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5/5/2023

L'esprit de communauté, du quartier au restaurant

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

Lorsqu’il fait noir, la lumière de la Cantine Burgz, le restaurant de Jackson Joseph, illumine le trottoir comme une lanterne. L’après-midi, la luminosité du local fait presque concurrence à la lumière du jour. En passant devant la vitrine, de nombreux passants saluent le propriétaire de la main. « C’est comme un aquarium ici. On voit tout. »

Si c’est Jackson qu’on remarque derrière la vitrine, c’est pourtant lui l’observateur. Résidant du quartier, il n’a connu que le Sud-Ouest de Montréal, et rien ne lui échappe.

À la fréquence à laquelle jeunes et moins jeunes lui font signe en passant, on imagine facilement les gens faire la fille devant le comptoir à l’heure des repas. On peut en déduire que le restaurant et son propriétaire sont bien appréciés dans le coin. Mais ça, derrière son pragmatisme inébranlable, ce n’est pas lui qui vous le dira.

L’humain derrière le restaurant

À la Cantine Burgz, on savoure des plats haïtiens réconfortants, cuisinés de façon traditionnelle. M. Joseph a réuni deux choses qu’il affectionne particulièrement : la cuisine de son pays d’origine et ce quartier qui lui est cher. Et si la recette est traditionnelle, le poulet est halal ici. « J’ai des amis qui sont de la communauté musulmane. Par respect pour les gens qui ont cette foi, je le fais », dit le restaurateur, qui ne pratique aucune religion. À l’approche de l’été, il nous promet des nouveautés au menu, avec des plats à déguster sur le pouce.

L’idée d’ouvrir un comptoir lui est venue lors de la visite de sa famille des États-Unis. « J’ai des cousins qui sont venus de Boston. Ils voulaient manger de la nourriture haïtienne et j’ai réalisé qu’on n’en avait pas, dans ce coin de la ville », dit-il. Trois ans plus tard, à l’été 2020, le restaurant a ouvert ses portes sur la rue Charlevoix, à Pointe-Saint-Charles.

« J’ai décidé que, malgré la pandémie, il fallait continuer », se souvient-il. Les difficultés sont nombreuses : la main-d’œuvre et les matériaux sont difficiles à obtenir, la distanciation sociale est de mise, les couvre-feux se succèdent. M. Joseph estime que les événements et le climat qu’a généré la pandémie lui ont fait perdre d’importants revenus. Mais cela ne l’a pas empêché d’avancer.

Joseph avait été employé toute sa vie, mais le choix de devenir entrepreneur s’est imposé de lui-même. « J’ai travaillé au même endroit pendant 23 ans. Je me suis rendu compte que, si je n’étais pas en haut, j’avais de la difficulté avec l’autorité », dit celui qui se décrit comme un électron libre. Pour M. Joseph, le plus important, c’est d’être égal à soi-même. « On reste authentique, des fois fou aux yeux de certains », déclare le propriétaire.

Certains ont d’ailleurs dû le trouver fou de se lancer dans un tel projet. « Quand tu lances une entreprise, c’est sûr que tu as des échecs. Mais je n’appelle pas ça des échecs ; c’est un processus d’apprentissage. Parfois, l’échec est essentiel et nécessaire pour mieux repartir », expose-t-il en guise de conseil à ceux qui voudraient se lancer. Il cite ensuite Mandela à ce sujet : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. »

Joseph n’avait donc aucune expérience en restauration. « Honnêtement, j’ai vraiment appris sur le tas », confie-t-il. Il décide cependant de mettre à profit ce qu’il connaît le mieux : le service à la clientèle. Il s’agit d’un domaine qu’il considère comme étant particulièrement important, et où il note parfois des lacunes. « C’est pas moi qui fais la cuisine ! précise M. Joseph. J’ai travaillé dans un centre sportif. Le service à la clientèle, c’est quelque chose que j’ai en moi, dont j’ai fait l’expérience, que je connais bien. »

Le service devient ainsi son modus operandi. « Un client, c’est un humain », déclare M. Joseph. À l’ouverture du restaurant, le besoin d’entretenir des liens se fait sentir auprès de la clientèle. « Au début de la pandémie, je savais que j’avais un rôle à jouer, presque un suivi psychologique », se remémore-t-il. À ce moment, les gens avaient peu d’occasions de sortir. Il laisse donc les visiteurs du restaurant s’exprimer, ou simplement profiter de la présence les uns des autres. Il ressent également l’effet d’un tel accueil. « Raconter à quelqu’un qu’on a pensé à lui, ou prendre le temps de lui dire quelque chose, ça m’a sorti de l’isolement », souligne-t-il. Près de trois ans plus tard, il demeure dans le même esprit. « Tout être humain a besoin d’être écouté. L’écoute, c’est une belle chose. Parler, c’est bien, mais écouter, c’est mieux. »

Aux dires du propriétaire, c’est le bouche à oreille qui est à l’origine du succès du restaurant. C’est bien connu, la restauration est un milieu difficile en termes de chiffre d’affaires. « Je voulais une croissance organique. Mais ce n’est pas suffisant, compte tenu des circonstances », dit-il en se questionnant sur la suite des choses. Il y a des résidants du quartier qui viennent de façon hebdomadaire, d’autres qui lui disent qu’ils ne connaissaient pas l’endroit lorsqu’ils s’arrêtent jeter un coup d’œil. M. Jackson estime que la majorité de sa clientèle n’est pas d’origine haïtienne. Ce sont eux aussi, croit-il, les clients les plus difficiles.  

La Petite-Bourgogne tatouée sur le cœur

Jackson Joseph vit dans ce quartier depuis toujours. Ses parents s’y sont installés avant sa naissance. « Je remercie beaucoup mes parents d’avoir fait ce choix-là. Maintenant, honnêtement, je ne me vois pas vivre ailleurs. On est à proximité de tout. On a un joyau ici, comme le canal de Lachine. C’est un quartier qui est vibrant, qui est très vivant », explique-t-il. M. Jackson raconte comment son père, qu’il qualifie de visionnaire, avait vu tout le potentiel de l’endroit il y a plus de 40 ans déjà. « Il m’avait dit alors que j’étais tout petit : “Ces quartiers vont être hors de prix. Les gens ne pourront plus y habiter” », rapporte l’entrepreneur.

Ces quartiers, c’est la Petite-Bourgogne et ses environs, c’est-à-dire les quartiers limitrophes aux contours flous pour la population locale : Griffintown, Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles, où se trouve la Cantine Burgz.

Le nom du restaurant est un hommage à la Petite-Bourgogne, que ses habitants surnomment parfois « Burgundy ». M. Joseph a dû se résoudre à établir son commerce de l’autre côté du canal de Lachine. « J’ai tout tenté pour avoir un espace. La réalité est que, présentement, dans la Petite-Bourgogne, le loyer commercial est exorbitant », déplore-t-il.  

Ce quartier, qui est historiquement ouvrier, est le berceau du jazz et des populations noires montréalaises. C’était à l’origine le quartier multi-ethnique de la ville. De nos jours, la Petite-Bourgogne se compose principalement de logements sociaux. Cependant, la rue Notre-Dame, sa principale artère, compte un grand nombre de commerces de luxe. Difficile de l’ignorer et de ne pas être frappé par le contraste lorsqu’on en est conscient.

Joseph a été aux premières loges de la mutation des quartiers du Sud-Ouest de Montréal. « J’ai vu la transformation, que j’appelle “la défiguration”. Pour moi, ce n’est pas du beau développement, c’est défigurer un quartier », affirme-t-il.

Même s’il est loin d’avoir l’âge de ses aînés, M. Jackson pourrait être un doyen de la Petite-Bourgogne. Avant la Cantine Burgz, il a longtemps œuvré dans le milieu communautaire à titre d’intervenant. « J’ai fait beaucoup d’interventions auprès des familles, auprès des jeunes », souligne-t-il. Il a également été entraîneur de soccer et de basketball. Il a laissé sa trace au Centre sportif de la Petite-Bourgogne, où il était autrefois impliqué dans la gestion. « J’y ai mis des affiches dans le corridor, qui parlent de tout notre héritage », dit-il.

Il a fait la même chose au restaurant. « Ce qui est affiché aux murs, ce sont des gens de la communauté », explique-t-il en pointant Oliver Jones et d’autres personnes qui ont marqué l’histoire. Il n’hésite pas à plonger dans les archives et les coupures de journaux pour retrouver des fragments du passé et des lieux. « Et le restaurant, c’est un clin d’œil pour ne pas oublier nos pas. On a vécu, on a raconté notre histoire. C’est notre responsabilité de la perpétuer », croit-il. « Si on ne raconte pas l’histoire, elle est vite oubliée avec la gentrification », précise-t-il avant d’ajouter que, malgré tout, on ne peut effacer l’histoire.

Il regrette le sort réservé à la Petite-Bourgogne et l’occultation de son riche passé : « Ce quartier mérite plus d’attention, mérite d’être connu. Il faut qu’il ait un statut spécial. » Il caresse le rêve de réaliser un projet lié à l’histoire du quartier et pouvoir ainsi la faire connaître aux jeunes générations : qui a habité le quartier ? Pourquoi y a-t-on habité ? Et qu’est-ce qui y est arrivé ? Pour lui, une chose est sûre : « Le “Harlem du Nord” est toujours là ! » C’est cet héritage qu’il souhaite léguer aux communautés qui y sont installées, depuis peu ou depuis toujours.

Joseph témoigne du fort sentiment d’appartenance qui unit les gens du quartier, même ceux qui viennent de s’y installer. « L’une des choses qui me frappent, c’est l’entraide », remarque-t-il.

Il le constate chez les jeunes, avec qui il a longtemps travaillé. « Les jeunes sont réunis dans la cour d’école non par leur couleur de peau ou leur ethnicité, mais par leur identité. C’est une image forte que j’ai dans ma tête », explique-t-il. L’identité, parfois, c’est un quartier qui les voit grandir. Que leur souhaite-t-il à présent ? « De ne pas faire comme notre génération, d’être capables, même très jeunes, d’identifier certaines choses et d’avoir un plan pour la génération qui vient. Avoir un legs, transmettre la culture », fait valoir M. Joseph. Il poursuit en soulignant le travail à faire par les jeunes. « On ne veut pas qu’ils frappent des murs comme on en a frappé. Il faut préparer le terrain, leur laisser un terreau fertile. »

S’il est conscient du racisme qui persiste et des systèmes de discrimination, Jackson Joseph souhaite cependant ouvrir les fenêtres des occasions à saisir. « Il faut retrousser ses manches, s’entendre, créer la richesse dans la communauté », énumère-t-il. « Moi, j’essaie de défoncer des portes. Il y a beaucoup d’éducation à faire, même chez les gens qui sont éduqués. Certains ne comprennent pas les principes de base de l’entraide dans une communauté. Il y a des séquelles du néo-colonialisme », croit-il.

Le quartier est l’un des deux grands amours de M. Joseph ; l’autre est Haïti. « Je chéris le rêve d’y vivre », déclare-t-il. Et cet amour, comme il le dit si bien, personne ne pourra le lui enlever.

L’actualité à travers le dialogue.
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