Les drapeaux canadiens flottent fièrement dans les cieux, annonçant avec éclat les 156 ans de la création de la Confédération canadienne. À cette époque-ci de l’année, d’innombrables ressources sont mobilisées pour illuminer le pays de festivités et de spectaculaires feux d’artifice. En cette journée, le « Ô Canada » s’autocongratule. En cette journée, le « Ô Canada » se prétend champion des droits de l’Homme. En cette journée, le « Ô Canada » se proclame fervent défenseur de la justice. En cette journée, au Canada, les survivants des pensionnats indiens s’éteignent en attendant la douceur d’érable de Madame Justice.
En cette journée, La Converse s’attarde à la quête de justice et de réconciliation à travers les yeux des Grands brûlés de l’âme.
Un témoignage à l’origine de milliers de plaintes
En 2023, nous commémorons également les 15 années écoulées depuis la mise en place de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (CRRPI). Cette convention sombre est l’aboutissement d’une série d’événements douloureux déclenchés par le témoignage puissant de Phil Fontaine, ancien chef de l’Assemblée des Premières Nations, qui partagea courageusement son expérience dans les pensionnats autochtones en 1991.
Ce témoignage a provoqué une série de litiges contre le gouvernement canadien et plusieurs églises du pays, donnant lieu à 11 recours collectifs et à environ 15 000 plaintes individuelles jusqu’en 2007. Le gouvernement s’est retrouvé submergé par le volume des procédures et a décidé de mettre en place un processus appelé « mode alternatif de règlement des conflits (MARC) ». Ce processus a néanmoins été critiqué pour avoir négligé les contributions et les suggestions importantes issues des Dialogues exploratoires, tenus au fil des années. Il a été perçu comme réducteur et ardu par les communautés autochtones, les militants et les universités.
Sous la pression de l’Assemblée des Premières Nations (APN) et d’autres organisations, le gouvernement a entamé des discussions en vue d’un accord de règlement en juin 2005, avec la nomination de Frank Iacobucci. Afin d’assurer la représentation des voix autochtones à la table des négociations, Phil Fontaine et l’APN ont déposé une action collective connue sous le nom de Fontaine c. Canada en août 2005. Les négociations ont progressé rapidement en raison de l’instabilité politique découlant du caractère minoritaire du gouvernement de Paul Martin. Un accord de principe a été conclu le 20 novembre 2005, grâce au passage de Belinda Stronach du côté libéral à la Chambre des communes. Les négociations entourant la Convention de règlement relative aux pensionnats autochtones (CRRPI) ont été finalisées en août 2006, et le processus de mise en œuvre a été lancé devant les tribunaux le 19 septembre 2007.
La CRRPI est donc le fruit d’un accord entre les avocats des anciens élèves, l’Assemblée des Premières Nations, d’autres organisations autochtones, les avocats des Églises et le gouvernement du Canada. Cette Convention est à l’origine de la célèbre Commission de vérité et réconciliation du Canada(CVR) ainsi que de deux systèmes de paiement destinés à indemniser les victimes de ces institutions.
Le premier système est le Paiement d’expérience commune (PEC), qui consiste en « un montant forfaitaire reconnaissant les expériences vécues dans les pensionnats indiens et leurs conséquences ». Cette somme reconnaît la souffrance et les traumatismes subis par les anciens élèves.
Le deuxième système est le Processus d’évaluation indépendant (PEI), qui offre « un cadre non accusatoire et est orienté vers le demandeur pour le règlement extrajudiciaire des réclamations liées aux sévices sexuels, aux sévices physiques graves et à d’autres actes répréhensibles subis dans les pensionnats indiens ». Ce processus permet aux victimes de présenter leurs réclamations et de recevoir une indemnisation équitable.
De 2008 à 2012, des milliers de personnes déposent des demandes d’indemnisation, cherchant à obtenir une reconnaissance de la souffrance et des injustices subies dans les pensionnats autochtones au Canada. Le processus a été long et ardu, les derniers cas d’indemnisation ayant été enregistrés en mars 2021.
« Le gouvernement cherche simplement à se donner bonne conscience »
Parmi ceux qui ont réalisé ce parcours difficile se trouve Anne Rock, dont l’histoire comporte de profondes cicatrices. Elle a passé une enfance marquée par la tourmente dans l’école catholique de Uashat mak Mani-utenam, piégée entre les griffes de l’institution pendant sept longues années. Elle entend parler des indemnisations du gouvernement pour les anciens pensionnaires dans une émission de radio communautaire en 2008.
Arrivée à la fin de ce long et pénible processus, Anne se retrouve face à une quittance sur laquelle on lui demande d’apposer sa signature. En signant ce document, la survivante ne peut plus poursuivre le gouvernement fédéral et l’église responsable de sa souffrance dans une cour civile afin d’obtenir des indemnisations. Elle signe en pleurant. Elle explique qu’à cet instant, les fonctionnaires du gouvernement qui se tiennent devant elle se transforment en religieuses dans son esprit. Les souvenirs refont surface, et les visages de ceux qui ont causé sa souffrance se mêlent aux visages de ceux qui prétendent aujourd’hui lui offrir réparation.
Bien que ce processus « lui ait donné une claque pour ouvrir un tiroir enfoui », Anne ne peut s’empêcher d’éprouver une tristesse et une colère immenses au moment de signer cette quittance. Elle nous explique que c’est comme si on lui disait brutalement : « Tu ne pourras plus aller plus loin. Tu ne pourras plus poursuivre le prêtre, ni personne d’autre. Ferme ta bouche et accepte ce que nous te donnons. Nous te fournirons un avocat et prétendrons t’aider dans ces procédures. »
Aujourd’hui âgée de 63 ans, cette femme courageuse se confie avec sincérité. Aucune somme d’argent ne pourra jamais panser véritablement ses blessures. « Le gouvernement cherche à nous acheter, pensant qu’en versant quelques billets, tout sera effacé. Mais non, les frustrations, la colère, elles resteront ancrées en nous à jamais. Même si on nous donnait des millions, les séquelles demeureraient dans nos sentiments, dans notre esprit et au sein de nos familles. Tout est brisé. Ces blessures profondes, ces cicatrices, elles ne s’effaceront jamais », confie-t-elle avec amertume. « Le gouvernement cherche simplement à se donner bonne conscience », ajoute Anne devant ces apparences de « réconciliation ».
En repensant à son expérience avec les deux systèmes de paiement (PEC et PEI), elle se pose une question : « Quel est le prix d’une vie brisée ? » Anne Rock s’interroge sur l’existence même de la justice. « Ils ont détruit ma vie, mon mariage, mon esprit, mon identité de femme innue. J’aurais pu grandir dans le Nutshimit (territoire) et acquérir toutes les compétences et les connaissances de nos ancêtres… Mes enfants et mes petits-enfants portent encore les lourdes conséquences de ces traumatismes. Des vies ont été brisées. Non, il n’y a pas eu de justice », déclare-t-elle.
« On m’a éteinte, et j’ai vu mes enfants s’éteindre aussi »
Cette opinion de l’institution de la justice est partagée par la sœur d’Anne Rock, Muriel, qui elle aussi a reçu des indemnisations dans le cadre de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. « Jusqu’où nous ont-ils menés ? Peuvent-ils seulement mesurer l’étendue de notre extinction ? Est-ce qu’ils comprennent réellement ce dont je parle ? C’est moi qui sais comment j’ai été réduite à rien. On m’a éteinte, et j’ai vu mes enfants s’éteindre aussi », constate-t-elle avec une immense amertume.
Cette dernière a initialement réagi négativement à l’indemnisation, remettant constamment en doute la valeur accordée à la souffrance des Autochtones. « Je pensais que nous étions en train de nous faire avoir. Nous devions refuser, mais il fallait le faire en groupe, en tant que communautés. Mais la réaction de mes collègues était que, si nous refusions, c’était fini. Le gouvernement ne reviendrait plus dessus », rapporte-t-elle, le cœur serré par un douloureux sentiment d’injustice.
Au-delà des démarches administratives éreintantes, l’aspect le plus déchirant de la réception de l’indemnisation a été d’éprouver de nouveau, devant les représentants du gouvernement, l’horreur qu’elle avait vécue. « Quand j’ai commencé à raconter, j’ai caché mon visage, les larmes ont coulé, cela a duré plusieurs minutes », confie-t-elle d’une voix brisée, plongée dans la tourmente de ses sombres souvenirs.
Ce sentiment d’impuissance la hante tout au long du processus. Pour elle, c’est une cause perdue bien avant la signature de la quittance. Muriel explique que la position d’un nombre important de membres de sa communauté ne laisse guère de place à l’objection ou à la contestation des conditions proposées. « Les gens des communautés étaient pressés de recevoir leur argent. Ils ne pouvaient pas attendre. On connaît la réalité déchirante de la pauvreté qui sévit dans nos communautés. Recevoir 3 000 $, c’est une goutte d’eau dans une vie de misère. Pour moi, c’était comme une bataille perdue d’avance, une blessure supplémentaire », déclare-t-elle avec émotion, la voix profondément marquée par l’amertume. Elle explique qu’elle a finalement cédé et signé, car elle se sentait seule, abandonnée face à un système qui ne semblait pas comprendre sa véritable souffrance, sa véritable perte.
« Comment on sait qu’on a eu justice ? »
Tout comme les sœurs Rock, les frères Kistabish ont tous deux reçu une indemnisation pour les sévices subis au pensionnat autochtone d’Amos (Saint-Marc-de-Figuery).
« L’argent ne guérit pas. » C’est ainsi que Norman Kistabish, ancien chef de la Nation Abitibiwinni à Val-d’Or, résume son expérience du processus d’indemnisation et de la Convention. C’est inspiré par le courage de ses frère et sœur, qui ont entamé une poursuite judiciaire contre le gouvernement et l’Église catholique qui gère le pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery que, le 13 mars 2005, il trouve lui-même le courage de prendre la parole et entame une conversation qui va durer plus de 12 heures avec son avocat. C’est la première fois qu’il raconte les horreurs qu’il a vécues. Plus il parle, plus ses douleurs remontent à la surface.
Norman Kistabish considère son engagement dans le processus judiciaire comme le début de sa guérison. Dans le cadre du Processus d’évaluation indépendant, il raconte pendant cinq audiences les sévices qu’il a subis dans les pensionnats autochtones. Ayant reçu une compensation financière plus élevée que la plupart des survivants, Norman insiste sur le fait que l’argent ne peut pas panser toutes les blessures. Selon lui, « il n’y a pas eu de justice complète, seulement de la déception et de la contrainte ». Ce sentiment d’incomplétude persiste, et le manque demeure malgré tout.
Mais lorsque nous évoquons la réconciliation, le visage de Norman s’éclaire d’un sourire doux et résolu. Il nous explique que sa propre réconciliation a débuté bien avant la Commission de vérité et réconciliation. « Elle a commencé chez nous, entre nous », déclare-t-il avec une lueur de fierté dans le regard. C’est au sein de sa propre famille, parmi ses amis, sa communauté, ses bois, sa terre qu’il a pu changer le cours de sa vie. « J’avais transmis un chemin de consommation à mes enfants, mais maintenant, je suis un vrai survivant, un combattant, dans ma recherche de bien-être », nous dit-il. Assis devant les flammes douces de ses chandelles, l’aîné de 68 ans nous livre ce message : “Comment on sait qu’on a eu justice ? Pour l’instant, moi je considère que c’est ma guérison. »
« Les Grands brûlés de l’âme »
« On est loin en sacrament, on est à des années-lumière de la réconciliation », déclare pour sa part Ejinagosi Kistabish. « On parle toujours de guérison, ben la guérison n’arrive pas. C’est un concept complexe, ce n’est pas un but en soi. La guérison est un cheminement. C’est pénible, il ne faut pas oublier ça – c’est pour la vie, le restant de la vie, qu’on doit apprendre à vivre avec ça, à composer avec elle chaque jour, inlassablement » , continue-t-il d’une voix émotive.
Après un moment de recueillement, Ejinagosi nous demande sur un ton empreint de compassion : « Avez-vous déjà franchi les portes de l’hôpital des grands brûlés à Québec ? » Puis, replongé dans ses souvenirs, il poursuit : « J’y suis allé il y a 20 ou 30 ans. J’ai visité cet hôpital, car je voulais savoir s’il était possible de guérir de graves brûlures. Dès mon arrivée, j’ai immédiatement compris que je me trouvais dans la même situation que les brûlés, tant sur le plan physique que mental. Les patients de cet hôpital ne souffrent pas seulement au niveau de leur apparence physique ; ce qui fait mal est également dans leur tête, dans leur esprit. Leur corps est complètement mutilé. Lorsque vous commencez à parler avec l’un de ces patients, vous comprenez le mal qu’il ressent. »
Ejinagosi, dont le nom signifie « celui qui raconte », nous explique : « C’est pourquoi je me décris moi-même comme un “grand brûlé de l’âme”. ». Il exprime ainsi sa volonté de renommer les survivants, de les appeler les « grands brûlés de l’âme », une expression qui rend plus fidèlement compte de leur expérience et de la gravité de leurs cicatrices invisibles, selon le septuagénaire.
Huit longues années ont passé depuis que les portes de la Commission de vérité et réconciliation se sont refermées. Chez l’aîné des Kistabish, qui a été agent régional, les mots sortent de sa bouche après avoir été mûrement réfléchis : « Non, on ne peut pas prétendre avoir obtenu justice, mais la CVR a accompli un travail considérable. Dans une inondation, on tente de tout prévoir, mais il est impossible d’évaluer simultanément tous les dégâts. La CVR a fait tout ce qui était réalisable, compte tenu de l’ampleur des ravages. On sauve ceux qu’on peut. »
Les Grands brûlés de l’âme, hantés par un incendie perpétuel, continuent d’attendre avec impatience la caresse de Madame Justice. Dans l’ombre des drapeaux canadiens, la lourdeur administrative prive de nombreux anciens pensionnaires des fruits de leur lutte. Pour l’instant, la réconciliation semble n’être qu’un écho fugace des feux d’artifice qui se dissipent dans les cieux. De leur côté, les frères Kistabish et les sœurs Rock se concentrent sur leur propre guérison et la réconciliation au sein de leur communauté, s’efforçant de raviver les douces flammes qui les ont autrefois animés. Ils tiennent à transmettre leur histoire, dans l’espoir qu’elle soit utilisée à bon escient pour sensibiliser certains et inspirer la résistance chez d’autres.