de la STM, une fois que les inspecteurs deviennent des constables spéciaux, c’est la décision de la Société. Les constables pourront être armés bien plus que la STM ne le laisse entendre », craint-il. Rémi Boivin, professeur agrégé de criminologie à l’UQAM et président du Comité sur les relations entre les inspecteurs de la STM et la communauté (CRIC), a travaillé avec la STM en tant qu’expert externe pour aider à la transition des inspecteurs de la Société.
Joint au téléphone, il explique que plusieurs membres du comité qu’il préside ont exprimé des préoccupations, notamment au sujet du profilage racial, mais ont aussi dit avoir bon espoir que les changements seraient pour le mieux. « Il ne s’agit pas uniquement d’avoir plus de pouvoirs, mais de faire le travail jusqu’au bout », résume-t-il.
Une responsabilité resserrée
Les inspecteurs qui patrouillent le réseau agissent actuellement à titre de fonctionnaires publics. La STM nous rappelle qu’ils sont soumis au Code d’éthique de la STM. Leur nouveau statut de constables spéciaux les soumettra à la Loi sur la police et à l’autorité du Commissaire à la déontologie policière. Le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) pourra aussi être saisi d’une enquête.
M.Babineau se réjouit du fait que les enquêtes puissent dorénavant être menées par des experts en la matière et considère que cette mesure rendra les constables spéciaux beaucoup plus imputables. « Ils vont devoir faire attention, car au lieu de se rapporter à l’interne, ils vont se rapporter au bureau du Commissaire à la déontologie. La marche est beaucoup plus haute pour ce qui est de l’évaluation des comportements », fait-il valoir. Marvin Rotrand affirme également que le nouveau statut des inspecteurs compliquera la manière dont les plaintes déposées contre eux seront traitées.
« La procédure peut prendre des années », dit-il au sujet des mesures en déontologie. « Personne ne veut qu’une plainte visant à déterminer si les agents ont fait un usage excessif de la force prenne plusieurs années, mais c’est ce qui risque d’arriver », laisse-t-il tomber. Dans un rapport, Rémi Boivin a formulé plusieurs recommandations, dont des consultations visant à aider le public à comprendre la nécessité d’une désignation légale et d’une structure de responsabilité externe.
« L’intervention du week-end dernier est un très bon exemple de la raison pour laquelle les inspecteurs devraient être des constables spéciaux », croit-il en, expliquant que le nouveau statut des inspecteurs exige que les incidents fassent l’objet d’une enquête par une entité externe, et que les conclusions soient rendues publiques.
Une nouvelle approche pour la STM
Dans le but d’améliorer ses services, la STM a déployé une nouvelle « stratégie de proximité » le 25 mars dernier. Celle-ci vise à rapprocher les inspecteurs des communautés présentes sur leur lieu de travail, une approche qui fait des gains dans le milieu policier. « Concrètement, deux régions de services seront créées pour favoriser une approche sociocommunautaire et la formation de liens entre les inspecteurs et la clientèle du milieu », lit-on sur le site Web du transporteur.
Theodros Wolde, président du chapitre de LaSalle de l’organisme communautaire ACORN Canada, a dénoncé la force utilisée par les agents de la STM lors de l’incident de la semaine dernière. Il ne voit pas qu’un tel rapprochement ait lieu. Il déplore que des incidents violents se multiplient depuis quelque temps et qu’ils touchent de façon disproportionnée les personnes vulnérables. « Il peut s’agir de personnes qui ne savent pas comment le transport en commun fonctionne, ou qui sont pauvres », avance-t-il. L’intervenant communautaire, qui est aussi comptable, indique que les personnes en situation de pauvreté sont racisées où immigrantes. « Il s’agit d’un problème systémique », déclare-t-il face aux interpellations et l’usage de la force.
C’est l’usage excessif de la force qui a condamné Derek Chauvin, le policier qui a tué George Floyd. Ici aussi, l’usage excessif de la force tue et blesse, et, le plus souvent, porte atteinte aux personnes vulnérables et racisées. « Dans notre société, les services policiers constituent la seule institution, outre les militaires, qui puisse utiliser la force meurtrière, rappelle le consultant en matière de sécurité et de profilage racial Alain Babineau. Convaincre 12 jurés et prouver tous les éléments des accusations hors de tout doute raisonnable n’est pas une chose facile, surtout qu’on part d’un policier qui, de facto, a le pouvoir d’utiliser la force. » L’ancien policier croit en outre que les agents doivent s’exprimer s’ils sont témoins de comportements problématiques de la part de leurs collègues.
À la suite du verdict historiq
ue du procès de Derek Chauvin, il souhaite que, partout en Amérique du Nord, ceux-ci retiennent une chose : « C’est correct de dénoncer ceux qui font de mauvaises choses, de témoigner et de comparaître. Il n’y a rien de mal à ça. »
Les citoyens peuvent porter plainte auprès de la STM pour traitement reçu. « La STM donne suite à toutes les plaintes reçues. Chaque plainte est lue, analysée et transmise au département concerné pour un suivi approprié », nous indique-t-on. Un citoyen mécontent du traitement de sa plainte peut s’adresser à l’Ombudsman de la Ville de Montréal.