Vendredi soir, le soleil se couche lentement à l’horizon. Il est 21 h, les magasins ferment leurs portes. Les amis se rassemblent dans les restaurants et les cafés pour célébrer la fin de semaine. Pendant ce temps, dans le local du Forum Jeunesse Saint Michel, un prodige se prépare. La porte grinçante s’ouvre, une symphonie de chaâbi se fait entendre dans les escaliers. Ici, Alger résonne. Ici, Alger vit. Les notes, comme des plaintes déchirantes, évoquent une beauté nostalgique.
La Converse s’est immiscée dans l’intimité de l’Orchestre Chaâbi de Montréal (OCM) lors de ses répétitions, discussions en coulisses et spectacles, afin de mieux comprendre cette dévotion si particulière qui pousse 20 personnes à se réunir toutes les semaines. Le mot « chaâbi », qui désigne un véritable joyau musical issu d’Alger, vient du mot arabe chaab, qui signifie « peuple ». Le chaâbi est donc lié à la notion de « populaire » en arabe.
« Un devoir qu’on fait avec plaisir »
Dans les cafés du Petit Maghreb, à Montréal, surviennent des rencontres informelles entre amateurs fervents de chaâbi et de musique algérienne. Ali Idres, jeune Algérien de 27 ans et porte-parole de l’OCM, nous explique ce qui suit : « Les habitués, les artistes et les mélomanes savaient que le vendredi soir au café Oasis, c’était une soirée de chaâbi. Donc, nous nous regroupons avec nos instruments et nos chants, et nous jouons tous ensemble. C’est une façon d’oublier l’exil et de retrouver, ne serait-ce qu’un instant, le parfum du bled [du pays natal]. »
Dans l’enceinte de ces cafés, l’histoire se forge, portée par des âmes passionnées, dont celle de Mourad Taleb, un ancien maestro, accompagné de Nassim Gadouch et de Lamine Djanki, qui a soufflé l’idée de créer un orchestre de chaâbi sans but lucratif. Le but est de célébrer la diversité maghrébine, avec une attention particulière portée à l’Algérie. « On veut rassembler la communauté », explique Sofiane Benyahia, président de l’OCM.
Depuis 2017, la vingtaine de musiciens et de choristes de l’Orchestre Chaâbi de Montréal se réunissent chaque vendredi soir. De 21 h à minuit, le temps s’efface. Les musiciens s’abandonnent à l’alchimie musicale et s’efforcent de perfectionner leur art.
Karima Bougherara, l’une des choristes, réside au Québec depuis 2007. Elle souligne l’importance de faire rayonner la musique algérienne dans le paysage artistique québécois. « Il est essentiel qu’on nous voie à notre juste valeur. Nous avons une histoire, une culture, une richesse. Nous ne sommes pas simplement des immigrants venus ici pour travailler ; nous possédons aussi un savoir », glisse l’ancienne agente d’artiste. Elle ajoute : « Les médias ne représentent jamais l’Algérie sous cet angle, ne montrent pas que nous sommes des êtres joyeux, créatifs et sensibles. Ils parlent de nous comme d’un pays marqué par la guerre civile et la violence. »
À l’OCM, elle remplit ce qu’elle considère être un « devoir ». « Et je l’accomplis par plaisir, le plaisir de partager cette musique, (…) surtout avec la jeunesse, en particulier celle de la diaspora qui n’y a pas facilement accès. » Sofiane renchérit : « Quand nos enfants vont à l’école, ils n’apprennent ni leur histoire, ni leur langue, ni leur culture. Quand mes enfants me demandent : “Papa, qu’est-ce que la guerre d’Algérie ? Pourquoi sommes-nous ici ?” ça me tue, ça me déchire le cœur ! »
Redouane, lui aussi père de famille, est du même avis. « À travers le chaâbi, nous voulons encourager les jeunes à apprendre leur langue, ce cœur qui fait battre la culture. » Il a même créé une école de musique pour atténuer les effets du déracinement culturel chez les jeunes d’origine algérienne. « Son initiative est précieuse. Moi, je n’ai pas connu cela en grandissant au Canada. Avoir un lieu où sa langue maternelle est parlée, où ses coutumes sont appréciées et son histoire valorisée, c’est vital pour la construction de soi », commente Ali.
« Le chaâbi, ça vit en nous »
Lamine Djanki, surnommé « l’Encyclopédie » par ses compagnons de l’OCM, nous plonge au cœur de l’histoire du chaâbi. « Le chaâbi est le fruit de la fusion de la musique savante arabo-andalouse et du melhoun, porteur de la poésie dialectale maghrébine », explique-t-il. Les sujets qu’aborde le chaâbi sont des expériences fondamentales communes : l’amitié et l’amour, par exemple.
Cette « musique du peuple » est venue combler un vide : « Au XIXe siècle, la musique classique arabo-andalouse, comme la nouba, régnait en maîtresse dans les cours royales et était réservée à une élite éclairée. Sa complexité théorique et l’utilisation de l’arabe littéraire la rendaient inaccessible à la grande majorité du peuple. Il y avait aussi du medh, c’est- à dire des chants de louange de nature religieuse et spirituelle. Ces genres musicaux semblaient soit trop hermétiques, soit trop solennels, dépourvus du rythme et de la cadence qui auraient pu évoquer les expériences communes et le vécu profond du peuple », explique Lamine.
Au fil du temps, les cheikhs (des maîtres musicaux) et leurs disciples ont osé innover et ont révolutionné le paysage musical algérien. Celui qui a bouleversé le cours de l’histoire de la musique du pays est indéniablement El Hadj M’Hamed El Anka, ajoute le musicien.
El Anka, né en 1907, est une figure incontournable de la musique algérienne. Cet alchimiste du son a puisé son inspiration dans les courants artistiques qui irriguent la vie musicale algérienne, s’imprégnant des chants de louange en tamazight, de l’Achewiq Kabyle et des mélodies envoûtantes du malouf constantinois. « Il a même innové sur le plan de l’orchestration classique, transformant la guitare en mandoline, échangeant le oud (luth) contre le banjo-guitare et substituant le violon alto au kamanja (violon arabe) », s’émerveille notre interlocuteur.
« L’histoire du chaâbi est une chaîne, une continuité. Elle se transmet de cheikh en cheikh, de maître en maître », ajoute Lamine en formant avec ses doigts un anneau, symbole de cette transmission. De fait, on apprend sans partition ; et tout repose sur la transmission orale. « Tout se transmet à l’oreille, tout se conserve dans la mémoire. Le chaâbi est vivant. Ça vit en nous. La mémoire joue un rôle essentiel, à la fois sur le plan historique et sur le plan technique musical », précise Ali avec émotion.
Ce fil invisible, qui tisse l’histoire du chaâbi, se retrouve jusqu’à Montréal. Alors que Redouane dirige l’orchestre d’une main experte, Lamine partage ce qui suit avec fierté : « Notre directeur artistique, Redouane, est un véritable prodige de la musique algérienne. Il s’est joint à l’Orchestre symphonique algérien à l’âge de six ans, démontrant très tôt son talent exceptionnel. » Lamine ajoute ensuite : « Redouane est le seul à avoir une formation formelle en musique. Il a été formé par Abdeslam Darouache, un disciple direct de l’illustre Hadj El Anka lui-même ! » L’heure de la pause arrive ; les musiciens s’échappent brièvement pour étirer leurs jambes fatiguées et savourer un thé à la menthe et de délicieux gâteaux algériens qui fondent dans la bouche.
Ali, Sofiane et Redouane témoignent de l’humilité de Lamine et louent son rôle essentiel de gardien de l’histoire du chaâbi. « Il est une référence incontestée du chaâbi, ici comme en Algérie. Il incarne une mémoire vivante », déclare Ali. Dans un art où les mots ne sont pas figés sur le papier, Lamine s’applique en effet avec une précision et une passion déconcertantes à authentifier les paroles et à donner vie à cette musique intemporelle.
L’humilité est une vertu profondément ancrée au sein de cette fraternité musicale. Ici, nul ne vante ses propres mérites, mais chacun est prêt à louer abondamment ceux de ses camarades.
« [L’exil], c’était juste une chanson, maintenant c’est ma vie »
C’est à l’École Ladjrafi Musique d’Algérie et Arts (ELMAA), située à Montréal dans le quartier Saint-Léonard, que nous retrouvons pour la deuxième fois des membres de l’OCM.
Nous pénétrons dans une pièce aux murs ornés de zellige, un ensemble de mosaïque ornementale maghrébine méticuleusement réalisé. Un tapis oriental déploie ses couleurs sous des lanternes aux arabesques dorées. Deux tableaux suspendus représentent une fantasia, une tradition équestre maghrébine.
Mohamed Zikara, un jeune homme de 33 ans, saisit sa guitare-mandole pour nous offrir un istikhbar, une improvisation musicale. « J’ai franchi tes portes sans plan, simplement pour te voir, ou voir celui qui te voyait autrefois. La passion m’a désaltéré d’un verre d’amour pur. Que cette même passion puisse étancher ta soif. »*
Redouane, Sofiane, Mohamed et Ali discutent autour d’une table garnie de griwech au miel, une pâtisserie traditionnelle. Ces quatre hommes ont emprunté un chemin migratoire différent, mais une expérience de l’immigration les unit : celle de l’exil.
Dès l’adolescence, Ali s’est senti attiré par la musique algérienne. « C’est ce sentiment d’exil (…) qui m’a poussé a renoué des liens avec ma communauté. Je me retrouve 15 ans après, sur scène, aux côtés de grands musiciens devenus mes amis », s’émeut-il.
Mohamed enchaîne : « Je suis tombé sur la vidéo de l’Orchestre de Chaâbi par hasard. Je me suis dit que je devais tout faire pour me joindre à cette équipe, dit-il avec un rire joyeux. En fait, c’est l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai déménagé de Gatineau à Montréal. »
Le Montréalais de fraîche date poursuit : « Pour moi, la différence entre jouer du chaâbi à Montréal et à Alger, c’est que maintenant je vis les paroles. Le chaâbi aborde souvent le thème de l’exil, mais avant, je chantais sans vraiment comprendre ce mal du pays. Maintenant, nous ressentons réellement les paroles, nous les comprenons. Nous sommes portés par ce sentiment de nostalgie, car nous sommes très loin de notre pays, et cette distance ne fait que s’accentuer avec le temps. »
Sofiane renchérit : « Je me rappelle quand j’étais jeune, je chantais “Ya rayah” (O toi qui pars) sans vraiment m’attarder sur sa profondeur. Nous disions entre nous que c’était une chanson pour les émigrés. Mais maintenant, nous sommes dans le bain, nous sommes les rayah, ceux qui sont partis. Avant, c’était juste une chanson, mais maintenant, c’est de ma propre vie dont il est question. »
« Quand nous partageons ces musiques-là avec le public et que, par milliers, les spectateurs chantent le refrain avec nous, c’est le sentiment de saudade [qui s’exprime], le blues, le spleen, ce sentiment indescriptible qui touche toute âme sensible », raconte Alilou.
Pour Redouane, la scène permet de se ressourcer. Son ami Sofiane l’appelle même une forme de thérapie. « Au lieu de consulter, nous prenons nos instruments et chantons. Que ce soit entre amis, au sein de l’orchestre ou devant un public, ce sentiment est puissant et libérateur. »
En exil, dans cette situation où l’on se retrouve entre deux mondes, la musique devient un langage universel. Elle transcende les frontières et apaise les tourments. Elle offre un refuge, une expression de soi et une connexion avec les autres.
« Ya Rayah »
Le 22 juin 2023, les Jardins Gamelin se transforment en capsule historique. Sur cette piste de danse, le temps semble suspendu, et l’énergie contagieuse du chaâbi emporte tous les spectateurs dans une transe joyeuse. Les visages s’illuminent, les sourires s’élargissent, l’atmosphère devient électrique. La virtuosité des musiciens s’exprime dans chaque note.
La musique s’intensifie, le public se laisse emporter par la cadence envoûtante. Les gestes gracieux et les pas rythmés s’entremêlent. Les regards se croisent, des mains se tendent pour inviter de nouveaux partenaires à se joindre à la danse. Les youyous, cris de joie et d’excitation, résonnent dans l’air, ajoutant une touche d’euphorie et de célébration.
Rachid, un Algérien de 42 ans, ne cesse de danser. Peu importe la chanson, il connaît toutes les paroles. « On est là aujourd’hui parce que l’OCM nous fait vibrer à chaque spectacle. Il rassemble la communauté, il montre notre belle culture à ce beau pays du Canada », déclare-t-il avec enthousiasme. Installé ici depuis une dizaine d’années, ce citoyen canadien observe son entourage et ajoute : « On se sent vraiment dans notre houma, dans notre quartier ; on se sent à Alger, malgré les milliers de kilomètres. Il y avait un homme âgé avec qui je dansais ; il était vêtu d’un habit typiquement algérois appelé bleu shanghai. Cela fait du bien à l’âme. »
Les générations se mélangent. Les grands-parents, les parents et les proches guident les enfants à travers les danses, les langues et les sensations. Ici, aux Jardins Gamelin, la piste de danse devient un espace d’échanges culturels entre les communautés algérienne, maghrébines et québécoise.
« En regardant la foule, je me rends compte que ce n’est pas seulement les Maghrébins qui en profitent. Il y a tant d’autres personnes qui apprécient cette musique. Cela me rend fier de voir qu’elle résonne à des kilomètres de son berceau », s’exclame Remy. Ayant grandi au Québec, il trouve que le travail bénévole de l’OCM est nécessaire. « Je suis vraiment heureux de voir autant d’enfants, de jeunes, qui soutiennent l’orchestre et qui contribuent à l’accomplissement de sa mission », ajoute le jeune.
Mohamed Zikara, héritier spirituel du légendaire chanteur El Hachemi Guerouabi, rend avec intensité toute l’émotion et la nostalgie de la chanson Allo Allo – Wahdani Gharib (Allo Allo – Solitaire étranger). Originaire de Belcourt, un quartier d’Alger, Mohamed évoque le mal du pays. Sa voix se teinte de saudade. Il parle de l’absence de son quartier bien-aimé. « Ton manque est trop pour moi / De Belcourt, grande est la valeur / où j’y ai laissé l’odeur de mes parents / et mes proches et voisins / Mes proches et mon peuple et mes voisins. »1 Devant lui, les spectateurs chantent « Djazaïr zinet el bouldan » (L’Algérie le plus beau des pays) à chaque refrain.
Puis, des notes de derbouka résonnent et annoncent le début de la fameuse chanson Ya Rayah. Si, auparavant, des spectateurs ont résisté à la danse, maintenant ils sont tous rassemblés ; la piste est bondée. L’excitation grandit alors que les premières paroles résonnent : « Ô toi qui pars, où que tu voyages, tu pars, tu te fatigues et tu finiras par revenir. »
Le public, ému, chante la chanson à l’unisson. Les voix se mêlent dans un chœur puissant, tandis que des cris de joie, des youyous, se font entendre tout autour. Les pas de danse se font plus lents et chargés d’émotion. Les bras s’accrochent, les visages se cachent, des larmes coulent.
Ya Rayah évoque le déchirement de l’exil, la nostalgie de la terre natale et l’espoir du retour. Les paroles résonnent dans le cœur de chacun, rappellent les souvenirs, les espoirs et les rêves laissés derrière.
Khadija, elle, a quitté Bejaïa pour le Canada il y a à peine un an. « Après ma journée de travail, je suis venue directement ici avec mes deux filles. Je ressens une nostalgie intense pour mon pays qui me manque énormément. Même si je ne connais personne ici, dans cette foule, je me sens comme en famille. » Pour elle aussi, la transmission de la culture algérienne à ses enfants est primordiale. « Je ne veux pas qu’elles perdent leur culture. C’est pourquoi je continuerai à les amener à ce genre d’événement », déclare fièrement cette néo-Québécoise.
L’OCM a créé une communion musicale, où chaque refrain est tout à la fois une prière, un plaidoyer et une partie de plaisir. Ici, c’est Montréal qui résonne. Le concert touche à sa fin, et la foule d’environ 3 000 personnes se disperse. Une chose est certaine avec l’Orchestre Chaâbi de Montréal : « Ô toi qui pars, où que tu voyages, tu pars, tu te fatigues et tu finiras par revenir. »
1 La traduction, non littérale, colle davantage à la signification des paroles.