Quelques jours après le triste anniversaire de la tuerie de Québec, qui a volé la vie de six hommes, nous avons voulu donner la parole à des hommes musulmans, en toute humanité. Ils se sont confiés malgré la gêne, la pudeur – et l’envie de rester forts et positifs, ce qui, en soi, n’est pas étonnant. À travers la parole qui se libère, on décèle tout de même une grande lassitude. Les voici qui nous racontent.
« Je ne regrette rien »
Aymen Derbali aurait pu être la septième victime de l’attentat de la grande mosquée de Québec. Il a été atteint de sept balles. « Les douleurs, ça ne finit jamais. J’ai incarné la douleur, dans mon dos, dans mes mains, tout le temps c’est des champs électriques. Je souffre à chaque instant », nous confie-t-il dans son salon. Malgré les souffrances, Aymen nous a invitées chez lui en nous ouvrant grand sa porte. Il sourit, ne s'empêche pas de blaguer, et nous offre des biscuits. Il ne regrette pas d’être allé à la prière le 29 janvier 2017 au Centre culturel islamique de Québec. « Je ne regrette rien, c’est le destin », dit-il avec candeur. Le soir de l’attentat, il configurait une nouvelle télévision pour son fils. « J’ai regardé ma montre, il était 19 h 25. Si j’avais pris 5 minutes de plus, je n’y serais pas arrivé à temps, car la prière commence à 19 h 30. » Il a envisagé la possibilité de prier à la maison, avant de changer d’avis. « Je me suis dit : “Non, je vais aller à la mosquée.” J’ai dit à ma femme : “Je vais faire ma prière à la mosquée et je reviens, je vais terminer la configuration de la télévision après.” » Aymen n’est pas revenu. En 100 secondes, le tueur a fait 6 morts, 8 blessés et 17 orphelins. « Il visait les têtes. La majorité ont reçu des balles dans la tête », rapporte Aymen. « La balle que j’ai reçue à la main, c’est quand j’ai fait chahada (prière prononcée par un mourant qui lève l’index pour rappeler l’unicité de Dieu). Aussitôt que j’ai levé ma main, il a visé ma main. Il était entraîné, il ne reculait pas. Il avait 50 balles, il en a tiré 48 en 100 secondes», se rappelle-t-il.
Ciblait-on les hommes ?
Le soir de l’attentat, un dimanche soir, il n’y avait qu’une femme à la mosquée. Quelques enfants se trouvaient au sous-sol pour les cours coraniques. « Le dimanche soir, il y a principalement des hommes à la mosquée », explique Aymen Derbali. Il faut savoir que, le jour de la Jummah, le jour sacré de la semaine chez les musulmans, est le vendredi. C’est le moment où il y a le plus de familles à la mosquée. Le tueur avait fait du repérage avant de commettre son massacre. Il s’était déjà présenté à la mosquée un vendredi pour faire l’aumône, et à d’autres reprises les semaines précédentes. Ciblait-il les hommes musulmans ? Difficile de le savoir. Une seule personne – le tueur – connaît la réponse. « Il n’a pas choisi le moment où il y a le plus de femmes, il a choisi le moment où il y a le plus d’hommes », précise Aymen. À la mosquée, on sépare toujours les hommes et les femmes. Au Centre culturel islamique de Québec, la salle de prière des femmes est à l’étage. Le tueur est resté au rez-de-chaussée, il n’a pas tiré vers le haut et n’est pas monté à l’étage. « Peut-être qu’il a préféré tuer des hommes, je ne sais pas. Mais c’est évident que c’est le dimanche soir qu’il y a le plus d’hommes. »
L’image de l’homme musulman
Le 29 janvier 2017, ce sont des familles entières qui ont été touchées par l’attentat. Si des hommes ont été visés ce soir-là, les femmes musulmanes demeurent cependant les principales victimes des actes islamophobes au Québec, en raison de l’intersectionnalité de leurs enjeux.« Le racisme demeure genré, c’est à dire qu’il y a une intersection race et genre, ce qui crée des distinctions et non une concurrence », explique Leïla Benhadjoudja, experte en sociologie du racisme et professeure adjointe à l’Institut d'études féministes et de genre, à l’Université d'Ottawa. Elle affirme toutefois que l’image de l’homme musulman barbare, violent, est plus pernicieuse qu’on le croit. D’autant plus que très peu de recherches universitaires se sont penchées sur le sujet. « Comme nous le rappelle Edward Said, l’Islam est un trauma pour l’Europe. Il y a quand même eu une civilisation musulmane en Europe pendant plusieurs siècles… Le 11 septembre 2001 n’a fait qu’accentuer cette image, qui associe le corps des hommes musulmans à la peur, fait-elle remarquer. Dans l’imaginaire collectif, leur masculinité est dangereuse et ils sont incapables de tendresse, de douceur. » L’homme musulman est ainsi vu comme dangereux pour l’Occident, mais aussi pour les femmes musulmanes.Dans ce contexte, l’attentat de Québec a en quelque sorte offert une rare occasion d’humanisation des hommes musulmans. « Pour une rare fois, nous avons vu dans les médias un homme musulman – la victime Azzedine Soufiane, notamment – souriant et honoré pour sa bonté et sa bravoure. Doit-on arriver à un massacre pour parler d’eux autrement ? »
Le cliché du musulman fâché
Aymen Derbali dénonce le reportage erroné de TVA Nouvelles, diffusé 11 mois après l’attentat, qui annonçait qu’une mosquée de Montréal avait demandé d'exclure des femmes d'un chantier de construction voisin le jour de la prière. « Certains médias essaient de nous provoquer pour amener la population à penser qu’on n’accepte pas la norme, qu’on veut faire notre propre loi », dit-il. Il cite en exemple le discours présentant l’homme musulman comme quelqu’un qui ne laisse pas la femme travailler, un stéréotype qui est loin de la réalité. Il montre du doigt le rôle qu’ont les médias dans la diffusion de ces représentations. « Malheureusement, ce sont souvent des journalistes qui véhiculent le cliché de l’homme musulman macho, qui dénigre la femme et considère qu’elle n’a pas de droit, alors que c’est totalement faux », affirme-t-il. La couverture médiatique des guerres dans les pays à majorité musulmane alimente la peur. « Il y a des attentats, et les médias propagent le cliché de l’homme musulman dur, violent, qui fait peur », déplore le père de famille.
Ce cliché, Aymen Derbali l’a subi dans sa vie professionnelle. Il a parfois eu l’impression de ne pas pouvoir vivre son islamité normalement. En 2005, il suit un cours d’immersion en anglais à l’Université Bishop’s. Il porte alors la barbe longue. Une discussion sur l’immigration a lieu dans un cours sur la multiculturalisme. Une étudiante québécoise affirme que les immigrants viennent au Canada parce que leurs pays sont pauvres, et Aymen la reprend, lui disant que cette affirmation est infondée. L’étudiante lui répond en lui demandant pourquoi il ne retourne pas dans son pays. « Je me suis fâché et j’ai dit : “Mind your business !” », se souvient-il. Quelques jours plus tard, une camarade le prévient en lui disant : « Fais attention, elle a dit qu’elle avait peur que tu mettes une bombe à l’université. » Pour Aymen, cette expérience montre bien le préjugé selon lequel un homme musulman mécontent est un terroriste potentiel. « Il y a des gens qui pensent que, si un musulman se fâche, il va mettre une bombe, il va commettre un acte terroriste. C’est un être humain comme tout le monde, qui crie et qui se fâche aussi ! » s’exclame-t-il. C’est ce genre de clichés qui, selon lui, a contribué à l’attentat de Québec. Aymen Derbali était consultant en technologie de l’information. Il a travaillé pour de grandes entreprises et pour certains organes provinciaux et municipaux. En 2014, il travaillait dans un organisme gouvernemental lorsque la fusillade sur la Colline du Parlement canadien a eu lieu. Le lendemain, la chef du département interne s’est mise à l’ignorer. « Elle ne répondait pas lorsque je lui disais bonjour. Un mois plus tard, la directrice a demandé que je sois remplacé et transféré dans un autre département. J’ai demandé les raisons, on ne m’en a pas donné. »
Reprendre le contrôle
« C’est rare qu’on a la chance de se vider le cœur. Les femmes musulmanes souffrent beaucoup, et c’est normal de leur offrir écoute et tribunes. Mais les hommes aussi galèrent, et souvent en silence », avance avec hésitation Munir, arrivé du Pakistan il y a près de 20 ans.Évidemment, le racisme et l’islamophobie ne datent pas du 29 janvier 2017. Là où de nombreux hommes musulmans le ressentent le plus, c’est sur le marché du travail. Si les violences en contexte professionnel reviennent souvent dans les échanges, c’est que c’est dans ce cadre qu’ils se sentent le plus souvent vulnérables. C’est là que leur fierté et leur honneur sont touchés. « Le reste du temps, on arrive à ignorer, à vivre avec. Mais quand tu dois nourrir ta famille, l’enjeu change. Tu te sens pris au piège, tu étouffes », illustre Munir, qui travaille dans la restauration. Pour lui, le sentiment d’impuissance est le pire. « La plupart du temps, je me retrouve dans des situations où je ne dois rien dire pour ne pas perdre ma job. Je dois toujours sourire et banaliser la situation. Ça devient lourd. » Les faux sourires, Jamal refuse désormais d’en faire. Il ne se censure plus non plus dans le cadre de débats, au risque de « paraître agressif ». « Comment je compose avec l’islamophobie et le racisme ? Ça va sembler intense, mais je fais le choix de ne plus travailler pour des employeurs québécois », lance d’entrée de jeu Jamal, ingénieur et père de famille vivant à Montréal depuis plus de 10 ans. C’est, en quelque sorte, sa façon de contrecarrer l’impuissance évoquée par Munir.
S’il en est arrivé à ce choix radical, c’est que les microagressions, particulièrement sur le marché du travail, l’ont mené au bout du rouleau. Il se souvient tout particulièrement de ses débuts. Malgré une solide expérience dans son domaine, les centaines de CV qu’il envoyait restaient lettre morte. Un jour, il rencontre par hasard un ami de jeunesse du Maroc, qui travaille pour l’entreprise où il essaie d’entrer et pour laquelle il est parfaitement qualifié. L’entreprise qui affiche encore des postes, mais qui ne le rappelle jamais, en dépit de ses nombreux appels. « Il m’a avoué que la secrétaire avait une stratégie de filtrage des CV bien particulière : elle mettait simplement de côté les CV dont elle n’arrivait pas à prononcer le nom facilement. » Depuis ce jour, Jamal a modifié son nom de famille composé, pour le simplifier. Au fil du temps, l’ingénieur a acquis assez d’expérience pour ne plus avoir à envoyer de CV. En fait, c’est l’inverse maintenant qui se passe: il est recherché pour son expertise. Il a désormais des options. « Depuis que j’ai le choix, je ne travaille plus pour des employeurs d’ici. Je vis au Québec, mais mes clients sont ontariens, américains. Et, oui, je ressens une différence au niveau du racisme », déclare-t-il sans détour.
Comment lutter de manière efficace ?
Mais les changements se font-ils trop lentement ? Aymen pense que oui. « On ne dénonce pas fort. Il y a des incidents, et la police intervient plus qu’avant, parfois. Mais les gens ne comprennent pas la limite ou la différence entre la liberté d’expression et les propos haineux », croit-il. Il souhaite que les groupes d’extrême droite soient classés et jugés comme des organisations terroristes. Cinq ans plus tard, Aymen demeure toujours à Québec. Plusieurs des survivants et des rescapés de la communauté musulmane de Sainte-Foy ont quitté la capitale nationale pour l’Ontario. Aymen souhaite qu’on se penche maintenant sur les raisons et les conséquences de l’attentat du 29 janvier. « S’il n’y a pas de volonté politique de la part du gouvernement provincial, tous les efforts que l’on peut faire pour lutter contre l’islamophobie n’auront pas d’effets importants », estime le survivant. Il estime devoir passer à l’action pour les six hommes, six frères, qui sont tombés à côté de lui il y a cinq ans. « Mon sang a été mélangé au leur sur le tapis. J’ai le devoir d’honorer leur mémoire : de combattre, de m’impliquer dans le combat contre l'islamophobie et toutes sortes de discriminations – qu’elles soient contre les Noirs, contre les Autochtones, contre n’importe quelle communauté qui en subit. Car eux, ils sont tombés à cause de l’islamophobie. Tant qu’on ne lutte pas de manière efficace, le danger est là. Il va tout le temps nous guetter. »