Le 19 février 2022, Lazhar Zouaïmia s’apprête à retourner au Canada, sa terre d’accueil et l’endroit qu’il considère comme son chez-lui depuis près de 20 ans, après un séjour passé en Algérie, au cours duquel il a visité sa famille. Il est loin de se douter, à ce moment-là, qu’il deviendra bientôt un symbole de la répression du régime algérien.
À l’approche du cinquième anniversaire du Hirak, le mouvement pro-démocratique qui a pris d’assaut les rues d’Algérie en février 2019, La Converse publie un documentaire audio qui revient sur ce moment clé de l’histoire du pays à travers l’expérience de Lazhar Zouaïmia. Ce Canadien d’origine algérienne a été emprisonné le 19 février 2022, au terme d’un séjour dans son pays d’origine, pour ses activités en ligne.
Le dernier voyage
Lazhar Zouaïmia habite en banlieue de Montréal avec sa famille depuis plusieurs années, mais garde toujours un lien fort avec l’Algérie, le pays qui l’a vu naître et où vit encore une partie de sa famille. Il a fait le choix « déchirant » de quitter l’Algérie en 2003, désillusionné par les premières années de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. « J’ai su que ça n’allait pas aboutir. Il n’y avait pas d’intention du pouvoir de faire quoi que ce soit [avec le pays] », explique-t-il.
Il choisit donc d’immigrer au Québec, une terre francophone et de « possibilités », dit-il. Après quelque temps passé au chevet de sa fille, alors nouveau-née, il décroche un emploi chez Hydro-Québec en tant que technicien, poste qu’il occupe encore aujourd’hui.
En février 2022, Lazhar s’apprête à retourner en Algérie. « Il y a eu un événement tragique chez moi : le décès de mon enfant », raconte Lazhar au micro de La Converse, se remémorant son fils, Mehdi. « J’ai voulu aller visiter ma famille, me ressourcer, partager mon deuil. »
Lazhar passe donc trois semaines dans sa famille, près d’Annaba, ville côtière de l’est, à proximité de la frontière tunisienne. Il effectue aussi un séjour un peu plus au sud, à Ghardaïa, aux portes du Sahara. « J’ai vu des lieux que je ne connaissais pas avant, dit-il. Ça m’a fait du bien. »
Le 19 février, l’heure du départ sonne. Lazhar franchit les 100 kilomètres qui le séparent de l’aéroport de Constantine pour prendre son vol vers Alger en matinée. De là, il doit ensuite prendre un avion vers Montréal.
« Je suis passé au guichet pour obtenir ma carte d’embarquement, raconte-t-il. Il y avait un gars qui était debout [...]. Il me regardait. C’était un peu bizarre. » Il comprend alors que quelque chose est sur le point de se passer.
Lorsque Lazhar obtient sa carte d’embarquement, l’homme prend la parole. « Il m’a dit : “Tu es Lazhar Zouaïmia ? ” “Oui.” “Tu viens avec nous.” » Lazhar le suit donc, et commence alors un interrogatoire de plusieurs heures.
« J’étais stressé quand même, mais j’espérais que ça finisse, [que] je prenne mon avion pour Alger. » Mais plus le temps passe, plus l’espoir s’amenuise. Lorsque l’heure de l’embarquement arrive et passe, l’anxiété s’installe pour de bon chez Lazhar. On lui confisque son téléphone et sa tablette, et les questions se multiplient.
« Ma conjointe m’a appelé parce que, en principe, j’aurais dû être à Alger. [...] Elle m’a dit : “Je suis inquiète.” Je lui ai répondu : “Maintenant, tu es inquiète pour de bon. Je suis chez les services de sécurité.” » Des heures plus tard, Lazhar est redirigé à l’extérieur de l’aéroport. La nuit suivante, il va la passer en détention.
« Ç’a été ma première nuit, ma première expérience en cellule. Sans lumière, avec des barreaux, comme ceux qu’on voit dans les films. »
Le Hirak, le point tournant
Pour comprendre l’emprisonnement de Lazhar à ce moment-là, il faut remonter trois ans plus tôt, en 2019. À l’approche des élections présidentielles, qui devaient avoir lieu en avril, les autorités algériennes annoncent en février qu’Abdelaziz Bouteflika, alors président depuis 1999, briguera un cinquième mandat à la tête du pays.
L’indignation est vive, la colère éclate. La population dénonce, entre autres, le fait que Bouteflika est absent de la sphère publique depuis au moins 2018. En fait, ses apparitions ont progressivement diminué à partir de 2013 en raison de graves problèmes de santé. En quelques jours, des citoyens prennent la rue pour contester la nouvelle. Ces manifestations trouvent un écho aux quatre coins de l’Algérie, d’abord à Kherrata, en Kabylie, le 16 février, avant de déferler sur Alger, le 22 février. Cette première manifestation monstre marque le début du Hirak.
Dès lors, chaque vendredi, le rendez-vous est renouvelé. Partout en Algérie, la population sort et affirme son espoir de démocratie. Ce mouvement d’une envergure inouïe a pris de l’ampleur et a rejoint la diaspora, notamment ici au Canada.
« C’est comme si le peuple [algérien] était dans le coma et s’est réveillé », illustre Lazhar Zouaïmia. Il s’est réveillé pour dire non. » Non à la continuité du règne de Bouteflika, certes, mais surtout, non à la corruption et à l’emprise prolongée de l’armée sur l’État. « Les gens avaient espoir que ça change. »
À Montréal, des rassemblements hebdomadaires, miroirs de ceux qui s’organisent à des milliers de kilomètres de là, sont tenus en face du Consulat général d’Algérie à Montréal. Lazhar prend part au mouvement. Membre de longue date d’Amnistie internationale, il participe à des forums en ligne et à des manifestations en faveur de la démocratie dans son pays d’origine.
D’après lui, c’est cette implication dans le mouvement qui lui a valu son emprisonnement. Lazhar est loin d’être le seul militant du Hirak à avoir fait un séjour en prison. « Après 10 jours [en prison], on m’a ramené dans une aile spéciale. C’est pour les terroristes actifs ou passifs ; les gens de Facebook, du Hirak et d’autres, des terroristes de la décennie noire. »
Loin de ses proches, il se retrouve donc emprisonné avec des terroristes pour avoir exprimé ouvertement ses opinions pro-démocratiques. « Ça laisse des séquelles. On perd du poids, ou on sort avec une maladie. »
La répression, constante de l’Algérie moderne
Le cas de Lazhar appartient à une longue et triste tradition de répression des différents régimes algériens. « Tout de suite après l’indépendance, on commence déjà à avoir l’autoritarisme politique qui s’installe et les capacités répressives de l’État qui s’améliorent », explique Francesco Cavatorta, professeur de science politique à l’Université Laval.
Le chercheur, qui a longtemps étudié le Maghreb, souligne qu’au lendemain de l’indépendance algérienne, le Front de libération nationale (FLN) assume rapidement le rôle de parti unique à la tête du pays. Pendant une trentaine d’années, les conditions de vie en Algérie s’améliorent : sous la présidence de Houari Boumédiène notamment, le pays investit massivement dans l’éducation et la santé, propulsé par une économie florissante qui dépend des hydrocarbures.
Au tournant des années 1980, toutefois, l’Algérie est frappée de plein fouet par une crise économique en raison de la chute soudaine du prix du pétrole. « On se rend compte en effet que le vieux système économique ne fonctionne plus », illustre M. Cavatorta.
Des réformes s’ensuivent, mais l’insatisfaction grandit au sein de la population. Une tentative de démocratisation est alors tentée par le FLN, qui ouvre les portes au multipartisme en 1989. Mais après la victoire anticipée du Front islamique du salut, qui prône la création d’un État islamique en Algérie, aux premières élections démocratiques du pays en décembre 1991, le gouvernement panique.
En janvier 1992, l’armée prend le contrôle du pays et annule les élections : éclate alors la décennie noire, marquée par la guerre civile, qui oppose l’armée algérienne et des terroristes islamistes, dès 1992. Dix années de terreur ponctuées par des affrontements sanglants, au cours desquelles s’affrontent, officiellement, les militaires et les forces armées islamistes. Dix années de terrorisme qui forceront un grand nombre d’Algériens à quitter leur pays dans l’espoir de trouver une vie meilleure ailleurs.
Pendant longtemps, la décennie noire va demeurer un « traumatisme » pour le peuple algérien, explique M. Cavatorta. Ainsi, lorsque le Hirak éclate en 2019, la population entrevoit une occasion d’établir enfin une démocratie qui respecte sa volonté. « Ça devient un peu le moment où la société algérienne redécouvre la rue, redécouvre les manifestations, demande quelque chose de différent », illustre l’expert.
Toutefois, l’arrivée de la COVID-19 freine le mouvement. Rapidement, les mesures sanitaires deviennent un moyen pour le régime algérien d’étouffer les manifestations, et par la même occasion, les militants du Hirak. Petit à petit, une nouvelle ère de répression s’installe.
« Le régime a visé beaucoup plus directement certaines personnes, certains personnages, certains journalistes, certains activistes. » Le fait de viser certains ressortissants, comme les Canadiens d’origine algérienne, n’est pas anodin : cette méthode s’inscrit parfaitement dans la stratégie du régime, selon le professeur.
« Ça indique assez clairement la volonté du régime, c’est-à-dire : “Vous êtes expatriés, vous n’êtes plus là. Ne mettez plus le nez dans ce qui ne vous concerne plus”, d’une certaine manière. »
Lazhar n’est pas le seul Canadien à avoir passé du temps derrière les barreaux lors d’un voyage en Algérie : Hadjira Belkacem, éducatrice en garderie en milieu familial à Montréal, a aussi été refoulée à l’aéroport au moment de prendre son vol de retour vers le Canada, en 2022. Plus récemment, le cas du chercheur Raouf Farrah, arrêté en février 2023 et retenu en prison pendant plus de huit mois, a aussi fait couler beaucoup d’encre dans les médias d’ici.
Aux yeux de M. Cavatorta, ces cas sont devenus un peu l’exemple de ce qu’il peut arriver aux ressortissants dont les opinions déplaisent aux autorités. « La conséquence, c’est de faire réfléchir deux ou trois fois plutôt qu’une les gens qui voudraient mener des campagnes politiques, pousser pour un changement dans le pays depuis l’extérieur. Comme on le voit, être à l’extérieur ne protège pas forcément – et ne protège pas la famille qui va rester derrière. »
Selon Lazhar, toutefois, baisser les bras n’est pas envisageable. « La répression, ça n’aboutit à rien, résume-t-il. Ce n’est pas une solution, de réprimer les gens. Beaucoup de gens sont sortis, continuent à parler, même en Algérie. [...] Il y a un côté de certaines [personnes] qui renoue un peu avec la culture de résistance. Il y a cet héritage-là ; les gens n’aiment pas la hogra*, comme on dit. Ça les touche, et ils disent : “Je parle maintenant.” »
Un soutien inébranlable
Au Québec aussi, des personnes ont pris la parole lorsque Lazhar était en prison. « Heureusement, ici [au Québec], il y a eu une grande mobilisation. J’en ai eu des échos, même en prison. » Son entourage s’organise petit à petit, et il obtient le soutien de nombreuses institutions, comme le Syndicat de Champlain ( personnel enseignant) ainsi que le Syndicat canadien de la fonction publique, qui le représente au sein d’Hydro-Québec.
Amnistie internationale organise aussi une campagne de soutien et se mobilise pour lui acheminer des lettres de solidarité. Jules Béliveau, ancien voisin et journaliste retraité, a pris la peine de lui écrire une lettre déterminante dans le combat pour sa libération.
Dans le cadre de ce reportage, La Converse a réuni les deux hommes afin de connaître leurs réflexions sur les événements de 2022, un an et demi après les faits.
Lorsque Jules Béliveau réfléchit à ses premiers souvenirs de Lazhar, c’est avec le sourire et un immense respect. « Quand je l’ai su, je vous avoue que les deux bras m’en sont tombés, confie-t-il. Mon voisin, Lazhar, qui était emprisonné en Algérie ! Lui qui aimait tellement son pays d’origine, être emprisonné là-bas ! C’était extrêmement troublant. »
Il décida alors de coucher ses pensées sur papier, pour son ami. Sa lettre fut l’une des nombreuses missives envoyées en Algérie en signe de solidarité avec Lazhar. « Écrire une lettre, ce n’est finalement pas très difficile. Dire qui était pour moi Lazhar, ce n’est pas difficile. La quantité de lettres qui peuvent arriver dans le bureau d’un dirigeant politique, ça c’est majeur. »
« Tout témoignage, toute action, quelle qu’elle soit, a son importance, acquiesce Lazhar de son côté. [Mais] son témoignage quand même, il a beaucoup de poids. Ça, ce n’est pas une goutte, hein ! Ce n’est pas une goutte ! » Puis, en se tournant vers M. Béliveau : « Ton témoignage, il a un poids dans mon contexte à moi. »
Rapidement, ces lettres se multiplient. Elles lui apportent un soutien psychologique important, et elles augmentent aussi la pression sur le gouvernement pour le libérer. Après 40 jours de détention, à la fin mars 2022, il finit par retourner devant le juge. Une surprise l’attend à son retour dans sa cellule.
« Après quelques minutes, le personnel de la prison est venu dans ma cellule. Ils m’ont dit : “Arrange tes trucs.” Je n’avais pas compris. Je venais de rentrer, comment j’allais arranger [mes choses] ? Ils m’ont dit : “Non, tu t’en vas !” » C’est là qu’il comprend ce qui se passe : le juge lui accorde la liberté provisoire. Il parvient donc à rentrer chez ses proches, à des centaines de kilomètres de là, près d’Annaba.
Un retour amer, une nouvelle mission
Même s’il est désormais en liberté provisoire, les malheurs de Lazhar ne sont pas terminés. Ses deux premières tentatives pour quitter le pays, au mois d’avril, échouent : on refuse qu’il sorte du territoire, à coups de détentions interminables juste avant l’embarquement sur son vol. Quelques semaines plus tard, il tente sa chance une troisième fois. Le même scénario se reproduit : on le détient juste avant l’embarquement, mais cette fois, quelque chose change.
« Après un certain temps, même le décollage de l’avion est retardé, raconte-t-il. Et puis, on me redonne mon passeport. » Il évite alors de poser des questions aux agents devant lui, voulant éviter des problèmes supplémentaires. Il prend ses bagages et se dépêche vers la porte d’embarquement.
« Je courais, pratiquement. J’étais le dernier [à embarquer]. J’avais perdu ma ceinture, je tenais mon pantalon d’un côté, et mon sac de l’autre ! relate-t-il avec un petit rire. Et puis, je suis monté. J’ai pris une photo, je l’ai envoyée à ma conjointe, comme quoi j’étais dans l’avion. »
À Montréal, le retour est joyeux et empreint de soulagement. Des youyous retentissent à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Lazhar fait son arrivée et prend sa femme dans ses bras. « Merci à tout le monde ! Merci, merci », l’entend-on dire à la petite foule réunie pour l’accueillir.
Lazhar est de nouveau un homme libre. Du moins, tant qu’il ne retourne pas en Algérie. En octobre 2022, près de six mois après son retour au Québec, la justice algérienne le condamne par contumace à cinq ans de prison ferme, l’empêchant ainsi de retourner dans son pays d’origine sans risquer de nouveau la prison, mais cette fois pour de nombreuses années.
Après avoir vécu l’enfer en prison, Lazhar garde cependant espoir. Son expérience, il en fera une force et une mission à son retour au Québec. Depuis, il s’affaire à raconter son histoire, pour mettre en lumière les enjeux liés aux droits de l’Homme.
La Converse l’a accompagné lors d’une conférence organisée par Amnistie internationale. Lazhar a pris la parole devant des dizaines de jeunes au Collège Lionel-Groulx, sur la Rive-Nord de Montréal.
« Le combat pour les droits humains nécessite toujours un engagement, explique-t-il en chemin vers l’établissement. C’est devenu vital pour moi, surtout que j’ai subi ça. Ce n’est pas théorique, ce n’est pas un cas lointain. Je l’ai subi. Donc, j’aimerais bien que les gens, à travers mon cas, connaissent d’autres cas. »
Cette conférence, ce n’est pas la première que donne Lazhar. Il a raconté son histoire plus d’une fois, dans les médias, mais aussi auprès des jeunes. Depuis son retour, il s’est familiarisé avec les grandes salles, le public, et les échanges qui en découlent.
« C’est comme si c’est pas la première histoire que j’entends comme ça, réagit Laurence, une étudiante présente lors de la conférence de Lazhar. Je trouve ça dommage, en fait. C’est comme si on était rendus habitués, et il ne faudrait pas. Il faudrait que les histoires comme ça continuent de nous toucher, de nous rendre sensibles et d’être déçus du système. »
Toute action a son importance. Toute histoire a sa leçon. Pour Lazhar Zouaïmia, raconter son histoire est un devoir. Et son histoire, à lui, c’est aussi celle de l’Algérie, et ses souhaits pour son avenir. « L’Algérie, c’est un pays, c’est notre pays, c’est les gens. On a passé du temps là-bas, on est nés, on a nos ancêtres, on a une histoire [là-bas]. On souhaite que ce soit comme dans les autres pays démocratiques. »
Son histoire porte ainsi l’espoir d’une Algérie nouvelle, renouvelée, qui témoigne d’un riche héritage dans toutes ses nuances et qui laisse son peuple décider de son avenir. « La première des choses, c’est que les gens aient leurs droits de base, [...] que les gens aient droit à la parole. Les gens ont droit à tous les droits : manifester, se réunir, s’exprimer, le droit des journalistes de poser des questions, le droit d’avoir une justice équitable… Ça, ça ne demande pas des budgets, ça demande une volonté. »
*Mot arabe signifiant « injustice, mépris, humiliation face à l’oppresssion ».